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Chapitre 3 : Méthode de recherche

3.1. Terrain et réflexivité

La section qui suit consistera en un exercice de réflexivité. Manifestement, la notion de réflexivité était déjà présente dans ce travail : au cœur de notre exploration théorique, par exemple, du constructivisme ; de la modernité réflexive de Beck et de Giddens ; de la conception de « liquidité moderne » chez Bauman ; etc. Dès lors, ici, il s’agira d’appliquer cette idée si chère pour notre travail à son existence même, ainsi qu’à son auteur : moi. En effet, d’une part, la réflexivité est une attitude : chaque analyse doit être soumise à sa propre analyse, comme l’indique Bourdieu (Golsorkhi & Huault, 2006). D’autre part, il est important pour l’analyste de se demander : « ai-je bien compris comment aborder cette expérience cruciale qu’est le terrain ? » (Hervé, 2010, p. 7). Alors, avant cela, élaborons quelques éléments de contexte.

58 Dans un premier temps, ce travail avait pour ambition de se fonder sur une expérience de stage au sein de la Mission d’un pays en développement auprès de l’OMC. En effet, par le biais de contacts informels avec des étudiants issus de ce pays à l’Université de Genève (UNIGE) et à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), j’ai intégré un plus large cercle social aux liens forts avec la Mission, et j’ai ainsi réussi à obtenir une promesse de stage – dans un futur proche – de la part d’un diplomate. Ceci, en janvier de l’année 2020. Simultanément, dès février, l’année commençait à dévoiler ses griffes : la pandémie de Covid-19 s’annonçant difficile et, en ce qui me concernait, menaçant de mettre un terme à mes ambitions de recherche. Avec mars, s’imposait le confinement général des populations à travers l’Europe, le télétravail, et la promesse d’un certain diplomate dût être repoussée d’un mois, et puis d’un autre, et encore. « Quand tout cela sera fini, » disait-on. En juin 2020, la fin du confinement semblant proche, j’ai pu revenir à Genève, pour reprendre contact avec la Mission et ce-faisant rejoindre mon terrain d’enquête qu’est l’OMC.

Mais le confinement, invariablement, était passé par là. Il serait inutile de signaler que cette période a changé significativement le monde du travail, car presque tout le monde en a fait l’expérience. Constatons seulement que la Mission ou l’OMC sont des bureaux, avant de constituer une organisation internationale. L’aura de ce type d’institution peut en effet créer l’impression qu’on a là affaire à quelque chose de singulier, tout à fait autre, « pas une entreprise, » par exemple. Cette impression est fondée, certes – et l’étude des pratiques stratégiques inhérentes à l’OMC sont bien la raison d’être de ce travail –, mais somme toute illusoire lorsque la pandémie frappe. Donc, la fin du confinement ne s’est pas accompagnée de la fin du télétravail : j’étais stagiaire, dès le mois de juillet, mais j’étais aussi chez moi, isolé du terrain d’enquête, que je n’ai finalement pu visiter qu’une fois.

En bref, la réorganisation du monde social a affecté la capacité du chercheur à accomplir son travail (Clouet, Madon, & Oudot, 2020). D’un, l’ethnographie que je souhaitais mener initialement, inspirée de l’impressionnant ouvrage collectif de Marc Abélès (2011), m’était devenue impossible. Tant la Mission que les bureaux de l’OMC elle-même étaient fermés, car tout s’était transposé au monde virtuel. Transposé est un mot-clé : évidemment, aucune pratique n’avait tout à fait disparue, mais la plupart s’étaient en réalité transformées.

C’est pourquoi, au pic de l’épidémie mondiale de Covid-19, moment où la coopération internationale a redoublé d’importance, l’on venait à parler de « zoomplomacie » (Shapiro &

Rakov, 2020).

59 Mon reflexe initial, moi qui tentais tant bien que mal d’approcher cette situation inouïe sous l’angle de la sociologie des organisations, était d’analyser exactement cela : la zoomplomacie à l’OMC. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment est-elle pratiquée ? Mon principal espoir étant qu’avec cette transition digitale, la configuration du clair-obscur de l’OMC, pour reprendre les termes de Lynda Dematteo (2011), avait été, elle aussi, transfigurée.

C’est-à-dire : comment l’OMC parvient-elle à fournir une instance incontournable de négociations commerciales – dont la dialectique entre la transparence et le secret est capitale à son bon fonctionnement – au sein d’un nouveau régime de communication caractérisé par les vidéoconférences, les audios WhatsApp, et ainsi de suite ? Je demeure convaincu qu’il y a là un champ de recherche à haut potentiel, d’autant plus que le virtuel est ici pour rester.

Néanmoins, j’ai finalement choisi une autre voie de recherche, davantage compatible avec mon expérience à la Mission et avec l’accès de terrain qui m’a été accordé. Voici pourquoi.

Rétrospectivement, comme tout à l’OMC, mon accès au terrain – et aux documents confidentiels de la Mission que j’utilise dans ce travail, par exemple – a fait l’objet d’une négociation. Mon accord tacite avec le diplomate était double : d’une part, j’accomplirais un stage formel, assez classique, au sein de la Mission, dans lequel j’aurais la charge de ses médias sociaux ; d’autre part, j’accomplirais un travail informel d’assistance de recherche pour ledit diplomate, qui était aussi un doctorant à Genève. En tout cas, c’était l’accord que nous avions en juillet, lorsque j’ai signé mon contrat de stage. Car avec le temps, ces deux propositions se sont combinées en une seule : j’avais un contrat, mais je n’ai jamais réellement commencé mon stage, Covid-19 oblige, qui s’est ainsi confondu avec mon travail d’assistance de recherche.

Cette situation s’est avérée bénéfique. Un simple stage de médias sociaux ne m’aurait jamais apporté l’accès qui me fut garanti par mon statut d’assistant de recherche. Dès lors, je n’étais plus seulement chercheur pour moi-même, j’étais aussi et surtout chercheur pour mon Directeur de stage. J’ai pu obtenir une quantité insondable de documents confidentiels, tant de la Mission que de l’OMC, qui étaient autant utiles pour la problématique de recherche du diplomate que pour celle qui s’est révélée être la mienne. D’ailleurs, je n’exposerai pas ici le thème de son doctorat : celui-ci fera l’objet d’un archivage confidentiel, et il existe sans doute là une ligne éthique fine à ne pas franchir. Notons simplement ceci : tandis que mon travail à la Mission m’a équipé des sources primaires constituant le fondement de cette analyse, notre analyse – sociologique, et d’inclinaison réflexive – m’a également fourni les outils pour réévaluer la place de mon travail à la Mission dans un champ plus large, qui est celui des

60 pratiques organisationnelles. C’est une double-herméneutique, au sens de Giddens (1993), notion déjà évoquée précédemment.

Pour l’essentiel, il est intéressant de constater le simple fait qu’un diplomate d’un pays-clé de l’OMC fasse recours à la recherche académique et, qui plus est, que son travail satisfasse aux exigences d’un doctorat. Somme toute, autant qu’il existe des universitaires curieux d’ouvrir la « boîte noire » qu’est l’OMC (c’est une thématique courante dans la littérature), il existe aussi par ailleurs des acteurs dans l’OMC qui, pour reprendre les mots de Michel Foucault, tentent de « se tordre sur eux-mêmes pour regarder en miroir » (Foucault, 1966) leurs rôles et place au sein de l’Organisation. La question de la réflexivité est donc primordiale afin de comprendre les dispositions des agents de l’OMC.

Bien-sûr, il ne faut pas être naïf : naturellement, un diplomate n’a pas à cœur les mêmes intérêts qu’un universitaire. D’un, les informations révélées par leurs différentes analyses ne sont pas les mêmes. « Tâches seulement de ne pas mettre en risque ma carrière » m’a précisé mon Directeur de stage. Qui sait, pour ces acteurs du système, il ne s’agit pas tant d’ouvrir la mythique boîte noire que, à l’instar des poupées russes, d’en démasquer une autre aux tons de gris. Mon expérience ces derniers mois s’est entre autres définie par ma situation intermédiaire entre ces deux mondes – universitaire et diplomatique – et leur ambition académique aussi distincte que commune. Quoi qu’il en soit, cette pratique de la recherche existant au sein même de l’OMC nous dit deux choses : premièrement, l’Organisation est profondément réflexive ; deuxièmement, les pratiques de ses acteurs sont fondamentalement stratégiques. Élaborons-donc ces éléments avant de passer à la section suivante.

Pour reprendre le langage de Crozier, tel que nous l’avons exposé dans le Chapitre 2 : en contribuant aux efforts de recherche d’un diplomate issu d’un pays en développement dans l’OMC, j’ai effectivement aperçu l’étendue du domaine intellectuel de l’Organisation, notamment celui relevant des pays en développement. Plus encore, il s’agit du domaine intellectuel de l’OMC sous l’angle d’un pays en développement qui prend part active à ses processus plurilatéraux. Par ailleurs, en ce qui concerne la thèse doctorale de mon Directeur de stage, j’ai été impressionné par la distinction de ses interlocuteurs d’entretien (dans le cadre de ses enquêtes qualitatives). On y trouve, par exemple, plusieurs individus haut placés : un directeur de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), des hauts fonctionnaires du Centre du Commerce International (CCI), un conseiller du Directeur-général de l’OMC ainsi que plusieurs Représentants permanents, et plus encore. En bref, une quantité inouïe d’entretiens avec des interlocuteurs habituellement très discrets mais

61 extrêmement puissants en ce qui relève du domaine des influences. Et ceci n’est pas surprenant : la littérature atteste bien, après tout, que l’OMC fait partie d’un environnement, c’est un milieu de milieux, et elle contribue – avec son environnement – à former une communauté épistémique aux frontières flexibles (Badaró, 2011). Conscient de cela, je fus toutefois ébahi par l’accès exclusif que l’on peut mobiliser lorsque l’on fait partie de ce système, et perçu comme tel.

La réflexivité organisationnelle que décrivent Pandolfi et Rousseau (2011) dans leur étude anthropologique de l’OMC se fonde sur de telles bases. D’une part, un réseau impressionnant d’acteurs-membres de diverses organisations internationales qui communiquent et échangent leur savoir entre eux ; un accès inédit à des archives confidentielles tant des diverses délégations auprès de l’OMC que de l’Organisation elle-même ; une connaissance sans doute inégalable (savoir d’insider) de l’histoire organisationnelle ainsi que de ses procédures qu’elles soient juridiques ou politiques ; un pouvoir et une conscience de pouvoir exclusifs de négocier et délibérer sur l’avenir de l’Organisation. D’autre part, une sensibilité aiguë pour la soutenabilité et l’utilité immédiate de l’OMC pour ses pays-Membres ; un impératif de réconcilier leurs propres intérêts face à ceux des autres acteurs, de faire usage de la diplomatie pour trouver un socle de coopération commun ; un investissement personnel dans l’OMC elle-même (désir de maintien de l’organisation, sous l’angle de systèmes naturels) dans la mesure où toute modification de la structure menace d’affecter en cascade les pratiques et donc intérêts de chacun de ses acteurs. Cette liste n’est pas exhaustive. Remarquons juste, comme le firent Pandolfi et Rousseau (2011, p. 275), qu’il y a rarement discussion sur l’OMC, à l’OMC, sans mention de réforme.

Donc, le comportement stratégique des diplomates, par exemple, que décrit Friedrich Kratochwil (1989), se doit d’être conçu à la lumière de ces éléments. Pour ma part, j’estime avoir fait l’expérience d’un bon exemple. Mon Directeur de stage est le premier représentant d’un pays-Membre en développement dans le cadre de négociations plurilatérales sur la facilitation des investissements à l’OMC. Il est aussi un doctorant qui mobilise : (i) son immense réseau et (ii) son accès privilégié pour mener des recherches de nature académique sur le même sujet que celui qu’il négocie simultanément dans le cadre de sa profession. En outre, derrière ses décisions quotidiennes, il y a un effort conséquent de réflexion stratégique comprenant : (i) les intérêts du pays et les ordres reçus de la capitale et (ii) ses propres intérêts en tant qu’acteur du système.

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