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La pensée constructiviste dans un monde changeant

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.2. Constructivisme et changement dans l’organisation internationale

2.2.1. La pensée constructiviste dans un monde changeant

discipline des relations internationales, après 1989,14 peut être appréhendé sous l’angle de ce que les sociologues Ulrich Beck et Anthony Giddens nomment la modernité réflexive ou radicale. Ce terme renvoie à la prise de conscience, par la société dans son ensemble, de la vulnérabilité des mondes sociaux et naturels, et ceci au terme d’un processus lent et progressif de déstabilisation dont la réalité s’est avérée peu à peu incontestable (Rudolf, 2003, pp. 36-37).

En outre, la modernité réflexive se fonde sur la perte d’innocence d’une société enfin sensible à la fragilité de ses institutions et à la survie même de l’espèce humaine, et où rien ne peut plus être tenu pour acquis. Cette idée est analogue à ce que Weber (1963) surnommait le

14 L’année de 1989 constitue un moment notable dans l’histoire des idées en sciences sociales. En effet, avec la chute du mur de Berlin, la question de savoir si « la symbiose historique entre le capitalisme et la démocratie qui caractérisait l’Occident » (Beck, 1994, p. 1) peut être généralisée à l’ensemble des pays du monde alimente le débat au sein d’une diversité de disciplines.

45 désenchantement du monde par la science (p. 83), et elle s’oppose fermement à tout constat de

« fin de l’histoire » qui imprégnait en profondeur les sciences sociales de son époque.

Le projet de Beck consiste à redéfinir la modernité en tant que projet ouvert (Guzzini, 2000, p. 152). « Le père tout-puissant est mort, » écrit-il à propos du marxisme soviétique de la Guerre froide, et « au sein des systèmes et des organisations s’ouvrent de nouvelles lignes de conflit sur ce qu’est le progrès et comment l’atteindre » (Beck, 1994, pp. 12-13). En particulier souligne Giddens (1994, p. 57), cela implique que l’expansion des institutions modernes via des processus de globalisation – sujet que nous abordons ici sous l’angle de l’OMC – ne peut être séparée de cette notion de modernité réflexive.

À ce titre, si l’idée de modernité réflexive est présentée ici, c’est parce qu’elle permet d’illustrer assez raisonnablement un changement de paradigme ayant lieu au sein des sciences sociales dès les années 1990 ; ainsi que, par conséquent, un changement dans le régime des idées soutenant les positions des toujours plus nombreux pays-Membres « en développement » de l’OMC au moment de sa création, en 1995. Par exemple, la théorie du développement économique disposait déjà des raisons de soupçonner que la richesse économique des pays riches et développés était systématiquement liée à l’exploitation et à la dépendance des pays les plus pauvres (Escobar, 1995). En somme, écrit Guzzini (2000), « l’arrivée du ‘Tiers monde’

sur la scène internationale a rendu impossible de négliger le fait que le système international était gouverné d’une manière qui n’avait pas grand-chose à voir avec les principes libéraux » (p. 153). La fin de la guerre froide a ainsi forcé l’Occident et ses institutions, dont l’OMC, à se regarder dans le miroir afin de bâtir un nouveau projet d’intégration économique et de globalisation à même de satisfaire les exigences de – cette fois-ci – tous les pays du monde. Un schéma, présenté ci-contre, donne forme à ces idées :

46 Figure 6 : La globalisation sous l’angle de la modernité réflexive

SOURCE : ÉLABORATION DE LAUTEUR. La fin de la guerre froide a mis en avant la question du changement dans les relations internationales (Schindler & Wille, 2015, p. 331). Les thèses d’Alexander Wendt, père-fondateur du constructivisme au sein de la discipline, peuvent être appréhendées à l’avant-scène de ces ruptures. Dès lors que la structure du système international n’est plus convenablement explicable par la nature humaine, alors il n’est plus perçu comme neutre, et la remise en question de ses processus devient la norme (Wendt, 1992, p. 391). L’optique constructiviste sous-tend que les règles de la gouvernance mondiale sont produites et reproduites par des pratiques humaines (Guzzini, 2000, p. 155). Trois postulats soutiennent l’approche constructiviste en relations internationales : premièrement, la connaissance et les significations sont des constructions sociales ; deuxièmement, la réalité sociale n’est pas une donnée exogène ; enfin, la construction sociale de la connaissance est réflexive vis-à-vis de la réalité sociale (Pouliot, 2007, pp. 362-363).

47 De fait, le constructivisme a ouvert une « troisième voie » dans la discipline des relations internationales dès les années 1990, explicable notamment par le réflexisme épistémologique qui caractérise cette école (Neufeld, 1993 ; Mérand & Pouliot, 2008, p. 607).

Il s’agit d’une notion développée par Pierre Bourdieu : le réflexisme épistémologique consiste à « retourner la raison contre elle-même, c’est-à-dire soumettre toute analyse scientifique à sa propre analyse scientifique » (Bourdieu, 2001, p. 174 ; cité dans : Mérand & Pouliot, 2008, p.

608). Du fait de sa sensibilité pour la manière dont la connaissance structure les pratiques et vice-versa, ou double-herméneutique au sens de Giddens (1993, pp. 9-13), le constructivisme s’inscrit dans cette tradition.

Effectivement, forte du postulat que tout ce qui est construit socialement n’est ni

« naturel » ou « inévitable » (Hacking, 1999, p. 6) mais plutôt le résultat historique de processus politiques et sociaux (Adler, 2002, p. 102), la pensée constructiviste place une importance particulière dans la distinction de ce qui peut être remis en cause et modifié dans la structure, à travers la remise en cause et la modification de ses processus. Par exemple, l’approche constructiviste s’intéresse à la modification des normes et valeurs constituantes des processus

« idéels, cognitifs et normatifs » à l’œuvre dans les réseaux d’acteurs internationaux (Pignolet, 2014, p. 6). Ces processus sont capables d’entraîner des changements qui ne seraient pas considérés sous une approche réaliste, par exemple (Klotz & Lynch, 1999, p. 52).

En ce qui concerne l’OMC, l’approche du constructivisme a produit des enseignements significatifs pour notre travail. Par exemple, Petiteville (2013) évoque la manière dont les pays en développement, une fois « socialisés aux règles de l’OMC, ont acquis une identité de groupe qui a transformé la perception collective de leur légitimité dans les négociations commerciales multilatérales » (p. 356). D’autre part, Jane Ford affirme que les discours sur la mondialisation ont renforcé la croyance selon laquelle « les gouvernements nationaux devraient utiliser la politique commerciale à des fins sociales nationales » tout en reconnaissant que « la croissance économique internationale devrait être prioritaire sur les objectifs nationaux de bien-être » (Ford, 2003, p. 61 ; dans de Souza Farias, p. 475).

De ce fait, il est admis que l’OMC est une organisation profondément réflexive. Cette réflexivité organisationnelle est fondée sur deux préoccupations majeures : d’une part, l’Organisation veut montrer à ses membres qu’elle est à même de résoudre des problèmes actuels et, d’autre part, l’Organisation se méfie d’elle-même, et cherche à établir qu’elle n’est pas autoréférentielle, outil de gouvernance mondiale isolé et opaque, en s’inscrivant dans « le temps long de l’histoire du multilatéralisme » (Pandolfi & Rousseau, 2011, pp. 263-264). À la

48 lumière de ces observations, le développement peut être conçu comme une « tentative d’insertion de tous les pays-Membres au projet multilatéral » qu’est l’OMC (p. 269). Dès lors, il est désormais crucial pour notre travail de comprendre davantage comment agissent les pays-Membres à l’intérieur de l’OMC. À terme, il s’agira de faire l’étude de cas des actions d’un pays en développement majeur de l’Organisation, sous l’angle des pratiques.

2.2.2. Le courant des pratiques en relations internationales