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Chapitre 2 : Cadre théorique

2.1. Sociologie des organisations et OMC

2.1.2. Sociologie des organisations internationales

En 1967, dans sa contribution pionnière pour le Groupe d’études sur l’organisation internationale du Centre européen de la Dotation Carnegie, Michel Crozier (1967) postulait que

« les problèmes des relations internationales ne sauraient se résoudre comme un simple cas particulier de la théorie des relations internationales ». De surcroît, admet l’auteur, ces problèmes ne pourraient-ils se résoudre comme un cas particulier de la sociologie des organisations. En effet, soutient-il, une sociologie des organisations internationales doit disposer d’un cadre conceptuel qui serait à même de jeter un nouvel éclairage sur les

Figure 4 : Système ouvert – l’OMC et son environnement

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« coutumes, conceptions, méthodes et valeurs » développés par ces institutions (pp. 53-54). Dès lors, lorsqu’il s’agit de construire une sociologie des organisations internationales, cet auteur propose trois lignes d’attaque, sans doute complémentaires (pp. 61-62). :

• Le domaine institutionnel classique, soit « les problèmes de l’intégration et du développement politique, mais sans préjuger des objectifs, ni des voies et des moyens ; »

• Le domaine des influences, soit « mesurer la cohésion des milieux d’experts, de savants et de fonctionnaires à travers les sociétés nationales, le développement dans le temps de cette cohésion et l’influence que peut exercer sur ce développement la participation de ces milieux aux institutions internationales ; »

• Le domaine intellectuel, soit l’étude des « processus de transformation des valeurs et des systèmes intellectuels qui accompagnent tout apprentissage institutionnel. »

S’il fallait identifier un domaine de prédilection pour l’entreprise de ce travail, ce serait sans doute le domaine institutionnel classique, ainsi que, à l’appui, le domaine intellectuel. En effet, comme il sera développé dans l’exercice réflexif du Chapitre 3, pour diverses raisons, il a été impossible pour l’auteur de mener sa recherche à l’intérieur de l’OMC, afin de saisir la complexité des réseaux d’acteurs à l’œuvre dans le domaine des influences. Quant au domaine intellectuel, celui-ci nous est utile dans la mesure où la notion d’apprentissage institutionnel sera importante pour appréhender l’OMC d’une manière plutôt procédurale que statique. Selon Crozier, le concept d’apprentissage institutionnel désigne « les processus par lesquels les membres d’ensembles complexes parviennent à passer d’un système de jeux à régulation fruste à un système de jeux à régulation plus élaborée, où la compétition est meilleure » (Crozier, 1967, p. 58). Une section postérieure élaborera dans le détail cette idée, qui est en lien avec la littérature sur le changement dans les organisations internationales. Cependant, il convient tout d’abord de développer une réflexion sur le domaine institutionnel classique, et de voir ce que peut nous en dire la littérature récente sur les organisations internationales.

Un intérêt principal stimulant la sociologie des organisations internationales concerne la recherche « des raisons pourquoi, de fait, des organisations qui ne sont pas toujours les serviteurs efficients ou efficaces des intérêts de leurs membres peuvent exister » (Barnett &

Finnemore, 1999, p. 703). En outre, étant bâtie sur le truisme que le cadre théorique soutenant une réflexion doit systématiquement être choisi en fonction « des conditions empiriques de l’organisation internationale que nous analysons » (p. 704) et, à la lumière des idées force développées par le Chapitre 1, il apparaît dès lors raisonnable de croire que cette littérature a

37 quelque chose à dire sur les dysfonctionnements caractérisant l’OMC aujourd’hui. Comment saisir la permanence, la résilience, et l’adaptation de l’Organisation dans un contexte de crise et de remise en cause ? Voilà une des nombreuses questions dominant la littérature sur les organisations internationales en un temps où le multilatéralisme doit trouver nouvel équilibre sur le terrain particulièrement mouvant de l’ordre mondial à l’aube du 21ème siècle : émergence de la Chine et autres acteurs du développement, retrait des États-Unis, hausse du protectionnisme, baisse de la confiance en les institutions, etc. Reprenons donc la réflexion sur les systèmes ouverts là où nous l’avions laissée.

« Les organisations internationales doivent être analysées comme des systèmes organisationnels complexes, composés de diverses scènes, arènes et niveaux, » écrivent Olivier Nay et Franck Petiteville (2011, p. 17). Une notion courante dans la littérature est celle de champs organisationnels, désignant une communauté d’organisations qui interagissent fréquemment les unes avec les autres (Wooten & Hoffman, 2017, p. 56). Mais en ce qui concerne les organisations internationales, il est davantage pertinent de parler d’un système interinstitutionnel complexe, terme de Crozier, soit un « système de systèmes, sans stabilité ni contours définis » (Crozier, 1967, p. 58). Plus spécifiquement encore, il faut parler de global-politique, selon Abélès, soit ce produit de la mondialisation néolibérale ; ce lieu où s’institue – entre constellations d’organisations internationales et autres acteurs émancipés de la gouvernance purement territoriale d’un État-nation – une gestion inédite des plus pernicieux problèmes de l’humanité aujourd’hui : crises financières, santé mondiale, politiques d’éducation, faim et pauvreté, inégalités de revenus, terrorismes, soutenabilité écologique, etc.

(Abélès, 2008, p. 141).

Du point de vue organisationnel, saisir le rôle et la place de l’OMC dans le global-politique ne consiste pas forcément à évaluer sa capacité à atteindre des objectifs, ou à satisfaire son mandat – ce qui relèverait plutôt de la perspective des relations internationales.

Premièrement, parce que ces objectifs sont souvent vagues, contradictoires, et mènent ainsi à un raisonnement téléologique qui consistent à assigner un sens aux processus d’intégration constatés en fonction de fins poursuivies » que nous ne pourrons jamais connaître véritablement (Crozier, 1967, p. 55) ; deuxièmement, car une telle perspective tend à prendre parti dans la relation d’interdépendance caractérisant les relations normatives entre les pays en développement et les organisations internationales (Cox, 1968, pp. 310-311) ; troisièmement, parce qu’il faut reconnaître que ces objectifs changent constamment, de même que leurs ordres de priorités relatives au sein des diverses organisations dont le mandat en font les objets (Cox,

38 1969a, pp. 25-29) ; et enfin, car il faut distinguer les slogans – « promotion du libre-échange » – des processus politiques, qui relèvent d’une question pour spécialiste dans une discipline qui n’est pas la nôtre (Sewell, 1969, p. 101).

En effet, écrit Crozier, il s’agit davantage de comprendre « la fonction latente qu’implique forcément la participation des nations membres à une entreprise commune » (1967, p. 54). En outre, nous devons assimiler l’insertion de l’Organisation dans le global-politique comme un processus actif d’institutionnalisation de son environnement – voilà la problématique fondamentale de l’OMC, la force profonde de sa résilience. C’est la difficulté posée par le passage d’un système de conflits à un système de coopération organisé ; la conciliation « d’objectifs inconsistants » au nom de la nécessité « d’agir au nom d’un seul objectif » (Levitt & March, 1995, p. 12) ; l’identification des « divers degrés d’organisation, […], du système de relations dont la régulation reste implicite pour les membres qu’il lie sans qu’ils en soient conscients, à un système dans lequel les éléments de régulation sont acceptés et reconnus comme tels, enfin à un système capable de prendre lui-même des décisions, en matière de régulation » (Crozier, 1967, p. 57).

L’OMC, selon Máximo Badaró, a des « frontières flexibles » et ses « dynamiques politiques internes » se projettent vers d’autres domaines et milieux institutionnels (2011, p.

82). D’une part, un volume impressionnant d’organisations non-gouvernementales (ONG) sont en orbite autour de l’Organisation, Oxfam en ligne de front, mais aussi, par exemple, 251 plus petites ONG réunies en coalition dans le réseau « Our World is not for Sale » (OWINFS). À ce titre, l’OMC fait un effort d’intégrer ces voix non-gouvernementales dans le cadre institutionnel, notamment par la création en 2001 d’un Forum public annuel (Pandolfi &

Rousseau, 2011, p. 276). Il faut par ailleurs considérer les diverses allégeances de chaque pays-Membre aux coalitions variées existant au sein de l’OMC (exemple ci-dessous pour la seule thématique de l’agriculture) ; à leurs degrés inégaux d’intégration dans divers régimes internationaux basés sur des règles (autres organisations internationales, traités régionaux et bilatéraux)f; aux intérêts nationaux spécifiques à chaque État-nation ; ainsi que la nécessité de ces derniers de rendre des comptes à l’ensemble de leur population… Et tous ces éléments ne concernent que le domaine institutionnel classique : une myriade d’autres niveaux de réseaux et d’acteurs se superposent, comme les « communautés épistémiques » de la bureaucratie mondialisée (Badaró, 2011, p. 82) ; le régime des idées ; et ainsi de suite.

39 Figure 5 : Les groupes de négociation pour l’agriculture dans l’OMC

SOURCE :OMC,2017.

L’idée d’une OMC fracturée en divers groupes aux intérêts différents et revendiquant des obligations différentes vis-à-vis des autres n’est pas nouvelle. Par exemple, la notion de

« géométrie variable » avait été avancée à la suite de l’échec du Cycle de Doha pour concevoir une Organisation à la carte, où les pays-Membres peuvent se soustraire de ces Accords qu’ils jugent défavorables ou impossibles à mettre en œuvre, tandis que ceux désirants une intégration économique plus profonde n’ont pas besoin d’attendre la totalité des pays-Membres de l’OMC pour mener à bien leur agenda politique (Cornford, 2004 ; Sutherland, et al., 2004, pp. 75-77 ; Eizenstat & Aldonas, 2007, p. 22). Une telle configuration permettrait, par exemple, d’accommoder les exigences des nombreuses coalitions constituant l’instance de négociation de l’Organisation (cf. figure ci-dessus pour la thématique de l’agriculture), rendant celle-ci plus flexible. À ce sujet, Nay et Petiteville notent qu’en « passant de 23 États signataires du GATT en 1947 à plus de 150 États membres aujourd’hui, l’OMC se retrouve confrontée à des coalitions de pays en développement et émergents qui rendent caduc le leadership transatlantique de l’époque du GATT » (Nay & Petiteville, 2011, p. 13).

40 De fait, là où l’on admet qu’une source de crise au sein de l’Organisation consiste dans le blocage observé dans son instance de négociation, la remise en cause de son processus de décision par consensus n’est jamais très loin. Mais, comme développé par le Chapitre 1, cette dernière n’est pas la seule critique faite à l’OMC aujourd’hui, l’institution faisant face à une multitude de crises, qui parfois la dépassent. Donc, en tenant compte des outils théoriques issus de la sociologie des organisations internationales, il est désormais nécessaire de voir dans le détail ce que la littérature peut nous dire sur la situation spécifique du dysfonctionnement organisationnel. Quels concepts permettent aujourd’hui de saisir la résilience d’une organisation internationale face aux pressions internes et externes ? Cette question, entre autres, sera au cœur de la section qui suit.

2.1.3. Dysfonctionnement et pathologie dans l’organisation