• Aucun résultat trouvé

Une focale sur le refus de soin et la contrainte pour appréhender la question de la capacité d’autonomie des patients atteints de la maladie d’Alzheimer

Chapitre III : Focales spécifiques visant à travailler la problématique

C) Une focale sur le refus de soin et la contrainte pour appréhender la question de la capacité d’autonomie des patients atteints de la maladie d’Alzheimer

Dans ce contexte, l’émergence d’une potentielle autonomie décisionnelle des patients n’est amenée à se manifester que parce ceux-ci sont «  convoqués  » (Foucault, 44 1981-1984), convoqués par autrui, à savoir les soignants, engagés dans une mission qui se caractérise premièrement par la perspective de bienfaisance médicale. Pour le dire autrement, ce n’est que parce que l’autonomie des patients est contrainte par l’application des soins qu’ils n’ont pas choisi qu’elle tend à s’exprimer. C’est donc dans un sens essentiellement négatif que se pose la question de la capacité d’autonomie : elle est davantage une réaction qu’une décision active. Ainsi, l’autonomie ne peut éventuellement se déployer qu’une fois les soins déjà initiés : dans un premier temps, la personne n’est pas associée à l’élaboration du projet de soin, ce projet s’impose à elle en raison de son état de décompensation qui nécessite une intervention médicale.

Lorsqu’une personne présentant des troubles cognitifs liés à la maladie d’Alzheimer est hospitalisée, a fortiori lorsque vient se greffer à cette dernière une pathologie connexe qui augmente les troubles en question, la capacité d’autonomie est d’entrée de jeu remise en cause. La situation dans laquelle se trouve le patient fait de facto peser sur ce dernier une présomption d’incapacité à pouvoir être considéré comme un sujet capable d’autonomie. Il y a présomption d’incompétence dès lors que le patient n’épouse pas la logique véhiculée par la prise en charge qui lui est proposée, car celle-ci apparaît comme évidente

Ce phénomène renvoie à l’idée foucaldienne qui consiste à penser que c'est par l'interpellation

44

d'autrui qu'émerge un sujet réflexif. Je ne rends compte de moi que parce que l'autre me convoque.

et rationnelle pour les soignants en raison de l’état du patient ; s’y opposer est bien souvent considéré comme la preuve même de l’altération de la capacité d’autonomie.

Cependant, ce refus peut tout aussi bien être le signe de la manifestation de la volonté, c’est-à-dire l’indication de quelque chose qui compte pour la personne, qui lui importe (mais affaiblie dans son expression par la maladie) que celui d’une faiblesse de la volonté (signe de la maladie même, manifestation des troubles cognitifs, altération de la volonté).

Ce dernier point constitue un enjeu majeur pour les soignants, sur lequel nous reviendrons: le refus est-il l’expression d’un choix de la personne ou davantage le signe de la maladie? La seconde question qui surgit automatiquement est celle de savoir, dans le cas où ce refus est considéré comme l’expression de la volonté de la personne, si ce choix est effectivement en accord avec ce qui pourrait faire sens pour la personne dans une perspective qui dépasse ce que l’on pourrait appeler une simple inclination du

moment. Enfin, il s’agit ensuite pour les soignants de trancher entre le respect d’une

volonté exprimée et la préservation de ce qu’ils considèrent être le meilleur intérêt de la personne. Dans cette seconde perspective, la contrainte peut alors être mobilisée, pour le Bien de la personne, mais un Bien qu’elle n’a pas elle-même déterminé, et qui renvoie à une attitude paternaliste de bienfaisance médicale.

Pour que le refus puisse être considéré comme le signe d’une manifestation de la volonté, on considère le plus souvent que la personne doit faire preuve d’autonomie en justifiant de manière rationnelle sa position de refus, à défaut celle-ci sera discréditée. Toutefois, comme nous l’avons vu, l’une des principales difficultés que rencontrent les personnes atteintes de troubles cognitifs réside dans la capacité à élaborer un discours rationnel, sans pour autant que les troubles affectent la capacité à être porteur de valeurs ou de choix qui correspondent à ce qui fait sens pour la personne dans sa singularité. C’est donc l’insertion des valeurs personnelles dans un discours rationnel qui fait d’abord défaut et non la capacité à poser des choix pour soi-même concernant certaines décisions. Toutefois, cette frontière est fine et délicate, y compris pour les professionnels de santé amenés à évaluer la capacité d’autonomie décisionnelle des patients. Ceci est intéressant, car l’on mesure généralement dans ce type de cas de figure le poids des représentations sociales liées à la notion d’autonomie : est considérée comme autonome une personne ayant la capacité de démontrer rationnellement sa capacité d’autonomie, y compris en contexte médical.

Nous verrons que l’autonomie d’une personne éprouvant des difficultés communicationnelles peut être respectée, mais à condition qu’un certain nombre de présupposés soient déconstruits pour laisser place à une autre compréhension de l’autonomie que celle basée sur la capacité d’argumentation rationnelle. C’est l’hypothèse que je vous ai présentée dans ce chapitre. Notons d’ores et déjà ici que cette autre compréhension de l’autonomie passe par un jeu relationnel dans lequel la sensibilité - tant celle des soignants que celle des patients - est largement sollicitée. En effet, le patient, pour pouvoir transmettre ce qui lui importe doit également mobiliser - voire développer - des compétences particulières pour percevoir les modes de fonctionnements et les différentes sensibilités de chaque soignant amené à s’occuper de lui. C’est de cette manière qu’il pourra privilégier certaines relations au travers desquelles il optimisera ses chances de se faire comprendre, ou du moins d’être respecté de manière plus ajustée au regard de ce qui fait sens à ses yeux. Dans cette perspective, nous verrons également que la sympathie, la connivence et l’affinité, sont des outils stratégiques clés, mobilisés aussi bien par les patients que par les soignants.

Ainsi, étant donné qu’il n’y a généralement pas de demande qui émane directement du patient, il s’agit de le confronter aux soins qui lui sont proposés pour qu’il puisse exprimer par son attitude son autonomie en fonction de ceux-ci. On ne consent pas de manière abstraite et générale, mais toujours en fonction d’un acte déterminé et situé. Le patient ne pouvant en effet consentir aux soins a priori, notamment en raison du fait que les personnes atteintes de la maladie d’Alzeimer « perdent assez vite la capacité à raisonner sur leurs fins » (Gzil, 2007, p 250). En effet, le consentement effectif du patient ne peut se faire uniquement que lorsque l’action est déjà engagée, lorsqu’il a la possibilité d’envisager concrètement les soins pour lesquels il lui est demandé de marquer son accord ou son désaccord.

Cependant, le fait d’initier des soins sans ou contre la volonté de la personne constitue dans une certaine mesure une contrainte, ou tout du moins pose-t-elle une difficulté éthique. Le recours à la contrainte - qui se fait idéalement dans une visée de bienfaisance médicale pour prodiguer les soins jugés nécessaires lorsque la personne est considérée comme incompétente ou affaiblie dans son autonomie décisionnelle - constitue le lieu où peut potentiellement s’exprimer l’autonomie du patient. En effet, ce n’est qu’une fois les soins initiés, que le patient va pouvoir montrer par son attitude s’il est plutôt « opposant »,

«  coopérant  » ou bien «  démissionnaire  ». Ainsi, c’est en situation de contrainte que peuvent se dessiner les contours de ce qu’accepte ou refuse le patient, et dans ce contexte, que ce refus sera pris ou non en considération par les soignants. De ce point de vue, c’est en situation de contrainte que se fait et se défait la qualité de capacité d’autonomie : soit le refus est pris en considération et du même coup la personne respectée dans ce qui est considéré comme étant la manifestation de sa volonté, soit les soignants passent outre ce refus, et l’autonomie de la personne est localement disqualifiée.

C’est donc parce qu’il est le lieu où l’autonomie des patients peut potentiellement s’exprimer, être respectée ou déniée que je travaillerai la situation de contrainte. Et c’est parce que ce sont essentiellement eux, sur le terrain, qui sont amenés à mobiliser la contrainte ou susceptibles de l’éviter que je m’intéresserai aux « soignants de proximité », à savoir les infirmiers et les aides-soignants.

Notons également dès à présent que la contrainte, bien qu’a priori antagoniste à l’idée même du respect de l’autonomie, peut dans certains cas constituer une manière de respecter la capacité d’autonomie de la personne, ce qui peut intuitivement sembler paradoxal. En effet, du fait de leurs troubles cognitifs, les patients « perdent assez vite la capacité à raisonner sur leurs fins, à déduire les moyens nécessaires pour parvenir à leurs buts, et la faculté de planifier et de maintenir la séquence d’actions nécessaire pour parvenir à leurs fins  » (Gzil, 2007, p. 350). Pour cette raison, nous dit Jaworska, on ne peut pas en conclure que la maladie d’Alzheimer affecte immédiatement la capacité pour l’autonomie, car les patients conservent assez longtemps la capacité à valoriser des choses et ils peuvent – avec l’aide d’autrui – continuer à mener une vie conforme à leurs valeurs (Jaworska, 1999). La contrainte peut donc aller contre un «  intérêt immédiat  » (Dworkin) d’un patient tout en permettant de respecter un «  intérêt critique » (Dworkin), c’est-à-dire en respectant la capacité d’autonomie de la personne en tant qu’individu porteur de valeurs (Jaworska) qui lui sont propres et en dépassant un refus somme toute local.

« Pour véritablement respecter l’autonomie dans la maladie d’Alzheimer, il faut dans une certaine mesure renforcer l’autonomie. Il faut aider la personne qui n’est plus capable de le faire par elle-même à mener sa vie conformément aux valeurs qui lui restent, dans la mesure où c’est possible. Cela suppose de se représenter comment ces valeurs pourraient être traduites dans une réalité que la personne ne comprend plus tout à fait,

cela suppose également de l’aider à implémenter ces solutions en pratique (...). Parfois, renforcer l’autonomie de la personne de cette façon implique d’aller contre ses choix explicites (...). Les aidants doivent apprendre à prêter davantage attention aux valeurs de la personne qu’à ses demandes concrètes, qui sont peut-être mal informées. Pour cette raison, et quels que soient les détails du cas, aussi longtemps qu’un patient est capable de valoriser certaines choses, on n’a pas le droit – au nom du respect de l’autonomie – de négliger ses intérêts immédiats » (Jaworska, 1999, p. 128-129).45

Pour illustrer cette idée, Jaworska, dans un article intitulé «  Respecting the margins of agency : Alzheimer's patients and the capacity to value  » (1999), s’appuie sur l’exemple d’une situation impliquant une dame d’un certain âge - qu’elle a nommée Mme Rogoff - atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis quelques années. Tout au long de sa vie, Mme Rogoff a accordé une importance particulière à son apparence, elle a toujours été très soignée et attentive à l'image qu’elle donnait d’elle-même. Aujourd’hui, elle passerait volontiers ses journées en pyjama et oppose beaucoup de résistance lorsque les personnes qui s’occupent d’elle essaient de lui faire sa toilette. Ainsi, pour respecter son autonomie, faut-il se rapporter aux préférences qui étaient les siennes alors qu'elle était encore compétente (c'est-à-dire lui faire sa toilette et l’habiller), ou faut-il tenir compte du fait que sa situation a changé et qu'elle est devenue hydrophobe  ? Les personnes qui entourent Mme Rogoff savent que celle-ci accordait beaucoup d’importance à la visite hebdomadaire de ses petits-enfants. Cependant, si Mme Rogoff est trop négligée lorsque ses petits-enfants viennent la voir, ceux-ci risquent à l’avenir de lui rendre visite moins souvent. «  Le conflit ici n'est pas tant entre  rationalité et émotions, mais entre les préférences qui expriment de simples désirs et les préférences qui sont adossées à des valeurs. Respecter l'autonomie de Mme Rogoff, ce n'est pas suivre aveuglément ses émotions. Cela suppose d'apprendre à distinguer entre les émotions qui renvoient à de simples désirs et les émotions qui indiquent d'authentiques valeurs » (Fabrice Gzil, 2006, § 24). Ainsi, la perspective adoptée par Jaworska - et soutenue par Gzil (Gzil 2007) - justifie dans une certaine mesure - concernant le cas qui nous implique - le recours à la contrainte - c’est-à-dire obliger Mme Rogoff à se doucher malgré son refus -, en allant contre son inclination du moment en vue de «  préserver ce qui importe  » (Le Galès, Bungener, 2015) pour Mme Rogoff, et par là même respecter son autonomie, c’est-à-dire

Traduction libre.

ses « intérêts critiques » (Dworkin). Je reviendrai sur cette position et la discuterai plus loin dans le texte, lors du deuxième chapitre de la deuxième partie de ce travail.

Conclusion de la partie I

Je me suis attaché dans cette première partie à contextualiser le problème qui nous occupera tout au long de ce travail. J’ai exposé les différentes lignes d’explication qui éclairent traditionnellement l’émergence de la doctrine d’autonomie dans le secteur de la santé. J’ai ensuite mis en avant les diverses critiques philosophiques dont ce principe a fait l’objet, pour me concentrer par après sur les difficultés qu’il soulève dans le cadre de la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, en insistant sur le problème de l’évaluation de la capacité d’autonomie décisionnelle des patients. J’ai souligné à ce sujet les limites que comportent les approches traditionnelles dites «  cognitivistes  » et expliqué pourquoi les soignants de proximité jouent un rôle tout particuliers dans le cadre de l’évaluation et du respect de la capacité d’autonomie décisionnelle des patients. Enfin, j’ai précisé les raisons pour lesquelles j’accorderai, en vue de travailler la question de la capacité d’autonomie des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, une attention toute particulière aux refus de soin et à la contrainte lors de l’enquête de terrain.

Il s’agit désormais d’envisager les différentes réponses actuelles qui sont apportées à la problématique qui nous occupe dans ce travail : d’une part celles proposées par le droit, et d’autre part celles avancées par les principaux philosophes contemporains qui se sont consacrés à la question du problème du respect de l’autonomie des patients atteints de la maladie d’Alzheimer.


PARTIE II : Réponses juridiques et philosophiques actuelles relatives à la