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Chapitre I : Le principe d’autonomie

B) Principales critiques philosophiques adressées au principe d’autonomie

La grande majorité des critiques philosophiques adressée à ce principe ont pour cible l’idéal kantien de l’auto-position du sujet libre et rationnel sur lequel repose l’autonomie telle qu’elle est valorisée - de manière variable - au sein des sociétés libérales démocratiques. En effet, pour Kant, être un sujet autonome, c’est produire soi-même

librement, consciemment et rationnellement les règles que l’on observe. Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, Kant définit le concept d’autonomie comme

« la propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa propre loi » (Kant, 1993, p. 308). Selon la perspective kantienne, la raison humaine est, en son fond, liberté, c’est-à-dire

autonomie, et l’autonomie consiste en la capacité d’obéir à une loi que l’on s’est soi-même

prescrite.

« Qu’est-ce que les Lumières? Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de

Il ne s’agit pas pour moi de dissoudre le sujet dans les relations dans lesquelles il est engagés ;

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seul le sujet particulier peut en effet - à proprement parler - exprimer quelque chose pour lui- même. Cependant, bien que le choix ou l’inclination d’une personne ne puisse, si l’on parle d’autonomie, qu’émaner de la personne elle-même , il n’en demeure pas moins que 1) les personnes sont co-constituées dans leur identité par les relations qu’elles entretiennent avec autrui (voir notamment à ce sujet : Winnicott, 1975 ; Foucault 1981-1982 ; Butler 2007) ; dès lors, les choix qu’elles posent sont en grande partie déterminés par ces relations et le contexte dans lequel ces dernières se déploient ; et 2) les choix que font les personnes nécessitent la plupart du temps pour se voir concrétiser - et a fortiori en contexte de dépendance -, d’être reconnus par autrui (Honneth, 1995). Nous y reviendrons.

son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. (...) Mais pour ces Lumières il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports » (Kant, 1784, p. 43-44).

La conception atomiste et rationaliste associée à la pensée kantienne sous-tendue par le principe d’autonomie tel qu’il est valorisé aujourd’hui est dénoncée car elle semble mal s’accommoder des conditions de sa réalisation, de la contingence qui caractérise le réel et de l’interdépendance ontologique des individus entre eux (Jouan, Laugier, 2009).

Toutefois, il s’agit d’indiquer ici que c’est essentiellement l’usage qui a été fait de la pensée kantienne par certains penseurs contemporains qui est largement critiqué par les auteurs dont il sera question dans les lignes qui suivent ; et non directement la pensée de Kant elle-même. En effet, comme le soulignent Friedrich Heubel et Nikola Biller-Andorno (Heubel et Biller-Andorno, 2005), la théorie kantienne a fait l’objet d’un certain nombre de mécompréhensions et mésusages - notamment par certains bioéthiciens, mais pas uniquement - qui impliquent un détournement abusif de sa pensée. Toujours est-il que, malgré le caractère impropre de certaines de ces attributions, toute une idéologie - 22 essentiellement libérale - s’est déployée autour de sa théorie. C’est cette idéologie qui est principalement dénoncée, et non - à proprement parler - la pensée de Kant elle-même.

Parmi les critiques contemporaines, l’on compte notamment celle de Charles Taylor qui, contre l’atomisme véhiculé par le principe d’autonomie tel qu’il est majoritairement

Comme je l’ai souligné en note lors de mon introduction, l’ « idéologie libérale » (voir notamment

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Rawls, 1987 ; Nozick, 1974) est une catégorie surchargée conceptuellement. Je ne m’attacherai pas dans ce travail à décrire les multiples formes qu’est susceptible de prendre le libéralisme au sein des différents courants de philosophie politique, ni à explorer la complexité ainsi que la variabilité des rapports que peuvent entretenir les différentes sociétés avec cette « idéologie » aux applications très diverses. Je souhaite simplement ici souligner que se trouve, au fondement des théories de la justice libérales (quelles qu’elles soient), une conception atomiste et rationaliste de l’individu, au sein de laquelle l’autonomie est essentiellement associée à l’idée d’indépendance, faisant généralement fi du fait que l’identité individuelle est constituée par les interactions sociales et que « l’individu en tant qu’agent moral et politique est façonné par les relations interpersonnelles et sociales qu’il entretient avec son entourage et la société à laquelle il appartient » (Ricard, 2013, p. 140)

valorisé, soutient que les individus sont en grande partie constitués par les interdépendances dans lesquelles ils sont enchevêtrés, et leur agentivité contingente aux relations qu’ils entretiennent avec autrui (Taylor, 1998). En accord avec Taylor sur ce point, Mackenzie et Stoljar considèrent que l’autonomie du sujet correspondrait à une valeur idéale et illusoire, éminemment individualiste et en contradiction avec la réalité : « Puisque les personnes, et donc leurs caractéristiques et capacités, sont constituées et non seulement influencées par la relation qu’ils entretiennent avec les autres, les théories de l’autonomie présupposent une conception erronée du moi et doivent être rejetées » (Mackenzie, Stoljar, 2000, p. 7). John Hardwig s’inscrit dans la même optique ; et fonde également son raisonnement philosophique sur une conception relationnelle de l’identité personnelle (Hardwig, 1997).

Plus globalement, c’est l’ensemble des théories rattachées à l’éthique narrative qui sont mises au service «  d’une critique postmoderne de la raison et de la valorisation de l’expression individuelle émotive et imaginative » (Pinsart, 2008, p.114).

L’individualisme et l’indépendance au coeur de la promotion du principe d’autonomie ont également été largement critiqués par les théories du care. Ce mouvement - qui a émergé aux États-Unis dans les années 1980 à la suite des travaux de C. Gilligan et qui, depuis le début des années 2000, s’est développé en Europe, notamment en France, à travers les travaux de Laugier, Paperman et Molinier par exemple - dénonce l’idéologie libérale dominante que véhicule le principe d’autonomie, qui reviendrait à promouvoir un idéal masculin et arrogant.

D’autres, comme Judith Butler (Butler, 2007) en suivant en partie la pensée de Foucault, ont proposé une critique à la fois ontologique et épistémologique du principe d’autonomie, contestant l’idée d’un soi souverain et transparent à lui-même, et mis en avant le caractère construit du soi par des structures sociales, dialogiques et symboliques historiquement variables (Butler, 2007).

Ces différentes critiques philosophiques s’inscrivent chacune à leur manière dans un paradigme qui tend à dénoncer l’idéologie véhiculée par la logique libérale dominante associée à la pensée kantienne, qui promeut un idéal rationaliste et individualiste du sujet. En effet, comme le souligne Marlène Jouan, d’un point de vue de la philosophie morale, l’autonomie a été pensée «  sans  égard pour les exigences, les contingences et la singularité de nos relations vécues à autrui, elle n’est placée au fondement de la moralité qu’au prix de l’appauvrissement et de la dénaturation de notre vie morale ordinaire » (Jouan, 2009, p. 6). Et la philosophe Iris Murdoch de constater :

«  Nous en sommes encore à l’âge de l’homme kantien, ou l’homme-dieu kantien. (...) Aujourd’hui délogé du mince réduit métaphysique que Kant était encore disposé à lui octroyer, cet homme est toujours des nôtres, indépendant, solitaire, doté de volonté forte, rationnel, responsable, courageux ; il est le héros d’innombrables romans et traités de philosophie morale. (...) Il est aussi le citoyen idéal de l’Etat libéral, veilleur dressé contre les tyrannies » (Murdoch, 1970, p. 98).

Le principe d’autonomie - tel qu’il est majoritairement défendu par la littérature, les différents textes de loi, les recommandations éthiques et plus largement par les normes sociales incorporées - qui se caractérisent par une injonction d’autonomie (Ménoret, 23 2015), la  «  totémisation de la personnalité  » (Ehrenberg, 2009) et «  l’esprit social de l’autonomie » (Ehrenberg, 2009, p. 222) - semble constituer un idéal bien abstrait et peu opérant au regard de l’expérience vécue des individus et des pratiques dans lesquelles ils sont engagés. Dès lors, la transposition de la version civique et idéale du choix individuel au secteur des soins de santé semble peu opérante en situation et pose difficulté (Mol, 2009).

En opposition à cette transposition dénoncée par Mol, mon expérience de terrain m’a permis de constater que l’autonomie du sujet en contexte médical n’est susceptible de se déployer que dans l’épaisseur, la densité (Pharo, 1985) des relations qui la conditionnent et la constituent tout à la fois. L’autonomie du sujet ne peut, à mon sens, se concevoir sans tenir compte du contexte et des relations dans lesquelles la personne est nécessairement engagée. Ce constat est en partie conforté d’un point de vue théorique par tout un pan de la littérature critique, engagée dans une dispute autour des implications et significations que peut recouvrir le principe d’autonomie. Parmi ces différentes critiques, certaines tendent à rejeter ce principe. Je ne m’inscrirai pas dans cette perspective : en effet, malgré les querelles, controverses et impasses théoriques dans lesquelles l’autonomie du sujet est engagée, il me semble que ce principe n’en reste pas moins une norme cruciale et indispensable qu’il s’agit de préserver ; moyennant une reconstruction des fondements sur lesquels il a été pensé. En effet, il m’apparait nécessaire que cette norme soit maintenue dans le champs de la santé afin d'éviter que le patient ne soit considéré comme un simple objet de soin sur lequel les professionnels viendraient

Alain Ehrenberg parle d’une illusion naïve a pouvoir échapper à ce qu’il appelle l’ «esprit social »

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plaquer, au nom de leur expertise, leur conception de ce qui est bon ou pas pour la personne soignée. Il s’agit que la prise en charge proposée s’attache avant tout à faire sens pour la personne malade elle-même en fonction de la situation particulière dans laquelle elle se trouve. Pour autant, il me semble indispensable qu’il soit tenu compte du fait que ce sens ne peut être pensé indépendamment du contexte particuliers de vulnérabilité ainsi que des relations d’interdépendances dans lesquelles sont engagés les individus.