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Chapitre 1 : Revue de la littérature

1.1. Crises à l’OMC et « crise de l’OMC »

1.1.2. Des principes en crise

Nous allons maintenant élaborer quelques éléments utiles à l’analyse, concernant l’OMC dans son ensemble mais émanant particulièrement de son instance de négociation. De fait, la littérature concernant l’instance de négociation de l’Organisation revêt un intérêt particulier pour ce travail de recherche, dans la mesure où l’on s’intéresse à l’apparition (ou, plutôt, réapparition) des processus plurilatéraux au sein de l’OMC depuis 2017. Ainsi, les éléments détaillés ci-dessous seront davantage explorés plus tard dans l’analyse. Il s’agira ici de passer en revue la littérature concernant le Principe du consensus et la Clause de la nation la plus favorisée, afin d’ identifier un point de départ à la réflexion qui est la nôtre.

13 Le Principe du consensus

« Pour l’instant, l’OMC demeure une organisation conduite par ses membres et fidèle au Principe du consensus, » affiche la page-web institutionnelle À qui appartient l’OMC ? Si l’on reviendra plus tard au « pour l’instant », il importe tout de suite de signaler que ledit Principe du consensus est une règle d’or de l’instance de négociation de l’OMC depuis sa fondation lors du cycle d’Uruguay, et c’est une règle héritée de son prédécesseur : l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).2 En somme, chaque pays dispose d’un droit de véto et les accords sur les « règles du jeu » sont établis par consensus. Selon la nature de la décision, une majorité à trois quarts peut aussi être admise, mais alors cette dernière n’affectera que les pays-Membres qui l’acceptent.3

« Rien n’est accepté jusqu’à ce que tout soit accepté » est un adage connu des participants aux négociations de l’OMC, écrit Wolfe (2009). Mais, plus encore qu’un simple dicton, l’expression provient d’une conception profonde de ce que doit être l’Organisation, souligne ce dernier. Selon cette perspective, présente dans la littérature et caractéristique de la position de pays-Membres comme l’Inde ou l’Afrique du Sud,4 le Principe du consensus constitue l’aboutissement de la trajectoire historique d’un « système commercial basé sur des règles » perçu comme légitime. Ainsi, s’il demeure une flexibilité – nécessaire – au niveau de l’implémentation des règles par ses pays-Membres, précise l’auteur, l’OMC consiste en un

« acquis communautaire, […], aux obligations cumulatives, auxquelles l’on se conforme simultanément » (Wolfe, 2009, p. 843).

Néanmoins, les critiques faites au Principe du consensus sont nombreuses dans la littérature. De fait, en tant que protocole décisionnel, on imagine sans doute qu’une fine compréhension du Principe – tel qu’il est pratiqué – devrait mettre en lumière les plus profondes contradictions à l’œuvre dans l’instance de négociation de l’OMC. Passons donc en revue quelques-unes des principaux reproches faites à ce système, bien qu’une analyse plus exhaustive en soit faite plus tard, dans la mesure où il interagit significativement avec les approches dites plurilatérales qui font l’objet de ce travail. De ce fait, écrit Petiteville (2013) :

2 En réalité, l’article XXV de l’accord du GATT prévoit la possibilité de vote par majorité dans les cas où le consensus est impossible à atteindre. Néanmoins, la culture de l’institution appelle à ne jamais faire ressort au vote, et à cultiver le consensus autant que possible (Steger, 2007, p. 5).

3 Comprendre l’OMC : l’Organisation. À qui appartient l’OMC ?

Disponible ici : https ://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/tif_f/org1_f.htm [Dernier accès le 23 octobre 2020].

4 Les positions respectives des pays sur ces thématiques seront explorées dans le détail lors de l’étude de cas, postérieurement dans l’analyse.

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« Le fait que les États en négociation soient si nombreux, qu’ils défendent des intérêts si hétérogènes et que les procédures de décision soient si contraignantes – puisqu’il est nécessaire d’emporter l’adhésion de chacun d’entre eux – expliquerait aisément les difficultés de la négociation à l’OMC… Et le consensus est une règle instrumentale de légitimation collective des décisions prises à l’OMC » (pp. 349-350).

Selon Siroën (2007b), le Principe du consensus occulte des asymétries fondamentales.

Par exemple, il existe des pays-Membres à trop petits marchés, dits passagers clandestins, dans les négociations. Pour ceux-ci, le droit de véto constitue un outil précieux pour influencer les discussions, obtenir des concessions, ou bien échanger contre des soutiens dans d’autres thématiques – à l’intérieur ou à l’extérieur de l’OMC. Dès lors, le Principe de consensus contribuerait au maintien d’une économie des intérêts dépassant le cadre même de l’Organisation, mêlant multilatéralisme et bilatéralisme, dans la mesure où les exigences de chaque pays-Membre « sont très ciblées sur des thèmes et sur des pays » (Siroën, 2007b, pp.

13-14). En effet, dans un ouvrage collectif, Aileen Kwa (2003) donne voix à des négociateurs anonymes de pays-Membres en développement à l’OMC : ceux-ci se lamentent sur les pressions politiques exercées par d’autres Membres plus puissants dans les capitales respectives des pays moins aisés, afin d’influencer en amont leurs positions à Genève (pp. 13-14).

Le principal exemple d’une telle instrumentalisation du Principe du consensus, indique Caporal et al. (2019), se retrouve dans le constat que l’OMC ne peut aller au-delà du mandat établi par le Programme de Doha pour le développement (PDD)5 tant que cet agenda n’est pas effectivement achevé. Ce point de contention, soutenu généralement au sein de l’OMC par les pays en développement, s’oppose à la réticence des pays-Membres plus riches à investir davantage de temps et capital politique dans un PDD qui, depuis le Cycle de Doha en 2001, n’a pas produit de résultats (Caporal, Reinsch, Waddoups, & de Montaigu, 2019, pp. 14-15). Or, ce blocage au consensus dans l’instance de négociation de l’OMC est un des principaux facteurs contribuant à la popularité récente des processus plurilatéraux. Ainsi, sa compréhension fine sera capitale dans le cadre de ce travail, et les éléments susmentionnés seront explorés plus exhaustivement dans les sections qui suivent. Pour l’instant, il suffit de noter que la tension liée à l’échec du PDD articule aujourd’hui une part significative des désaccords caractérisant le dysfonctionnement de l’instance de négociation de l’OMC.

5 Une revue détaillée du cycle de Doha et de son PDD est développée dans une section suivante.

15 Les Clauses de la nation la plus favorisée et de traitement national

La Clause de la nation la plus favorisée (NPF) et la Clause de traitement national sont garantes de ce que l’on peut appeler la concurrence loyale dans le commerce international.

D’une part, la NPF postule qu’un pays-Membre ne peut pas accorder de faveur spéciale à un autre sans la garantir également à l’ensemble de ses partenaires commerciaux. D’autre part, la Clause de traitement national stipule qu’un pays-Membre doit considérer de manière égale ses produits de fabrication nationale avec ceux d’importation, une fois que ces derniers ont été admis dans le marché intérieur.6 Évidemment, leur mise en pratique est bien plus compliquée, mais elle ne fera pas l’objet de cette analyse. En revanche, il importe ici de passer en revue la littérature sur la manière dont ces Clauses interagissent avec les diverses crises auxquelles fait face l’OMC aujourd’hui.

Tout d’abord, soulignons qu’un effort de recherche important a été mené sur la question de l’intégration commerciale régionale, ainsi que sur les effets positifs ou néfastes de celle-ci sur l’intégration multilatérale (OMC, 2011, p. 166). Cela est important dès lors que s’il existe un défi majeur pour la NPF, il s’incarne bien dans les Accords commerciaux préférentiels (ACPr) que négocient les États à l’extérieur de l’OMC. Il est juste d’affirmer que cette préférence des pays d’une région à faire bloc – soit-il commercial ou pas – n’est pas nouvelle et précède l’existence même de l’Organisation. Les exemples abondent, du Marché unique Européen à l’Accord de libre-échange nord-américain (remplacé par l’Accord Canada–États-Unis–Mexique en juillet 2020).

En bref, le débat animant la littérature sur le lien entre la NPF et les ACPr vise à déterminer si la formation d’un bloc commercial entre deux nations peut s’avérer défavorable aux tiers, exclus du groupe. C’est un sujet complexe qui ne fera pas l’objet de ce travail, mais il apparaît qu’il est difficile de tirer une quelconque règle générale sur la question : le cas-par-cas prime (Freund & Ornelas, 2009 ; Winters, 2011).

Ce qui nous concerne, en revanche, serait plutôt de déterminer si la prolifération de de ces accords plurilatéraux régionaux, les ACPr, crée des implications stratégiques majeures pour l’OMC elle-même. Ainsi, il serait intéressant d’explorer dans quelle mesure l’OMC est en concurrence avec son propre environnement, comme l’indiquent Hoekman & Mavroidis (2015) : tandis que l’Organisation prévoit des mesures à appliquer pour mener des négociations

6 Comprendre l’OMC : Les principes qui inspirent le système commercial.

Disponible ici : https ://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/tif_f/fact2_f.htm [Dernier accès le 23 octobre 2020].

16 plurilatérales en son sein, celles-ci peuvent entrer en concurrence avec les nombreuses négociations plurilatérales existant dans le cadre des ACPr du monde.

D’une part, il est probable que le blocage existant dans l’instance de négociation de l’OMC ait poussé des pays à aller négocier ailleurs. En effet, Pandolfi et Rousseau (2011) constatent que « le recours accru des pays développés à des ententes bilatérales [ou plurilatérales], plus rapides et plus flexibles, peut également être une stratégie politique visant à contrecarrer un poids institutionnel » (p. 271). D’autre part, l’existence même d’une alternative, comme les ACPr, réduit naturellement l’intérêt des États à négocier sur une base multilatérale (Hoekman & Mavroidis, 2015, p. 320). Une idée force explorée dans ce travail soutient que la promotion des processus de négociation plurilatérale par l’OMC pourrait freiner la tendance des pays à faire recours à des ACPr à l’extérieur de l’institution. En plus, ces nouvelles thématiques plurilatérales seraient incorporées dans le champ et la portée (le

« mandat ») de l’Organisation.