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Chapitre I : Le principe d’autonomie

A) Émergence du principe d’autonomie en médecine

Le choix individuel est aujourd’hui célébré comme un idéal, et ce pas uniquement dans les soins de santé, il émerge partout (Mol, 2009, Ehrenberg et al., 2005). La liste est interminable: politique, enseignement, éducation, organisation du travail, création artistique, vie de couple, etc. Il représente un idéal largement partagé, car en effet « qui aimerait être soumis aux autres » (Mol, 2009, p.15)?

Dans le secteur de la santé, «  deux lignes d’explication éclairent traditionnellement l’émergence de la doctrine d’autonomie  » (Ménoret, 2015, p.8) : l’une s’articulant autour d’une «  implicite norme d’usage  » et l’autre qui s’instruit sur un mode juridique. Les différentes positions qui suivront rendent compte de l’émergence de l’autonomie comme norme en contexte médical ; elles mobilisent une littérature plurielle renvoyant à différentes disciplines - sociologie, bioéthique, éthique médicale, etc. - dont les analyses

ne sont pas nécessairement convergentes. En effet, autour d’un même phénomène, au sein d’une même période, différents fronts peuvent entrer en résonance les uns avec les autres et participer à un même processus sans pour autant recouvrir les mêmes origines ni les mêmes motivations.

La première lecture se décline elle-même selon deux perspectives:

Tout d’abord, l’émergence de la valorisation du principe d’autonomie est vue comme un effet de l’essor des maladies chroniques (Mol, 2009 ; Ménoret, 2015 ; Baszanger, 1986), qui ont transformé le malade en «  auto-soignant  ». Claudine Herzlich et Janine Pierret considèrent que l’  «  auto-soignant  » est un malade qui a cessé d’être un soigné pour devenir un soignant : soignant de lui-même en l’occurence (Herzlich et Pierret, 1984, p. 261). «  L’  auto-soignant est celui qui «  par sa conduite, affirme son droit à tenir sur son corps malade un discours spécifique et proclame l’efficacité de la prise en charge autonome de son état  » (Herzlich et Pierret, 1984, p. 261). Cette première perspective suppose donc que les patients atteints de maladies chroniques ont progressivement vu respecter leur autonomie car ils ont été reconnus comme étant les meilleurs experts de leur propre mal, ainsi que de la façon de le prendre en charge au quotidien (Baszanger, 1986). Jay Katz, dans un ouvrage publié en 1984 et intitulé “The silent world of doctor and patient”, soulignait que cette tendance s'expliquait notamment en raison du fait que les médecins ne peuvent plus se prévaloir d'une connaissance indiscutable et indisponible au profane.

En effet, cette ligne d’explication semble avoir joué un rôle important dans le processus d’émergence du principe d’autonomie. Notons toutefois que ce phénomène permet en partie aux professionnels de santé d’instrumentaliser la capacité des patients à se soigner eux-mêmes, et dès lors d’alléger en partie la responsabilité médicale. Ce phénomène s’observe plus que jamais aujourd’hui à travers la promotion par les pouvoirs publics de la « responsabilisation » des patients (Laude, 2013).

Ensuite, dans une seconde perspective, plus critique, certains auteurs, comme D. Amstrong, indiquent que la trajectoire de cette notion montre que la prise en compte d’un supposé point de vue du patient par la médecine n’est historiquement en aucun cas le fruit d’un nouvel humanisme mais plutôt «  une technique dont la médecine a besoin pour éclairer les espaces sombres de l’esprit et des relations sociales  » (Amstrong, 1984, p. 739). Dans le même ordre d’idée, selon Arney et Bergen (Arney, Bergen, 1984), si la

médecine prend désormais en compte - ou du moins le déclare - le patient comme une

whole person - c’est-à-dire qu’il est tenu compte, dans la prise en charge d’une personne,

aussi bien de la dimension somatique que de sa subjectivité et du rapport (psychologique, social, etc.) particulier qu’il entretient avec sa propre santé et sa maladie -, ceci n’est pas le produit d’un activisme des patients qui se seraient exprimés dans ce sens mais plutôt celui d’une évolution provoquée par l’élite médicale elle-même. Ainsi le pouvoir médical devient-il, selon Arney et Bergen, «  plus prégnant tout en étant plus discret, humain et tolérant  » (Ménoret, 2015, p. 4). Pernick souligne que les médecins ont simplement observé empiriquement qu’avec le consentement des patients, les soins et les conditions de réalisation de ceux-ci se révélaient plus efficaces (Pernick, 1982).

Je suis en partie d’accord avec cette perspective ; cependant, il me semble nécessaire de la nuancer quelque peu : respecter l’autonomie des patients n’est pas automatiquement le signe d’une plus grande efficacité de la prise en charge médicale, elle peut en effet parfois largement la compliquer. Dès lors, bien que je considère que le respect du point de vue du patient puisse en effet faciliter l’observance de celui-ci aux soins qui lui sont proposés, je doute quelque peu de la centralité de ce phénomène pour expliquer l’importance de l’émergence du principe du respect de l’autonomie en secteur médical. Je m’en expliquerai par la suite.

Selon cette première ligne d’explication, l’autonomie des patients a donc été mise en avant dans un souci d’efficacité de la prise en charge, c’est-à-dire dans une perspective pratique. Toutefois, bien que cette première lecture explique en partie l'émergence du principe d’autonomie, elle ne saurait à elle seule éclairer l’importance dont celui-ci fait aujourd’hui l’objet dans le secteur des soins de santé.

Ainsi, à cette première ligne d’explication, qui met en avant une «  implicite  norme d’usage  » (Ménoret, 2015), s’ajoute une seconde, plus couramment rattachée à l’émergence du principe d’autonomie, et qui s’instruit sur un mode juridique (Amiel, 2011). Cette deuxième ligne d’explication prend sa source dans le procès de Nuremberg qui a fait suite aux abominations nazies perpétrées en Europe (Hottois, 2004). «  L’autonomie caractérisée dans cette deuxième ligne est une valeur. Le moyen par lequel cette valeur va être introduite et défendue pratiquement est le principe légal de consentement éclairé car on ne peut dissocier ces deux notions dans la tentative de genèse de cette valeur dans le champ de la médecine  » (Ménoret 2015, p. 8). C’est donc suite au Procès de Nuremberg que l’autonomie (Amiel, 2011 ; Hottois, 2004), ainsi que la règle du

consentement dans le secteur de la recherche, ont été mis sous le feu des projecteurs (Ménoret 2015). Toutefois, ceci ne doit pas occulter le fait que le consentement des patients était « sollicité tacitement dans certaines procédures de traitements, bien avant la mise en oeuvre de dispositifs légaux  » (Ménoret, 2015, p. 8) : mais ceci se faisait essentiellement en raison d’une meilleure observance constatée auprès des patients et non dans une visée éthique (Pernick 1982). Un an après le procès de Nuremberg (1947) et le code qui s’en est suivi, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) a proclamé que la capacité de tout individu à consentir ou à refuser sa participation à une expérimentation scientifique est un droit humain fondamental. En 1964, la déclaration d’Helsinki produit ce qui sera considéré comme des guidelines qui « affermit le principe de consentement informé et inclut une distinction entre recherche thérapeutique et non- thérapeutique  » (Ménoret, 2015, p. 9). En 1979, le rapport Belmont (Belmont Report, 1979) - qui a été rédigé suite aux différents scandales liés à la recherche biomédicale (Tuskegee et Willowbrook) qui ont eu lieu aux Etats-Unis durant la période de l’après- guerre - réaffirme de manière explicite le devoir de respecter l’autonomie de la personne participant à une recherche biomédicale et de recueillir son consentement (Amiel, 2011, Hottois, 2004).

Le principe d’autonomie et la règle du consentement libre et éclairé qui, depuis le code de Nuremberg, visaient la recherche biomédicale sur des sujets humains, se sont vus par la suite étendus au domaine de la pratique clinique. Le principe du respect de l’autonomie dans le domaine des soins de santé est aujourd’hui considéré comme l’un des piliers fondamentaux de l’éthique médicale (Beauchamps, Childress, 2001).

Toutefois, notons ici que les discours liés à la valorisation du principe d’autonomie en médecine qui s’inscrivent dans « le mouvement de pensée “bioéthique“ n’ont pas prétendu décrire un état de fait, mais promouvoir une norme et revendiquer un régime éthique et juridique de respect et de protection pour des sujets auxquels ceux-ci étaient niés, en lien avec des épisodes historiques documentés d’expérimentation ou de soin » (Gaille, 2014, p.7). Comme l’a montré J.B. Schneewind (Schneewind, 1998), l’autonomie en tant que norme est davantage une invention qu’une explication.

Ainsi, après un parcours semé d’embûches, la systématisation de la règle du consentement - «  qui implique que les individus soient informés de la nature de l’intervention, de ses risques potentiels, des bénéfices attendus, et qu’ils puissent se

déterminer librement c’est-à-dire sans qu’aucune contrainte d’aucune sorte ne pèse sur eux » (Gzil, 2007, p. 290) - est devenu un impératif tant légal (lois belge et française de 2002 sur le droit des patients) que moral dans le secteur du soin (Lechevalier Hurard, 2015).

Cependant, l’émergence de ce principe en contexte médical ne peut être envisagée uniquement à travers les deux lignes d’explication exposées ci-dessus, dont celle liée au mouvement bioéthique, qui est généralement la plus fréquemment mise en avant. Il s’agit de tenir compte de la dynamique de démocratisation citoyenne et politique qui a vu le jour à partir de la fin des années 60 dans nos sociétés démocratiques occidentales. Le mouvement de pensée bioéthique qui s’est essentiellement développé aux États-Unis n’explique qu’en partie l’émergence du processus de valorisation de ce principe normatif d’autonomie en contexte médical, il ne « constitue que l’une de ses ramifications » (Gaille, 2014, p. 8). Notons notamment que la valorisation de ce principe a également vu le jour en France et en Belgique dans le contexte d’affaires comme celle du sang contaminé (VIH, hépatite C), qui a incité les patients à participer à la définition des politiques nationales et locales de santé.

Ainsi, il apparaît que le positionnement du patient comme principal acteur de la décision médicale est le fruit d’une histoire complexe aux sources multiples.

Le succès rencontré par le principe d’autonomie s’explique essentiellement en raison du fait qu’il contribue à «  rendre effectif le principe politique de liberté, compris comme autodétermination, principe fondateur de notre société » (Spranzi, Fournier, 2011, p. 204). Le rôle de l’autonomie dans les théories politiques étant la condition fondamentale de la démocratie : « est exigé: une traduction juridique de la revendication de participation, comme un droit à part entière du citoyen à énoncer et déterminer ce qu’il en est de sa vie, de son corps, de sa santé et de sa fin de vie. Plus exactement, la dimension éthique de la réflexion est toujours présente, mais d’une façon particulière : elle n’est pas associée au for intime ni même à la relation médecin/malade, mais a ici une dimension collective et se traduit en droit » (Gaille, 2014, p. 8).

D’autre part, la valorisation de ce principe permet de rappeler à la médecine, par son existence même, qu’elle ne s’occupe pas uniquement d’un corps à restaurer mais d’un sujet à respecter dans sa subjectivité (Ménoret, 2015). En tant que valeur normative et

prescriptive, la mise en avant de ce principe a permis de contre-balancer le paternalisme médical et participe à la promotion de l’instauration d’une « démocratie sanitaire » , celle-20 ci étant construite autour de «  l’impératif du respect des préférences d’un patient conçu comme acteur à part entière de sa propre santé et sur lequel les intervenants n’ont pas à plaquer, au nom de leur expertise, leur conception de ce qui est bon ou pas » (Lechevalier Hurard et al., 2017, p 13). Il constitue à ce titre un idéal largement partagé et souhaitable (Mol, 2009).

Cependant, malgré la promotion et les régulations dont il a fait l’objet, le respect de l’autonomie des patients n’en est pas pour autant devenu une pratique qui s’applique sans difficulté dans les services de soins (Ménoret, 2015, p. 9). Au-delà des questions relatives à son émergence, le principe d’autonomie - dont le respect dans les soins de santé - qui se traduit par le recueil du consentement libre et éclairé, fait l’objet de critiques variées, «  aussi bien du point de vue de son application pratique que de sa définition et de son importance philosophique » (Spranzi, Fournier, 2011, p. 203).

Comme mentionné au début de ce travail, j’ai personnellement pu observer l’inopérativité et les embarras générés par l’application du principe d’autonomie tel qu’il est généralement valorisé en secteur médical, en particulier dans le contexte gériatrique. Ces difficultés semblent résulter d’une conception trop stricte du principe d’autonomie tel qu’il est largement valorisé dans nos sociétés démocratiques occidentales ; compris comme

L’idée de « démocratie sanitaire » - qui a émergé en France et en Belgique à partir des années

20

1980 - n’est pas, dans la littérature, un concept stabilisé. Elle suppose de positionner le patient au coeur du système de santé et d’accorder une place déterminante à son opinion, non seulement dans la relation de soins, mais aussi dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques de santé. Elle renvoie à l’idée d’une démocratie participative et citoyenne appliquée au champ des soins de santé. Comme le souligne Marie Gaille - opérant, dans un article paru en 2014, une synthèse du « Rapport Compagnon » (Rapport intitulé « Pour l'An II de la Démocratie sanitaire » et présenté par Claire Compagnon disponible sur : http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/ Rapport_DEF-version17-02-14.pdf) - l’ambition d’une « démocratie sanitaire » laisse « clairement entendre que l’espace du soin médical serait demeuré en quelque sorte, jusqu’à la mise en route de cette dynamique de démocratisation, un espace à l’entrée duquel, de fait, on renonce peu ou prou à la possibilité de décider pour soi-même pour être dans un état de tutelle (ou de minorité) au sens kantien du terme  » (Gaille M., Corps, santé, vie et mort dans la décision médicale : un chantier pour la démocratie, Raison publique, dossier coordonné par M.  Gaille, J. Lacroix et D. Sardinha, « Pourquoi Balibar ? », n° 19, Automne 2014, pp. 53-67, p 59). La vague législative à laquelle nous avons assisté au début des années 2000 - notamment à travers l’adoption en France et en Belgique d’une loi relative aux droits du patient (je reviendrai sur ces lois dans la partie législative de ce travail) - s’inscrit dans cette perspective de démocratie sanitaire et a, en partie, permis de concrétiser celle-ci.

«  autodétermination  » du sujet. Contre une compréhension idéale, individualiste et rationnelle de l’autonomie, je pense que ce principe ne peut être pensé, d’une part, sans envisager les liens relationnels et les attachements dans lesquels il se déploie nécessairement, et, d’autre part, sans tenir compte du contexte qui le sollicite et de la contingence qui caractérise le réel. Il m’apparaît que l’autonomie de la personne doit être pensée dans l’épaisseur des relations qui la conditionnent et la constituent tout à la fois. Il ne s’agit pas pour moi de me positionner contre une vision solipsiste et nier ainsi l’existence d’un statut singulier du sujet , mais bien d’affirmer que l’on ne peut penser sa 21 singularité comme isolée et indépendante des relations, du processus dans lequel il émerge nécessairement (Winnicott, 1975). Les embarras que j’ai personnellement observés sur le terrain générés par le principe d’autonomie du sujet se doublent d’une littérature critique, philosophique et éthique à son égard.