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Chapitre II : Sources philosophiques contemporaines

B) Ronald Dworkin

Ce philosophe se pose la question de savoir jusqu’à quel niveau d’affection la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer reste capable d’autonomie. Pour Dworkin, l’autonomie d’une personne consiste en la capacité qu’elle a d’exprimer son propre caractère (ses valeurs, ses engagements et ses conviction) dans sa vie.

Dans la perspective de ce philosophe, le respect de l’autonomie d’une personne capable suppose de la laisser vivre comme elle l’entend, quand bien même son comportement irait à l’encontre de son meilleur intérêt (comme peuvent le faire par exemple les fumeurs, ou encore les témoins de Jéhovah, en refusant une transfusion sanguine, etc.). Ainsi, nous dit Dworkin, la question de l’autonomie du sujet doit être considérée indépendamment de celle de son meilleur intérêt (Dworkin, 1993) ; en effet, une personne autonome peut agir de manière contraire à ses propres intérêts, et autrui n’a aucune légitimité pour l’en empêcher.

«  On admet généralement que les citoyens adultes dont la compétence est normale ont un droit à l’autonomie, c’est-à-dire un droit de prendre d’importantes décisions qui définissent leur propre vie pour eux-mêmes. Les adultes compétents sont libres de faire de mauvais investissements si personne ne les trompe ou ne leur cache des informations (...) » (Dworkin, 1993, p. 222).

Selon Dworkin, les individus possèdent à la fois des «  intérêts immédiats  » (également qualifiés d’expérientiels) et des «  intérêts critiques  » (Dworkin, 1993). Les «  intérêts immédiats » concernent l’expérience présente que font les individus : sensation de joie, de plaisir, de satisfaction ; l’absence de souffrance, etc. Ils renvoient à l’immédiateté de l’expérience mais ne comportent pas en eux-mêmes de valeur intrinsèque. Ils sont de plus, nous dit le philosophe français Fabrice Gzil - qui s’est intéressé aux travaux de Dworkin - « hautement idiosyncrasiques, car ce qui procure du plaisir à une personne lui est propre » (Gzil, 2007, p 332).

Les « intérêts critiques » quant à eux correspondent aux valeurs, aux engagements et aux convictions qui apparaissent fondamentaux à celui qui les poursuit : comme par exemple l’altruisme, ou l’importance accordée à la famille, ou à la religion, ou encore à l’écologie, etc. L’importance accordée à ces «  intérêts critiques  » se fait généralement indépendamment du type d’expérience qui résulte du fait de mener à bien ces intérêts. La poursuite de tels «  intérêts critiques  » justifie généralement l’effort ou le déplaisir qu’ils

nécessitent pour espérer se voir réaliser. Par exemple, le dur labeur quotidien d’une femme ou d’un homme qui travaille en vue de pouvoir assurer le confort de sa famille implique bien souvent qu’elle / il aille contre certains de ses « intérêts immédiats » en vue de rendre possible la réalisation d’intérêts qu’elle / il considère comme « supérieurs ». Un autre exemple pourrait consister en celui d’un jeune pianiste qui, pour réaliser son ambition de devenir un jour un grand musicien («  intérêts critiques  »), doit parfois faire certaines concessions, comme réviser ses gammes, ce qui peut aller contre certains de ses « intérêts immédiats ». Pour Dworkin, un choix est autonome lorsque la personne qui l’effectue est capable de considérer ses intérêts immédiats à l’aune de ses «  intérêts critiques  » : «  En exerçant cette capacité, les personnes définissent leur propre nature, donnent une signification et une cohérence à leur vie et assument la responsabilité de la personne particulière qu’ils sont » (Dworkin, 1988, p. 20). Selon Dworkin, pour avoir des «  intérêts critiques  », il faut que la personne puisse «  concevoir sa vie dans son ensemble  », qu’elle réalise ses choix en fonction de son «  genre de vie  », de ce qui la caractérise.

Ainsi, pour Dworkin, l’autonomie réside dans le fait pour une personne de poursuivre ses « intérêts critiques », ceux auxquels elle accorde de la valeur. Pour autant, Dworkin insiste sur le fait que cette conception de l’autonomie n’implique pas nécessairement que les individus aient des valeurs consistantes, que les choix qu’ils opèrent soient toujours cohérents ou réfléchis ; bien qu’il considère que l’autonomie n’est pleinement actualisée que lorsque les individus mènent une vie cohérente et conforme à leurs valeurs.

Toutefois, en ce qui concerne les individus dont les capacités cognitives sont affectées, Dworkin considère que l’importance à accorder au respect de leur autonomie dépend bien - dans ce cas de figure - du degré de cohérence, de réflexivité et de stabilité que présente la personne :

« Lorsque les choix d’un individu avec une démence modérée sont relativement stables, relativement cohérents avec le caractère général de sa vie antérieure, et qu’ils ne sont pas plus inconsistants ou contradictoires que ne le sont les choix des personnes entièrement compétentes, cet individu peut encore être regardé comme en charge de sa vie et il a un droit à l’autonomie pour cette raison. Mais si ses choix et ses préférences – fussent-ils fermement exprimés – se contredisent systématiquement ou aléatoirement, s’ils ne reflètent plus une conscience de soi cohérente ni des buts discernables même à court

terme, alors cet individu a vraisemblablement perdu la capacité que (le droit à) l’autonomie a pour fin de protéger » (Dworkin, 1993, p. 225-226). Selon Dworkin :

« Cela ne rimerait à rien de continuer à lui reconnaître un droit à l’autonomie. Il n’a pas le droit que l’on respecte ses choix concernant son aidant (ou l’usage de ses biens, ou ses traitements médicaux, ou son maintien à domicile) au nom de l’autonomie. Il conserve le droit à la bienfaisance, que les décisions concernant ces questions soient prises dans son intérêt , et ses préférences peuvent, pour différentes raisons, être importantes quand on décide ce qui est dans son meilleur intérêt. Mais il n’a plus le droit de faire par lui-même, comme le font les personnes compétentes, des choix contradictoires avec ses intérêts (...). (...) cela peut sembler dur, mais ce n’est pas faire preuve de bonté que de permettre à une personne de prendre des décisions contre son propre intérêt dans le but de protéger une capacité qu’elle n’a pas et ne peut pas avoir » (Dworkin, 1993, p. 225-226).

Ainsi, selon la position défendue par Dworkin, il apparaît que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, pour être respectées dans leur autonomie, doivent, contrairement aux personnes considérées comme capables, « faire preuve » de cohérence ; si ce n’est pas le cas, il est légitime, selon ce philosophe, de les priver de leur droit à l’autonomie. L’incohérence - fluctuante - que peuvent présenter les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer implique pour Dworkin qu’elles ne sont plus capables d’autonomie décisionnelle.

Pour autant, Dworkin ne considère pas - lorsque la capacité d’autonomie de la personne est fragilisée - que ce serait en priorité à autrui (les proches, les soignants) de décider pour le principal intéressé de son meilleur intérêt. Il privilégie, dans le cas où la personne n’est plus en mesure d’élaborer une demande cohérente et consistante en raison de ses troubles cognitifs, de se référer à son autonomie antérieure. Respecter l’autonomie de la personne consiste dans ce cas non pas à agir en fonction de ses souhaits ou refus actuels, mais en se référant aux consignes laissées par la personne lorsqu’elle était encore capable ; c’est-à-dire de prendre les décisions en fonction du «  genre de vie » (Dworkin, 1993) conforme aux « intérêts critiques » qui caractérisaient la personne avant son entrée en maladie.

Ainsi, Dworkin privilégie le recours au dispositif des directives/déclarations anticipées pour respecter l’autonomie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. En effet, pour ce

philosophe, si la personne a consigné par écrit ses volontés, les choix antérieurs de la personne doivent être respectés, quand bien même ils s’opposent aux souhaits actuellement exprimés par le patient ou à la manière dont son entourage - professionnel ou familial - conçoit son meilleur intérêt. Si la personne a par exemple demandé que l’on ne traite pas les pathologies qui pourraient survenir si elle devenait démente, il s’agit de respecter ses volontés, même si cela s’avère difficile pour les proches ou les soignants. Il considère qu’une décision préalablement exprimée par l’individu reste valable tant que cet individu n’a pas reformulé une nouvelle décision de manière cohérente, rationnelle et répétée.

Bien entendu nous dit Dworkin, l’on peut avoir de très bonnes raisons de répondre favorablement à certains choix actuels (intérêts immédiats) exprimés par la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer ; mais si la cohérence de cette dernière fait défaut, que ses souhaits contredisent ses choix formellement exprimés par le passé, alors Dworkin considère que l’on bafoue plus que l’on ne respecte l’autonomie de la personne. Dworkin reconnaît que dans la pratique, le respect des souhaits actuels de la personne est privilégié. Mais il souligne que, dès lors, l’on ne peut prétendre agir dans l’intérêt du patient ou dire que l’on respecte son autonomie ; il s’agit selon lui d’une attitude qui renvoie davantage à de la compassion ou à un geste d’humanité (Dworkin, 1993).

Pour Dworkin, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer deviennent rapidement « dans l’ignorance de leur soi, pas comme les amnésiques, pas seulement parce qu’ils ne sont plus en mesure de reconvoquer leur passé, mais plus fondamentalement parce qu’ils n’ont plus la notion de leur vie dans son ensemble, d’un passé lié à un futur, qui pourrait faire l’objet d’une évaluation ou d’un intérêt dans son ensemble. Ils ne peuvent plus avoir le genre de projets ou de buts qui sont nécessaires pour mener une vie critique. Par conséquent, ils n’ont plus d’opinion contemporaine sur leurs intérêts critiques » (Dworkin, 1993, p.230).

Dans la perspective de Dworkin, respecter l’autonomie de la personne dont les capacités sont affectées, c’est respecter ses « intérêts critiques ». Selon lui, à un certain stade (dès le stade modéré), lorsque la cohérence fait défaut, l’on ne respecte pas le principe d’autonomie en répondant favorablement aux demandes actuelles des patients.

Par ailleurs, pour Dworkin, lorsque l’on agit dans une perspective de bienfaisance médicale, l’on ne peut se prévaloir d’agir au nom du meilleur intérêt du patient, car ce meilleur intérêt ne peut être confirmé de manière rationnelle par la personne elle-même. Ainsi, si la personne n’a pas laissé de directives/déclarations anticipées, les décisions qui sont prises à son sujet doivent davantage être comprises comme relevant de la compassion ou de l’humanité des personnes qui le prennent en charge, que comme l’intérêt du patient lui-même, quand bien même ces décisions s’efforcent d’inclure la volonté présumée du patient. L’on ne peut se prévaloir du meilleur intérêt du patient sans que celui-ci ait confirmé - sous la forme d’une expression cohérente et consistante - que ce meilleur intérêt est bien le sien et qu’il correspond effectivement à ses «  intérêts critiques  ». Seul le patient capable peut déterminer ce qui relève de ses «  intérêts critiques ».

Ainsi, selon ce philosophe, les critères principaux pour un droit à l’autonomie des patients fragilisés par la maladie d’Alzheimer résident dans la cohérence de soi, la réflexivité et l’indépendance. Bien que certains s’en défendent farouchement (Gzil, 2007, p. 352), c’est bien le paradigme dominant - aussi bien en médecine qu’en philosophie - basé sur la rationalité qui sous-tend la pensée de Dworkin (Rigaux 2011, p. 109). Nous comprendrons que, dans la perspective de Dworkin, le patient atteint de la maladie d’Alzheimer doive davantage « faire preuve » de cohérence et de stabilité pour être respecté dans ses choix que les personnes en pleine capacité de leurs facultés. Par ailleurs, il considère que l’intervention d’autrui dans le processus décisionnel risque d’aliéner la teneur des « intérêts critiques » des personnes malades.

L’anthropologie du sujet qui caractérise la perspective défendue par cet auteur implique un présupposé selon lequel l’autonomie nécessite une «  stabilité des préférences dans le temps, une continuité psychologique forte comme condition et garantie d’authenticité  », selon les termes de la sociologue belge Natalie Rigaux (Rigaux, 2011, p. 109). Dworkin s’inscrit, comme nous avons pu le voir, dans une compréhension cognitiviste, individualiste et rationaliste de la capacité d’autonomie du sujet.

Dans la perspective défendue par ce philosophe, l’obstacle principal pour l’autonomie des personnes atteinte de la maladie d’Alzheimer provient de la personne elle-même : à savoir lorsque la raison du sujet devient défaillante (Rigaux, 2011). En cas d’altération des capacités cognitives de la personne, il s’agit dès lors de se tourner vers ses préférences

passées. Si celles-ci n’ont pas été explicitement formulées, l’intervention d’autrui est alors justifiée et rend légitime une approche paternaliste, mais en aucun cas l’on ne peut alors prétendre respecter l’autonomie du patient ou agir en fonction de ses propres intérêts.

Comme nous pouvons le constater, Dworkin raisonne, en ce qui concerne les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (dès le stade modéré), comme on le fait pour les personnes atteintes d’une inconscience irréversible ; bien que les premières continuent d’avoir des intérêts immédiats et restent conscientes.

Ainsi, l’approche proposée par Dworkin accorde une importance primordiale à l’évaluation objective de la capacité des patients : en effet, selon cette perspective, si le sujet n’est pas capable, par son discours ou son attitude, d’exprimer une volonté cohérente, stable et rationnelle, il ne peut prétendre être respecté dans ses volontés présentes au nom de son autonomie. Pour Dworkin, la capacité d’autonomie décisionnelle tend à se confondre avec le degré de capacité cognitive, réduisant en quelque sorte la première à la seconde.

Il apparaît que le problème lié à cette approche basée sur la cohérence et la rationalité du sujet est qu’elle exclut toutes sortes de personnes du champ de celles pouvant prétendre à l’autonomie décisionnelle, ce qui selon cette perspective restreint considérablement la portée de ce principe. Ainsi, Dworkin considère que, dès le stade modéré de la maladie d’Alzheimer, les préférences du patient sont instables, inconsistantes, et qu’il n’est dès lors plus capable d’avoir ce que Dworkin appelle des «  intérêts critiques  », ceux-ci devant, pour être valables, s’inscrire dans la durée et faire l’objet d’une élaboration cohérente, stable et rationnelle , portée par la personne elle-même.