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Chapitre I : Le principe d’autonomie

B) L’autonomie décisionnelle des patients atteints de la maladie d’Alzheimer

Cependant, malgré ces altérations cognitives et le niveau de dépendance qui s’accroit avec l’avancée en maladie ; est-ce pour autant que les personnes perdent toute capacité d’autonomie décisionnelle, et du même coup la capacité à consentir aux soins qui leur sont proposés?

Il est important pour mon propos de souligner qu’il s’agit de distinguer les capacités décisionnelles des capacités cognitives : en effet, un examen approfondi de la littérature médicale et philosophique consacrée à la question nous a permis de constater que la

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capacité cognitive n’est rigoureusement pas la capacité décisionnelle , et que cette 31 dernière peut continuer à se manifester jusqu’à des stades avancés de la maladie (Agich 1996 ; Brechling, Schneider 1993 ; Blanchard 2007 ; Gzil 2007 ; Jaworska 1999 ; Oppenheimer 1999). «  Il n’y a pas de relation directe entre capacité cognitive et compétence décisionnelle : un individu peut être confus et désorienté et rester capable de faire des choix et d’exprimer des préférences dans sa vie quotidienne  » (Brechling, Schneider, 1993, p. 17-33). À ce sujet, Georges Agich ajoute ceci : « certes, une certaine capacité cognitive est requise pour toute prise de décision, de sorte qu’une extrême incapacité cognitive implique naturellement une incapacité décisionnelle. Mais avant que cet extrême ne soit atteint, les implications de cette relation ne sont pas claires » (Agich, 1996, p. 550). Ainsi, les capacités cognitives ne peuvent être confondues avec les capacités décisionnelles. La personne malade peut donc faire l’objet d’une affection cognitive à des degrés divers, qui se traduit notamment par des troubles identitaires parfois importants, sans toutefois perdre sa capacité d’autonomie décisionnelle.

Cette distinction est importante car je me concentre dans ce travail sur la capacité d’autonomie décisionnelle du sujet et non sur la question de l’identité. Bien que l’on ne puisse penser la capacité d’autonomie du sujet sans considérer que celle-ci se déploie nécessairement à travers l’identité, même résiduelle, d’un individu singulier qui en est le support indispensable, mon objet consiste bien à observer dans quelle mesure un individu a la possibilité de se voir accorder une certaine capacité d’autonomie et dès lors continuer à pouvoir être considéré comme un sujet par les professionnels de santé.

Bien que cette confusion soit encore largement répandue, en raison du fait qu’en médecine

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comme ailleurs, c’est une compréhension stricte de l’autonomie qui prédomine, basée sur l’« autodétermination » libre et rationnelle du sujet. Comme le soulignent les membres du Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique, cette conception stricte de l’autonomie comprise comme «  autodétermination  » implique pour le sujet d’avoir «  la capacité à envisager différentes perspectives, attentes et intentions, et sur base de cela, la capacité à prendre des décisions pour soi de manière indépendante. L'autodétermination est considérée comme une valeur importante parce que l'on estime qu’elle constitue la pierre angulaire de la personnalité. C'est parce qu'une personne peut décider de manière autonome comment envisager sa vie qu'elle est reconnue comme une personnalité individuelle. En conséquence de cette définition stricte de l'autonomie, il découle que lorsque la capacité cognitive à prendre des décisions de manière indépendante disparaît, comme c’est le cas chez les personnes atteintes de démence, le respect de l'autonomie perd peu à peu de sa pertinence  » (Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique, 2013, p. 27). Ainsi réduite à la capacité d’autodétermination, l’autonomie devient rapidement un principe qui exclut davantage qu’il n’inclut (D. Callahan, 1996). Toutefois, comme nous le verrons, les affections cognitives dont souffrent les patients atteints de la maladie d’Alzheimer n’empêchent pas, sauf au stade avancé de la maladie, les personnes de préserver une certaine capacité d’autonomie décisionnelle, à condition de ne pas réduire celle-ci à la rationalité et à la stricte autodétermination des sujets.

Par ailleurs, les capacités, qu’elles soient cognitives ou décisionnelles, sont éminemment fluctuantes : «  Les maladies cérébrales dégénératives entrainant des troubles cognitifs offrent une grande progressivité, variété et variabilité des tableaux cliniques. La progressivité des altérations peut suivre des rythmes très divers. Le degré des altérations cognitives est souvent influencé par le contexte relationnel dans lequel vit le patient : un contexte affectivement positif permet souvent au malade des prestations largement supérieures à celles dont il est capable dans des situations qui l’angoissent ou le rendent agressif. D’autres facteurs mal connus influencent les capacités des patients. Il arrive que des malades, parfois même très détériorés, présentent de brefs moments de lucidité très surprenants par rapport à leur état habituel (...) » (Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique, 2001, p. 14-19). Notons donc que l’environnement relationnel et affectif agit de manière importante sur les capacités de la personne malade et que celles-ci, bien que fluctuantes, peuvent perdurer jusqu’à des stades avancés de la maladie.

Comme le souligne tout un pan de la littérature médicale et philosophique traitant de la question, il apparaît que ce que la maladie d’Alzheimer affecte principalement, ce n’est pas d’abord la capacité à faire des choix et à être porteur de préférences propres, mais bien la capacité à mettre par soi-même en oeuvre ces derniers, et de les traduire dans un discours rationnel et intelligible pour autrui (Agich 1996 ; Blanchard 2007 ; Brechling et Schneider 1993 ; Feinberg L.F., Whitlatch C.J. 2001 ; Gzil, 2007 ; Jaworska 1999). C’est la distinction - couramment faite dans la littérature consacrée à l’autonomie des patients atteints de la maladie d’Alzheimer - entre l’autonomie décisionnelle et l’autonomie «  exécutionnelle  » ou «  fonctionnelle  » (Agich, 1996 ; Gzil, Rigaud, Latour, 2008 ; Gzil 2009 ; Rigaux, 2011). C’est sur cette première que nous nous concentrons dans ce travail ; à savoir l’autonomie décisionnelle.

De manière manifeste, sauf dans les formes extrêmes de la maladie, «  l’altération de la compétence à décider est partielle et ne touche que certaines sphères de l’existence » (Gzil, 2007, p. 304). Hormis au stade final de la pathologie, l’incapacité des personnes ne peut être considérée comme globale ; l’altération de la capacité décisionnelle est la plupart du temps sectorielle et éminemment fluctuante . Cette 32

« La capacité de décision n’est pas une donnée statique et monolithique qui serait présente ou

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absente, mais une donnée dynamique qui fluctue au fil du temps (...)  » Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique, 2003, p. 16)

capacité dépend également du moment et du contexte dans lequel la personne est rencontrée ; et elle peut varier considérablement en fonction des interlocuteurs amenés à être au chevet du patient. Comme le souligne le docteur François Blanchard : « même à un stade très avancé, il persiste toujours une vie psychique (...). Dans un grand nombre de situations, il est possible de rechercher l’avis de la personne, d’essayer de comprendre, d’être (...) sensible aux messages que la personne transmet par les expressions du visage, le ton de la voix, le geste etc. » (Blanchard, 2007, p. 11). Dans un article consacré au « libre choix du patient dément », le Docteur Thorez et ses collègues indiquent qu’il est manifeste qu’à un certain stade de la maladie « l’on ne peut attendre de lui les réponses verbales que toute personne en capacité de réflexion pourrait formuler ; ce patient, qui a perdu ses capacités de jugement, de raisonnement, et surtout de mémoire, se trouve dans l’incapacité de verbaliser un refus ou un accord. Le piège serait alors de prendre toutes les décisions sans l’en informer, et, finalement, lui retirer toute possibilité d’influer sur le cours de sa vie » (Thorez et al., 2009, p. 142), alors même, soulignent le Docteur Robert Moulias et ses consorts, que le patient sévèrement atteint dispose encore de capacités restantes qu’il ne pourra utiliser que si on cherche à les connaître (Moulias et al., 2010, p. 10-21).

Cependant, bien que - comme nous l’avons vu - l’autonomie décisionnelle puisse subsister jusqu’au stade avancé de la maladie (Agich 1999, Blanchard 2007, Gzil 2007, Jaworska 1999, Oppenheimer 1999), l’une des principales difficultés pour les professionnels de santé consiste en la possibilité de pouvoir évaluer rigoureusement la capacité décisionnelle du patient, afin de ne se substituer à la personne qu’en fonction de ses incapacités (Gzil 2007; Comité consultatif de Bioéthique de Belgique, 2001). C’est de cette évaluation que dépendra l’importance qui sera accordée par les professionnels de santé au consentement aux soins du patient. Si la capacité décisionnelle de la personne est disqualifiée, les soins pourront être réalisés sans le consentement du principal intéressé.

Indiquons rapidement ici que la compétence décisionnelle n’est pas la capacité juridique : un individu peut avoir été déclaré «  incapable  » du point de vue du droit et demeurer compétent pour prendre un certain nombre de décisions (Brechling, Schneider, 1993, p. 17-33 ; Eyraud, 2012). Ce point sera développé dans la partie consacrée aux différents textes de lois et aux recommandations de bonnes pratiques, mais insistons dès à présent qu’une mesure de mise sous protection juridique n’affecte en rien la capacité de la

personne à consentir aux soins qui lui sont proposés, ni l’obligation des professionnels de santé d’évaluer les facultés de la personne en vue que celle-ci soit « associée à l’exercice

de ses droits, autant qu’il est possible et compte tenu de sa capacité de compréhension » (article 14, § 3 de la loi belge du 22 aout 2002 relative aux droits du 33 patient).