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Chapitre 1 : Revue de la littérature

1.1. Crises à l’OMC et « crise de l’OMC »

1.1.3. Un système en crise

Si jusqu’à présent la réflexion s’est avant tout concentrée sur l’OMC et ses crises, il est temps maintenant d’élargir son point de vue afin de mieux comprendre comment les dysfonctionnements manifestes dans cette Organisation sont également symptomatiques de crises plus larges, plus complexes, communément rassemblées sous le terme de crise du multilatéralisme. Évidemment, encapsuler une partie significative des changements structurels affectant aujourd’hui le monde en un seul mot n’aiderait pas nos efforts. Ainsi, il s’agira tout d’abord de passer en revue quelques éléments de réflexion sur la crise du multilatéralisme, présents dans la littérature. Puis, on évaluera les manières dont ce phénomène affecte l’OMC, à l’aide d’exemples présents dans la littérature récente.

Le multilatéralisme

La notion d’un multilatéralisme en crise, en soi, n’est pas nouvelle. Celle-ci peut être retrouvée, par exemple, en 1988, au sein d’un recueil d’articles intitulé The U.N. Under Attack, qui proposait un agenda de réforme à l’Organisation des Nations unies (ONU), alors sous croissante pression américaine (Harrod & Schriver, 1988). En outre, écrit Cox (1992), le multilatéralisme se doit d’être conçu comme une construction historique, économique et politique, issue d’un contexte spécifique qui est celui du capitalisme de marché. Enfin, poursuit-il, le multilatéralisme en pratique anime un processus dialectique :

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« Le multilatéralisme peut être examiné de deux points de vue : l’un, comme l’institutionnalisation et la régulation de l’ordre établi ; l’autre, comme le locus des interactions visant à transformer l’ordre établi. Le multilatéralisme, c’est ces deux choses, mais chacune des deux trouve sa base dans une part différente de la structure générale du multilatéralisme, et chacune des deux poursuit une stratégie unique.7 » (p. 163)

La capacité de distinguer ces deux principes à l’œuvre dans le multilatéralisme – institutionnalisation et transformation – nous permet de mieux saisir le processus dialectique de sa crise. En outre, une telle distinction s’aligne aisément avec une interprétation de l’histoire comme en propose Polanyi dans La Grande Transformation (1983) : l’avènement du multilatéralisme comme mécanisme de régulation du capitalisme mondial implique l’instauration d’un double mouvement. Il écrit : « le marché s’est continuellement étendu, mais ce mouvement a rencontré un contre-mouvement contrôlant cette expansion dans des directions déterminées » (Polanyi, 1983, p. 179). Comprendre la crise du multilatéralisme sous le prisme de l’OMC revient ainsi à comprendre la place de l’OMC dans ce « double mouvement », et la mesure en laquelle l’Organisation y cristallise d’une part un principe d’institutionnalisation, et d’autre part un principe de transformation. Ces éléments seront davantage élaborés dans le Chapitre 2. Ici, satisfaisons-nous de passer en revue quelques exemples courants dans la littérature avant d’introduire la section suivante.

Une thématique majeure relevant de la crise du multilatéralisme concerne la question de la légitimité des organisations internationales. Selon Hooghe et al. (2019), on retrouve ici la perception selon laquelle le système de gouvernance multilatéral a échoué à subvenir aux besoins des électeurs de pays développés. Ainsi, tandis que l’institutionnalisation d’une gouvernance mondiale a favorisé la réduction des coûts de transaction commerciaux et des asymétries d’information entre États, tout en imposant des « règles du jeu sur des relations qui jadis furent déterminés par le pouvoir, » celle-ci a également rendu ce système de gouvernance susceptible à être transformé par la politique nationale : les citoyens des pays-Membres s’expriment ainsi sur le devenir de l’OMC (Hooghe, Lenz, & Marks, 2019, p. 733). En outre, en étudiant les effets de la perception civile de la légitimité des organisations internationales, les sociologues Tallberg et Zürm (2019), remarquent l’impact significatif que l’élection du

7 Toutes les italiques présentes dans ce travail sont ajoutées par l’auteur.

18 Président des États-Unis, Donald Trump, a eu sur l’intégrité du régime commercial multilatéral maintenu par l’OMC (p. 582).

Au-delà des États-Unis, s’il existe aujourd’hui un autre pays-Membre fréquemment associé à l’état dysfonctionnel de l’OMC, il s’agit sans doute de la Chine. En bref, l’accession de la Chine dans l’Organisation en 2001 était motivée, d’une part, du côté Chinois, par une volonté de marquer une nouvelle phase dans la stratégie d’ouverture du pays à l’égard de la mondialisation des échanges (Li, He, & Wu, 2020). D’autre part, du côté des États-Unis, l’accession chinoise annonçait une décennie de croissance économique et libéralisation politique pour la Chine et le début de la fin pour son Parti Communiste (Halverson, 2004).

Évidemment, ce n’est pas ce qu’on constate aujourd’hui à travers la littérature, qui tend à considérer la Chine comme un « preneur de règles » (à l’opposé d’un « édicteur de règles » comme les États-Unis) pragmatique, une force conservatrice dans l’OMC qui chercherait à tirer avantage du statu quo (Weinhardt & ten Brink, 2020). Le fait que la Chine incarne aujourd’hui un « éléphant tranquille » (Cai, 2011, p. 207) au sein de l’OMC constitue un contre-mouvement surprenant dans le processus d’expansion de l’Organisation dans la régulation mondiale du commerce. Plus largement, Petiteville (2013) écrit :

« L’inclusion des puissances émergentes dans le ‘club’ a contribué à un rééquilibrage Nord-Sud à l’OMC, mais a aussi rendu le leadership de la négociation beaucoup plus hétérogène et clivé qu’à l’époque du GATT, accroissant d’autant les risques de paralysie de la négociation » (p. 359).

En ce qui concerne le domaine des relations internationales, les idées élaborées ci-dessus trouvent écho dans son école constructiviste. Émanant des travaux de Wendt (1992), le constructivisme dans les relations internationales s’insère entre réalistes et libéraux pour défendre l’idée que l’état actuel de la gouvernance mondiale doit être conçu comme partie intégrante de l’environnement socialement construit dans lequel opèrent les États. Sous cet angle, les « règles du jeu » établies par l’OMC incarnent une « compréhension commune constitutive des identités et intérêts » de ses acteurs (Finnemore, 1996 ; cité dans : Checkel, 1997, p. 473). À la lumière de ces éléments, il s’agira dans la section qui suit d’explorer ce que dit la littérature sur le caractère normatif de l’Organisation du point de vue de ses pays-Membres, tout en examinant les contributions constructivistes au processus formel de réforme de l’OMC – réponse institutionnelle aux transformations contemporaines susmentionnées.

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