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Dysfonctionnement et pathologie dans l’organisation internationale

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.1. Sociologie des organisations et OMC

2.1.3. Dysfonctionnement et pathologie dans l’organisation internationale

Le désir de comprendre la faillite organisationnelle est aussi ancien que la science des organisations. Par exemple, selon Barnard, un précurseur de la discipline, l’organisation reposant sa stabilité sur un système de coopération échoue lorsque celle-ci se révèle incapable de s’adapter effectivement aux perturbations externes (Carroll, 1995). En outre, plus récemment, Barnett et Finnemore ont avancé l’idée selon laquelle « le dysfonctionnement est jugé en fonction de la mission publiquement proclamée de l’organisation » (1999, p. 716). Si notre réflexion a jusqu’à présent refusé de mesurer le succès d’une organisation vis-à-vis de sa capacité à satisfaire les objectifs établis, cela ne nous empêche pas de considérer la signifiance sociologique – ancrée dans les perceptions des acteurs – d’un tel point de vue. Quoi qu’il en soit, on distingue dans la littérature quatre sources potentielles de dysfonctionnement pour une organisation : celle-ci peut être extérieure ou intérieure ; et attribuée à des forces matérielles ou culturelles. Le tableau suivant illustre ces propos.

Tableau 1 : Sources de dysfonctionnement dans les organisations internationales Source interne Source externe

Forces matérielles Politique bureaucratique Institutionnalisme néolibéral Forces culturelles Culture bureaucratique Régime mondial

SOURCE :BARNETT &FINNEMORE,1999, P.716.

Dans notre travail, comme nous l’expliquerons dans le Chapitre 3, il a été impossible de rendre compte des sources internes de dysfonctionnement au sein de l’OMC, celle-ci étant fermée pour cause de pandémie. Sans doute, il y a là un potentiel pour des futures recherches

41 dans la mesure où il relève du domaine des influences et du domaine intellectuel présentés précédemment. Néanmoins, considérant l’approche que nous avons adopté, il convient maintenant de mettre en lien les perspectives de systèmes naturels et ouverts avec les deux types de sources de dysfonctionnement externe proposées ci-dessus. À terme, il sera également utile d’établir un lien entre l’aspect matériel-culturel du global-politique, et les crises à l’OMC. Mais commençons par définir les termes.

Barnett & Finnemore ont proposé « institutionnalisme néolibéral » comme exemple de source de dysfonctionnement matérielle extérieure à une organisation internationale. En réalité, ce terme désigne un courant de pensée significatif au sein des relations internationales, que John Boli et George Thomas associent au « néoréalisme mondial » (1997, p. 172). Ainsi, dans un article influent, une figure éminente de cette discipline, Robert Keohane (1989), postule que l’ordre mondial se doit d’être analysé sous le double-prisme de la décentralisation et de l’institutionnalisation. En outre, ce qu’il vient à appeler l’institutionnalisme néolibéral consiste en l’hypothèse que « les actions d’un État dépendent en un degré considérable des arrangements institutionnels affectant : le flux des informations et les opportunités pour négocier ; la capacité des gouvernements à monitorer le respect des règles par ses partenaires, […] ; et les perceptions dominantes sur la stabilité des accords internationaux » (Keohane, 1989, p. 2).

En ce qui nous concerne, il est important de retenir que les diverses écoles composant le néoréalisme mondial ont ceci en commun : l’État-nation prime comme unité d’analyse. Par conséquent, le désir de dépasser ce « rationalisme réductionniste » de la part des penseurs du néoréalisme mondial conduit les tenants des perspectives du « régime mondial » (world-polity perspectives, en anglais) à s’intéresser au « caractère institutionnel du développement transnational, » soit aux notions telles que les ordres culturel ou juridique, et la mesure en laquelle ces notions exercent un pouvoir à même d’infléchir le comportement des agents internationaux (Boli & Thomas, 1997, p. 172).

Considérant ces éléments, Barnett et Finnemore (1999) suggèrent que le dysfonctionnement d’une organisation internationale peut résulter (sous l’angle extérieur-matériel) des préférences et contraintes fixées par les États-nations. Ainsi, même si ces organisations mènent une politique autonome, les contours potentiels de ces politiques sont circonscrits par l’environnement (p. 717). Quant à l’angle extérieur-culturel, ces auteurs proposent que, d’une part, « le multilatéralisme a atteint un degré de légitimité qui n’est pas empiriquement liée à des critères d’efficience » et que, d’autre part, les impératifs contradictoires et ambigus émanant de l’environnement d’une organisation internationale

42 peuvent être reproduits par celle-ci, contribuant in fine à un comportement aussi bien contradictoire et ambigu (p. 718).

La confrontation de ces deux perspectives dans la littérature – institutionnalisme néolibéral et régime mondial ; matérialisme et culturalisme – incarne ce qu’Abélès (2008) identifie comme les « débats entre souverainistes et globalistes » dans la réflexion sur la gouvernance mondiale (p. 137). Or, selon ce dernier, la distinction entre agence des États et agence des organisations internationales, au cœur de ces débats, est insuffisante. En effet, souligne Abélès, il n’est pas aussi crucial de saisir le rôle de l’État-nation dans le global-politique que de comprendre comment – dans l’ère de la mondialisation – une diversité inouïe de gouvernementalité font concurrence aux divers niveaux de la structure du global-politique.

Ou, dans le cas de l’OMC, comment celle-ci parvient à instaurer son modèle de régulation comme « un moindre mal » face à un « arbitraire du marché qui risque de déstabiliser bien plus profondément les économies nationales » (Abélès, 2008, p. 140).

De ce fait, les éléments de réflexion proposés par les diverses écoles susmentionnées ne suffisent pas seuls à appréhender le processus dialectique à l’œuvre dans le dysfonctionnement d’une organisation internationale. En effet, si, par exemple, l’OMC porte un modèle de gouvernementalité unique parmi tant d’autres au cœur du global-politique, alors il est important dans ce travail de saisir la mesure en laquelle les dysfonctionnements de l’Organisation sont liés aux processus d’intégration inhérents à son modèle (Boli & Thomas, 1997, p. 174). Nous alignons ainsi notre réflexion dans la tradition sociologique portée, entre autres, par le postulat de Georg Simmel que « le conflit est un moment positif qui tisse avec son caractère de négation une unité conceptuelle » (Simmel, 1992, p. 20 ; cité dans Geffroy, 1993).

En d’autres termes, le conflit est considéré comme part inexorable de la coopération, voire la principale forme de la coexistence (Bauman, 2001, p. 138). Ainsi, le dysfonctionnement d’une organisation internationale peut être un fait tout à fait normal, lié à l’existence même de l’institution. Or, la conception du conflit comme part intégrante et normale d’un processsus d’organisation relève du sens commun dans la sociologie des organisations. La difficulté ici consiste à prendre ce fait en compte dans notre conception du domaine institutionnel classique des organisations internationales tel que l’a défini Crozier (1967). À ce titre, le sociologue Zygmunt Bauman (2001) écrit :

« Il peut y avoir quelque chose comme un système mondial de commerce et de finance en cours d’élaboration, mais il y a peu ou pas de signes de quelque chose se rapprochant d’un système politique, juridique,

43 militaire ou culturel mondial. On peut soutenir que ce déséquilibre frappant

est une question de décalage ou de ‘retard relatif’ de la ‘superstructure’

mondiale, mais des arguments tout aussi convaincants ou même plus convaincants peuvent être également avancés en supposant que le déséquilibre ou l’absence de coordination en question est une partie intégrante et potentiellement permanente de la globalité – du moins, dans sa forme actuelle, la seule connue et pratiquée, c’est-à-dire menée par l’économie » (p. 139).

Dans le Chapitre 1, nous avons brièvement touché à la notion de « double mouvement » que propose Polanyi dans La Grande Transformation (1983) pour concevoir le processus dialectique à l’œuvre dans la modernité économique. Ainsi, cet auteur évoque « deux principes organisateurs dans la société, chacun d’entre eux se fixant des visées institutionnelles spécifiques, ayant le soutien de forces sociales déterminées et employant ses méthodes propres » (Polanyi, 1983, p. 182). Mais, tandis que ce dernier identifie ces principes dans le libéralisme économique et dans la protection sociale, car son entreprise est bien plus grande et touche à l’histoire économique, notre Chapitre 1 a retenu les deux principes à l’œuvre dans le multilatéralisme proposés par Cox (1992, p. 163) : l’institutionnalisation et la régulation de l’ordre établi ; et la transformation de l’ordre établi par l’interaction.

La question qui nous occupe est donc la suivante : comment les diverses théories sur les relations internationales – institutionnalisme néolibéral, régime mondial, etc. – peuvent nous informer sur les sources de dysfonctionnement externes affectant une organisation internationale dont le processus dialectique consiste en l’institutionnalisation et la transformation de l’ordre établi ?13 Qui plus est, quels outils théoriques nous permettent de saisir les crises de l’OMC en tant que pathologies inexorables à son modèle de gouvernementalité, voire à son existence même ? Afin de répondre à ces questions, les sections suivantes aborderont le courant constructiviste en sciences sociales, afin d’introduire les processus de réflexivité, de changement et de génération de résilience.

13 Le rapport Sutherland le met en d’autres termes : « …les défis qui consistent à accroître le rayon d’action de l’institution [(institutionnalisation)] et à approfondir les engagements pris par les Membres en matière de libéralisation [(transformation)] » (OMC, 2004, p. 76). Néanmoins, dans le cadre de ce travail, l’auteur a opté pour des choix de mots plus généraux.

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2.2. Constructivisme et changement dans l’organisation