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Resituer la notion de « développement » au sein d’une l’OMC divisée

Chapitre 4 : Analyse

4.3. Resituer la notion de « développement » au sein d’une l’OMC divisée

« On ne peut ignorer que l’accent mis sur les exercices plurilatéraux introduit un élément de friction dans la position de nombreux pays en développement vis-à-vis du SMC » indique une note de réflexion de l’Ambassadeur d’un pays-Membre en développement clé de l’OMC (2018). Sous l’angle de notre analyse jusqu’à présent, cet élément de friction a été d’intérêt particulier. Le PDD, que nous avons pourtant exposé lors du Chapitre 1 comme une tentative de la part de l’Organisation de redorer son image à la suite des évènements de Seattle, et qui incarne les efforts soutenus depuis vingt ans de négociations multilatérales visant à favoriser le développement économique dans les territoires les plus dépourvus de la planète, se voyait, dès 2018, menacé de l’intérieur de l’OMC.

Paradoxalement, le projet plurilatéral que constituent les quatre ‘nouveaux thèmes’

ouverts à la discussion au CWR était lui-même porté par des pays-Membres en développement éminents, comme l’Argentine, le Brésil (et l’Amérique latine, en général), la Chine, la Russie, et bien d’autres. Le titre des négociations plurilatérales concernant la « Facilitation des investissements pour le développement » redoublant encore paradoxe ! Et comment expliquer ces éléments sans aussi concevoir une scission inouïe au sein des pays en développement eux-mêmes ? Donc, il serait utile de rappeler quelques points de contexte – certains déjà mentionnés au cours de notre travail.

La pensée de Gilbert Rist (1999) se distingue dans l’école post-coloniale pour avoir contribué à démontrer que la catégorie « en développement » est le résultat d’une construction historique. Par exemple, écrit-il, ce que l’on vint à nommer le « Tiers monde » au cours de la Guerre froide désignait en réalité un groupe hétéroclite de pays non-alignés à qui l’on ne proposait pourtant qu’une « expression coloniale » des « économies de marché » occidentales (Rist, 1999). Les institutions de la gouvernance internationale de Washington, promues par l’Occident, avaient pour fonction d’accélérer ce processus d’alignement et d’intégration (cf.

Ferguson, 1994 ; Escobar, 1995). Or, comme déjà mentionné, la création de l’OMC coïncide d’une part avec la fin de la Guerre froide et d’autre part avec « l’arrivée sur la scène internationale du ‘Tiers monde’ » (Guzzini, 2000, p. 153), précisément. L’impressionnante

78 cohésion (Petiteville, 2013) affichée par les pays-Membres en développement de l’OMC à l’heure de sa création en 1995 peut être appréhendée à la lumière de ce contexte inédit de lucidité sur la non-neutralité de la mondialisation ainsi que son système de gouvernance.

Cette cohésion « tiers-mondiste » (terme désuet, malgré tout) s’est matérialisée au sein de l’Organisation par la formation de diverses coalitions visant à faire bloc aux pays-Membres développés, sur des thématiques d’intérêt pour ceux en développement comme l’agriculture, le soutien domestique, l’aide technique, et le traitement spécial et différencié. C’est dans un tel environnement global-politique que le cycle de Doha « pour le développement » avait vu le jour. Ainsi, on note l’apparition du G20,20 du Cotton-4,21 du groupe Cairns,22 et bien d’autres déjà précisés dans le Chapitre 2. Si l’introduction des thématiques développementalistes au cœur négociateur de l’OMC avait contribué à créer des frictions fondamentales en son sein, qui finalement n’ont jamais été résolues, elles permettaient toutefois à l’Organisation de se placer au premier plan de l’économie politique mondiale aux yeux des pays en développement, ce qui lui assurait un socle puissant de légitimité à l’aube du nouveau millénaire.

Dans la section qui suit, nous allons explorer les communications internes d’un pays-Membre en développement de l’OMC afin de saisir la mesure avec laquelle le tournant plurilatéral de l’organisation peut être symptomatique de la perte de cette cohésion. L’intérêt étant : d’un côté, d’évaluer dans quelle mesure l’usage de la catégorie « en développement » désinforme plus qu’elle n’informe ; de l’autre, de déterminer si les pratiques au nom du

« développement » au sein de l’OMC constituent des dispositions hystérétiques, « c’est-à-dire de dispositions qui continuent de guider les actions malgré la disparition du champ dans lequel elles se formaient autrefois » (Schindler & Wille, 2015, p. 345). Sans doute, en faisant table-rase de cette étiquette afin de potentiellement la reconstruire par induction, soit à partir de pratiques effectivement observées, l’on dressera un plus fidèle tableau de la configuration d’intérêts que doit accommoder une Organisation qui apparaît parfois au point d’implosion.

Commençons par la lecture de deux notes internes rédigées par l’Ambassadeur de notre pays-Membre anonyme (2018), qui fait référence, entre autres, à l’effondrement du G20 et des BRICS à l’OMC :

20 Membres du G20 : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie et Union européenne.

21 Membres du Cotton-4 ou C4 : Bénin, Burkina Faso, Mali et Tchad.

22 Membres du groupe Cairns : Afrique du Sud, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Indonésie, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Paraguay, Pérou, Philippines, Thaïlande, Uruguay et Viet Nam.

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• « Des plateformes cruciales pour la projection [de notre pays]

à l’OMC sont dans un processus apparent de mutation, voire de désaccord manifeste… Il appartiendra au pays de s’orienter dans un scénario plus difficile, où la construction d’alliances thématiques à géométrie variable deviendra encore plus pertinente, et pourra inclure aussi bien les pays développés que les pays en développement. En tant que règle horizontale, une logique d’intérêts rigidement différenciés entre les pays en développement, d’une part, et les pays développés, d’autre part, ne s’applique pas à l’OMC. »

• « En ce qui concerne les BRICS,23 le groupe n’a pas été une plate-forme opérationnelle à l’OMC. Les différences d’intérêt sont frappantes. »

L’étude des causes de l’effondrement de la cohésion développementaliste au sein du global-politique mériterait un travail en soi. Néanmoins, certains penseurs de premier plan de la mondialisation peuvent éclairer la route. Par exemple, les travaux de l’économiste Branko Milanovic (2016) démontrent comment, depuis les années 1980, une part croissante des inégalités de richesse mondiales est expliqué par les inégalités de richesse dans les pays, à l’opposé des inégalités de richesse entre les pays. En somme, dans cette configuration naissante, explique l’auteur, s’entrechoquent deux perceptions des clivages mondiaux : d’un côté, il y a

« le monde selon Frantz Fanon » entre « puissances coloniales et puissances colonisées » et où l’inégalité entre les pays est le facteur explicatif dominant ; d’un autre côté, il y a « le monde selon Karl Marx » entre « classes sociales riches et classes sociales pauvres » et où l’inégalité dans les pays est le facteur explicatif dominant (Milanovic, 2016, pp. 128-129). La prépondérance croissante de l’inégalité entre classes comme facteur déterminant des comportements politiques constituerait donc une raison pourquoi l’étiquette de « pays en développement » ne collerait plus aux comportements réels, observés dans la pratique stratégique de ces pays.

Le fait d’inscrire les comportements des pays en développement dans ce contexte plus large de changement dans la distribution des richesses mondiales nous permet sans doute de mieux saisir les pratiques constatées à l’OMC. Dans une certaine mesure, l’on pourrait même

23 Membres des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

80 venir à excuser les fautes de cette Organisation qui tente tant bien que mal de faire le grand écart entre un fossé creusé par la démultiplication récente de visions concurrentielles du monde.

À ce titre, une note datée 2018 constate :

« La convergence de vues, qui prévalait au début des années 1990, en faveur de l’économie de marché, de l’ouverture et de l’intégration commerciale s’est diluée… Cette convergence de vues est également diluée par l’effet de démonstration de la montée de la Chine et du modèle alternatif du soi-disant ‘capitalisme d’État chinois’ » (Ambassadeur X).

La Chine, entrée dans l’OMC en 2002, lors du lancement du cycle de Doha, a toujours fait figure « d’éléphant tranquille » dans cette institution (Cai, 2011, p. 207). Mais, dès 2017, celle-ci se place au premier plan de l’impulsion plurilatérale au sein de l’OMC, en fondant par exemple, le groupe d’intérêt des ‘Amis de la facilitation des investissements pour le développement’24 en organisant des « petits déjeuners informels » (Mission X, 2017), en transmettant des « lettres conjointes, » au nom des ‘Amis,’ mobilisant l’opinion à travers le domaine des influences afin de promouvoir « une décision ministérielle sur la question à Buenos Aires » à la fin de l’année (ibid.)… Et qu’on ne dise pas que la « politique des petits déjeuners » n’est pas efficace : un « brouillon » issu d’un de ces évènements informels, daté 29 novembre (10 jours avant le sommet de Buenos Aires), présente d’incroyables similarités avec la Déclaration officielle (Mission X, 2017).

La disposition chinoise au sein de l’OMC, dans la période 2017-2018, est intéressante car elle est ambigüe : tandis que ce pays-Membre s’oppose horizontalement à toutes les initiatives portées par son rival systémique, les États-Unis ; la Chine se pose par ailleurs en chef de file parmi d’autres pays-Membres en développement. Le pays devient ainsi l’interface entre un ‘ancien ordre’ tiers-mondiste calqué sur le modèle occidental de la Guerre froide à un nouveau régime fédéraliste de pays-Membres en développement alignés sur le modèle chinois.

Évidemment, cela ne va pas sans causer des remous, dès lors que les intérêts de la Chine ne vont pas toujours dans le sens des intérêts d’autres pays en développement de taille, comme l’Inde. Ainsi, lors d’une réunion informelle avec pour objet la proposition chinoise en matière de facilitation des investissements pour le développement à l’OMC, le délégué indien s’est montré méfiant face à l’intérêt pourtant affiché par la Chine de se concentrer uniquement

24 Membres du groupe informel : Argentine, Brésil, Kazakhstan, Chili, Chine, Colombie, Hong-Kong, Mexique, Nigeria, Pakistan, Corée, Qatar, Mauritanie et Libéria.

81 sur la notion facilitation » (Mission X, 2017). Il y avait une perception croissante, au sein des pays « récalcitrants » que la Chine reviendrait plus tard sur sa posture « pro-développement » afin d’y introduire des clauses intrusives d’accès au marché, ou de règlement de différends (Ambassadeur X, 2018). Un an plus tard, peu de choses avaient changé : lors d’un déjeuner informel avec quinze Représentants permanents « issus de pays-Membres clés de l’OMC » selon un autre communiqué, la Ministre du Commerce indienne « M. Sitharaman a réitéré son objection à discuter de ‘nouvelles questions’… et a mis l’accent sur les principales priorités indiennes (sécurité alimentaire et facilitation des services en particulier) » (Mission X, 2018).

Dans ce contexte changeant, la notion de « développement » semble perdre l’équilibre au sein de l’OMC. Qui plus est, sous le feu des projecteurs états-uniens, celle-ci fait l’objet d’inquiétudes profondes. Inaugurant la session plénière de la Conférence ministérielle de Buenos Aires, le Représentant permanent des États-Unis Robert Lighthizer fait part de ces préoccupations (2017) :

« Nous devons clarifier notre compréhension du développement au sein de l’OMC. Nous ne pouvons pas maintenir une situation dans laquelle les nouvelles règles ne peuvent s’appliquer qu’à quelques-uns, et que d’autres se verront accorder une autorisation au nom d’un statut de développement auto-proclamé. »

Dès lors que les divers blocs constitués par les pays-Membres en développement subissent des modifications internes les poussant au bord de la rupture, les États-Unis, dans le cadre d’une politique « menée sur tous les fronts » (Ambassadeur X, 2018) vis-à-vis de la Chine, contestent la typologie développement/développé qu’ils avaient jadis contribué à créer.

Comme déjà mentionné lors du Chapitre 1, il n’y a pas de critère ad hoc déterminant les catégories de pays-Membres « en développement » à l’OMC. Au contraire, il revient aux Membres eux-mêmes de « s’auto-proclamer» comme indique le Représentant états-unien.

Ainsi, l’accès au statut « en développement » accorde aux pays-Membres une quantité significative d’avantages techniques et traitements préférentiels. À la lumière de ces privilèges, un pays-Membre a tout intérêt à « s’auto-proclamer » comme « en développement » s’il le peut.

En effet, pour reprendre notre langage théorique, le statut « en développement » affecte la dimension régulative du comportement des acteurs et, en un sens important, élargit l’offre et la souplesse des pratiques mises à disposition des acteurs diplomatiques. Dès lors, les pratiques au « nom du développement » ne constituent pas des dispositions hystérétiques à l’OMC : elles se fondent sur un champ dont la dimension régulative est réelle, même si contestée. En fait, le

82 problème est ici inversé : ce n’est pas le champ qui disparaît sous les pieds des pratiques, mais plutôt les pratiques de certains acteurs qui sont accusées de n’avoir rien à faire dans cette dimension régulative du « développement. »

Nous arrivons donc à un point central de notre analyse, qui sous-tend une partie des tensions observées au sein de l’OMC. D’une part, nous avons constaté que l’instauration progressive et informelle de pratiques négociatrices plurilatérales s’oppose, dans ses dimensions cognitives, normatives et culturelles, à une croyance fondamentale – partagée notamment par les pays-Membres « récalcitrants » – que seule la décision par consensus, et donc multilatérale, devrait être privilégiée : car seul le multilatéralisme est à même de prendre en compte les intérêts réels des pays en développement, qui s’incarnent dans le PDD. D’autre part, nous avons noté que ce désaccord au niveau des « valeurs, les modèles de comportement et les conceptions de l’action » (Crozier, 1967, p. 59) du développement ne se reflète pas pour autant dans les « règles du jeu » de l’Organisation : le fait d’être « en développement » renvoie à la dimension régulative des champs d’action, et non pas aux dimensions cognitives, normatives et culturelles des pratiques.

En d’autres termes, il y a d’une part les pays-Membres « en développement » qui agissent sous l’égide du traitement spécial et différencié que ce statut confère (dimension régulative) ; et il y a d’autre part les pays-Membres « pour le développement » qui légitiment leurs pratiques en invoquant l’impératif du développement (dimensions cognitives, normatives et culturelles).Or, tandis que la première (dimension régulative du statut « en développement ») fait l’objet de critiques de Membres développés, qui estiment qu’elle ne reflète plus la réalité, et serait devenue la victime d’opportunismes variés ; la seconde (dimensions cognitives, normatives et culturelles du statut « en développement ») fait débat au sein des pays-Membres en développement, soit ces « pros- » et « antis- » plurilatéralisme que nous avons décrit précédemment. Nous pouvons donc dresser le schéma suivant :

83 Figure 11 : Groupes « anti- » et « pro- » plurilatéralisme et le « développement »

SOURCE : ÉLABORATION DE LAUTEUR. Dans la section suivante, nous essaierons de déterminer comment les pratiques observées empiriquement proposent de résoudre ce paradoxe existant au sein de l’OMC. Nous établirons que, comme tout dans l’Organisation, ce conflit d’intérêts entre pays-Membres « en développement » fait lui aussi objet d’une négociation. Cette négociation serait soutenue par un double-discours visant à « privilégier les processus de décision plurilatéraux » tout en

« réaffirmant la primauté du multilatéralisme. » Dans la pratique, le plurilatéralisme se présenterait donc comme une « poursuite par d’autres moyens » de la voie multilatérale, dans la mesure où « l’un vient à renforcer l’autre. » Passons donc à la section suivante qui approfondira notre analyse et nous donnera les moyens de répondre enfin à notre problématique.

4.4. Plurilatéraux, multilatéraux, et stratégies de sortie