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Le changement dans les organisations internationales

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.2. Constructivisme et changement dans l’organisation internationale

2.2.3. Le changement dans les organisations internationales

Barnard constate que « la survie d’une organisation dépend de la maintenance d’un équilibre complexe dans un environnement physique, biologique, social, ainsi que de forces internes, qui changent et exigent constamment le réajustement de l’organisation. » Pour ce dernier, l’intérêt central d’une approche scientifique aux organisations doit porter non seulement sur

« conditions externes auxquelles doit se calquer l’ajustement, » mais aussi sur « le processus par lequel ce changement est accompli » (Barnard, 1968, p. 6 ; cité dans Williamson, 1985, pp.

5-6).

Selon Michel Crozier, le changement dans une organisation internationale « peut se produire d’abord au niveau institutionnel des règles du jeu et se répercuter ensuite seulement sur les modèles de comportement et valeurs » (Crozier, 1967, p. 59). Pour reprendre le vocabulaire de la section précédente, l’aggrégation des pratiques dans un champ est à même

52 de changer une organisation – et ce, même dans un scénario de fonctionnement « normal » ou

« stable » – et ce changement se répercute ensuite sur les dispositions des agents et leurs pratiques individuelles. Mais les courants pratiques admettent aussi l’inverse : la réflexivité des agents les mène à adapter continuellement leurs pratiques aux enjeux de l’environnement. Or, depuis les années 2010, une littérature croissante s’intéresse particulièrement à comprendre le changement dans les organisations internationales. Celle-ci incorpore les leçons des courants réaliste, libéral et constructiviste, en relations internationales, sous une approche sociologique (Nay & Petiteville, 2011, p. 14).

Par ailleurs, dans cette littérature, Marieke Louis et Lucile Maertens (2014) définissent le changement dans une organisation internationale comme « toute modification formelle et/ou substantielle du mandat de l’organisation internationale » (p. 185). Nous adopterons ici la même définition. L’étude évolutive de la notion de « développement » au sein de l’OMC, présente dans ce travail, oppose, après tout, ce concept au « mandat originel » hérité du GATT, grossièrement décrit comme la préservation de la paix par le commerce, ou la favorisation du libre-échange par la réduction des barrières douanières. En effet, le débat normatif sur le mandat de l’OMC est réel et il bat son plein, comme en attestera notre enquête empirique (Chapitre 4).

Ainsi, James Mahoney et Kathleen Thelen (2010, p. 15) distinguent deux principaux types de changement possibles au sein d’une organisation internationale. D’une part, il y a le changement au niveau institutionnel : soit le remplacement des règles existantes par de nouvelles règles, ou l’ajout de nouvelles règles. On parle alors de substitution ou d’empilement institutionnel. D’autre part, il y a le changement d’ordre cognitif et normatif : soit celui qui

« amène l’organisation internationale à réévaluer son rapport à son environnement, via une inflexion des règles existantes » (ibid.). On parle alors plutôt de changement dérivé ou de conversion. Selon ces auteurs, les deux types de changement mentionnés ci-dessus peuvent mener à la réinterprétation par les États membres du mandat originel de l’organisation internationale. La figure ci-dessous résume ces éléments.

53 Figure 8 : Ébauche de typologie du changement dans l’organisation internationale

SOURCE : ÉLABORATION À PARTIR DE MAHONEY &THELEN (2010).

En se fondant sur ces éléments, Olivier Nay et Franck Petiteville (2011, p. 19) distinguent cinq dimensions sociologiques du changement dans une organisation internationale.

Tout d’abord, ces auteurs proposent deux dimensions au changement institutionnel : la dimension régulative désigne « la mise en forme juridique de l’institution » tandis que la dimension matérielle consiste en « les instruments d’action publique, les outils managériaux, les procédures techniques et financières, les objets matériels, ainsi que l’organisation des bureaux et des bâtiments » de l’institution. Ensuite, Nay et Petiteville ajoutent une variante culturelle au changement cognitif ou normatif. Ainsi, selon ces penseurs, tandis que la dimension cognitive désigne les « cadres de pensées », les « formes de savoirs partagées » au sein de l’institution ; la dimension normative renvoie aux « principes prescriptifs informels qui imposent les formes appropriées de comportement » ; et la dimension culturelle incarne les

« croyances intériorisées » au cours des « échanges répétés » ayant lieu au sein de l’organisation. En outre, précisent ces auteurs, ces dimensions se doivent d’être conçues comme

« enchâssées » dans le mouvement plus large d’une « configuration institutionnelle » précise.

Une nouvelle figure, ci-dessous, schématise ces nouveaux éléments.

Cependant, au lieu de suivre à la lettre les recommandations de Nay et Petiteville, il serait intéressant ici – après tout, nous arrivons au bout de ce chapitre – de mettre en relation ces cinq dimensions avec les contributions de Mahoney et Thelen (2010), ainsi que de les conceptualiser sous l’angle du courant des pratiques en relations internationales.

54 D’un, force est de reconnaître que, quelle que soit la dimension de changement considérée, celle-ci peut faire l’objet d’une appréciation réflexive par un acteur (pays-Membre ou individu) de l’organisation internationale ou son environnement. En effet, même le changement graduel et pour ainsi dire « invisible » peut éventuellement être soumis à la réflexivité – telle que la définit Ulrich Beck – des individus et membres de l’organisation internationale. Nous établirons ainsi l’hypothèse que chacune des cinq dimensions susmentionnées peuvent faire l’objet d’un exercice réflexif ex post de la part des pays-Membres, individus ou tiers au sein de l’environnement de l’organisation internationale.

De deux, nous pouvons établir un lien entre ces concepts et les outils théoriques des courants pratiques en relations internationales. En effet, il semble que les dimensions régulative et matérielle proposées par Nay et Petiteville touchent à ce qui concerne le champ, tandis que les dimensions cognitive, normative et culturelle relèvent davantage des pratiques. Par exemple, tandis les deux premières dimensions nous renvoient à des facteurs organisationnels physiques et juridiques affectant surtout les positions des acteurs, les trois dernières dimensions nous renvoient à des facteurs organisationnels psychologiques et sociologiques qui eux affectent plutôt les dispositions des acteurs. D’autres liens peuvent être faits entre ces deux cadres théoriques que nous avons adoptés, ainsi la figure ci-dessous développe « l’ébauche » précédente pour y inclure tous ces éléments.

Figure 9 : Typologie du changement dans l’organisation internationale

SOURCE : ÉLABORATION DE LAUTEUR.

55 À la lumière de ces informations, l’on pourrait encore se demander : mais qui provoque le changement, et pourquoi ? Cette question, simple d’apparence, occulte certainement des problématiques bien plus complexes. De ce fait, la partie droite de la figure ci-dessus définit le changement tel le résultat d’un processus réflexif. Il ne favorise pas, cependant, un acteur sur un autre comme vecteur principal de changement, au contraire : il les admet tous comme participants de ce processus. Selon l’auteur, ce choix – ou non-choix –, apparaît pertinent dans le cadre de notre travail. Voici quelques éléments de justification.

D’un, le rôle attribué à l’organisation internationale dans son propre processus de changement est contesté. D’un côté, la littérature sur la sociologie du changement dans les organisations internationales accorde des « capacités de manœuvres propres » à ces institutions, qui, à l’instar d’un organisme vivant, usent de stratégies d’adaptation et résilience pour assurer leur propre préservation (Louis & Maertens, 2014, p. 187). D’un autre, les héritiers du néolibéralisme institutionnel de Keohane affirment que ces institutions changent non pas parce qu’elles sont fortes et résilientes, mais parce qu’elles sont faibles et instrumentalisées par un ou plusieurs pays-Membres puissants qui ne voient finalement dans l’organisation internationale qu’un instrument pour imposer leurs propres intérêts au sein du global-politique.

Et l’on pourrait encore admettre une position intermédiaire, inspirée de l’étude des systèmes naturels, selon laquelle le changement serait le résultat agrégé – mais somme toute non-prémédité – de glissements incrémentaux à divers niveaux de la structure, ceux-ci en revanche portés par les intérêts hétéroclites des individus et pays-Membres.

Ce travail n’a pas pour ambition de prendre parti dans ce débat. En effet, notre problématique ne cherche pas à déterminer qui a la mainmise sur le processus de réforme de l’OMC. En réalité, nous ne nous intéressons pas tant à l’aboutissement du changement lui-même qu’à ses processus, ses dimensions, et c’est pourquoi le schéma les détaille davantage.

Ainsi, si la question du « nouveau mandat de l’OMC » est certainement passionnante, elle constitue une question de recherche en soi. Ici, nous nous contenterons de mieux concevoir les nouveaux processus plurilatéraux de l’Organisation sous l’angle du débat normatif autour de la notion de développement, dans un possible nouveau mandat.

Une autre raison pour cette prise de position se fonde sur ce que Michel Crozier nomme l’apprentissage institutionnel. Développons donc rapidement cette idée, en l’alignant avec d’autres notions évoquées précédemment. Selon Crozier, le concept d’apprentissage institutionnel désigne « les processus par lesquels les membres d’ensembles complexes parviennent à passer d’un système de jeux à régulation fruste à un système de jeux à régulation

56 plus élaborée, où la compétition est meilleure » (Crozier, 1967, p. 58). Sous cet angle, le

‘mobile’ du changement dans une organisation internationale, si l’on devait effectivement en trouver un, serait autoréférentiel et consisterait donc à simplement organiser et puis, réflexivement, mieux organiser, et ainsi de suite : toujours trouver de meilleures bases pour la coopération internationale, approfondir les processus d’institutionnalisation voire d’intégration économique.

Cette notion de Crozier peut être appréhendée, plus généralement, à la lumière de l’idée, formulée par Bauman, que la « mondialisation » est l’essence-même de la « nouvelle mondialité de la condition humaine » (Bauman, 2001). Similairement, Beck voit dans ce qu’il nomme la « modernité réflexive » un effort continu d’adaptation et réadaptation dans la structure mondiale qui, en un sens, se confond finalement avec ses processus (Beck, 1994). Or tant cette « nouvelle mondialité » ’mondialisante’ de Bauman, que l’aspect réflexif et somme toute ‘tâtonnant’ de la modernité selon Beck, semblent trouver dans la notion d’apprentissage institutionnel de Crozier un versant organisationnel. Nous revenons ainsi à la conception dialectique du multilatéralisme évoquée dans les sections précédentes, inspiré de la dialectique de l’histoire selon Polanyi (1983). Soit ce double-processus « d’institutionnalisation et régulation de l’ordre établi » d’un côté, et « d’interaction et transformation de l’ordre établi » de l’autre (Cox, 1992, p. 163). Pour une institution comme l’OMC, l’apprentissage institutionnel incarne l’éthos même de la mondialisation des gouvernementalités au sein du global-politique.

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