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Chapitre 3 : Méthode de recherche

3.2. Éléments de recherche empirique

3.2.1. Les télégrammes

Comme décrit précédemment, nous avons affaire à deux corpus de télégrammes envoyés par la Mission d’un pays-Membre en développement auprès de l’OMC à sa capitale

63 respective. Le premier corpus est constitué de 796 pages de télégrammes signés soit par l’Ambassadeur lui-même, soit par le diplomate chargé du dossier spécifique, pour la période de début 2017 à fin 2018. Il s’agit d’une sélection : donc, non-pas l’intégralité des communications pour la période donnée, mais seulement celles concernant les thématiques des processus plurilatéraux dans lesquels le pays s’engage à l’OMC. Le second corpus est le rapport de gestion de l’Ambassadeur sortant, daté fin 2018. Celui-ci consiste en un résumé exhaustif de l’évaluation par cet acteur de questions comme : la crise existentielle de l’OMC, la réforme de l’OMC, la crise de l’OA, une possible réélection du Directeur-général, la prochaine Conférence ministérielle, la participation du pays aux processus plurilatéraux de l’Organisation.

Pour des raisons de confidentialité, l’auteur a choisi de ne pas révéler l’identité du pays-Membre en question. Ceci pour trois raisons majeures : premièrement, lorsque j’ai rejoint la Mission j’ai dû signer un contrat recommandant un effort de discrétion pendant 3 ans ; deuxièmement, mon inexpérience dans la pratique des relations internationales implique que je ne saurais pas simplement sélectionner et dévoiler seulement ces informations qui seraient utiles pour notre analyse mais somme toute inconséquentes; enfin, l’anonymisation de données qui ont étés confiées en bonne foi relève ici de l’éthique du chercheur (Walford, 2005, p. 85).

Quoi qu’il en soit, on pourrait s’étonner face à l’idée d’utiliser des télégrammes pour étudier des pratiques organisationnelles. De fait, l’usage de telles données est rare dans la littérature. Ceci peut être dû à divers facteurs : le haut volume de documents, une difficulté d’obtention de documents intéressants, préférence pour l’ethnographie ou autre méthode plus

‘directe’ d’observation, etc. Donc, la section qui suit visera à justifier ce choix que nous faisons ici, en citant quelques notions issues de la littérature sur les pratiques en relations internationales qui pourraient nous guider par la suite.

Rappelons-nous tout d’abord que tant la sociologie des organisations que l’approche par les pratiques des relations internationales considèrent la stabilité organisationnelle comme un accomplissement (Barnett & Finnemore, 1999, p. 724). Similairement, ces deux disciplines admettent que, paradoxalement, la stabilité organisationnelle est à même de mener au changement : par exemple, car « l’action ordinaire » peut avoir des conséquences inattendues (March, 1981, p. 567) ; ou bien parce qu’une organisation résiliente n’est pas rigide mais, au contraire, souple. Ainsi, l’appréhension de l’action ordinaire des acteurs peut informer le chercheur sur les processus de stabilité et de changement affectant la structure. De fait, écrit Reckwitz (2002), « la structure, en termes de théorie de la pratique, est en grande partie formée par la routinisation, qui renvoie à sa temporalité » (p. 255). Ceci nous envoie à une question

64 centrale de notre analyse empirique : les télégrammes diplomatiques relèvent-ils d’une pratique routinière ? Il me semble que oui, et c’est en une importante mesure la raison pour laquelle nous les utilisons ici. Quelques mots là-dessus.

Selon Bueger et Gadinger (2015), les acteurs co-construisent l’ordre social par leur responsabilité dans les pratiques, et changent la structure par leur réflexivité. Or, la réflexivité des acteurs est principalement mise en pratique « à travers des comptes mutuels » (p. 453). Les télégrammes que nous avons obtenus font exactement ceci : ils rendent des comptes.

Évidemment, n’importe quelle Mission diplomatique doit d’une manière ou d’une autre rendre des comptes à sa capitale. Ainsi, Aileen Kwa (2003) démontre, grâce à de nombreux témoignages anonymes de Représentants permanents auprès de l’OMC, comment la communication entre Genève et les capitales du monde est fondamentale dans la compréhension de l’échiquier politique de l’Organisation. Nous rejoignons ici la notion de ‘monde du devenir’

développée par Roxanne Lynn Doty (1997) : l’ordre international « est le produit de l’établissement, de la reconstitution et du maintien continus des relations entre les acteurs, les objets et les artéfacts matériels » qui le composent (p. 376 ; citée dans : Bueger & Gadinger, 2015).

Pour ainsi dire, les télégrammes diplomatiques sont des egodocuments : à l’instar d’un journal intime, ceux-ci consistent en des descriptions détaillées, par les acteurs eux-mêmes, de leurs activités. Ce type de document est très important pour l’historien, et il le sera donc pour ce travail aussi. Ces documents informent autant sur ce qui a été accompli par les acteurs, que sur l’interprétation qu’ils en retirent. Ceci suppose, de la part du chercheur, une double-herméneutique au sens d’Anthony Giddens : à travers les télégrammes diplomatiques, on analyse tant le fait tel qu’il est observé, que le fait tel qu’il est interprété. Dès lors, à propos des pratiques textuelles, Bueger et Gadinger (2015) écrivent : « si les textes ne donnent pas un accès direct aux pratiques, ils fournissent des représentations de pratiques qui doivent être soigneusement interprétées » (p. 457). Creusons-donc davantage cette nature textuelle des télégrammes, et ce qu’elle implique pour notre analyse.

L’usage du texte permet selon Vincent Pouliot (2007) de se débarrasser des effets perlocutionnaires et illocutionnaires de l’interaction sociale, ne laissant plus que son aspect locutionnaire.15 En effet, dans le cas d’un télégramme, ou bien de n’importe quelle

15 Ces termes renvoient à l’influente théorie de John Austin (1962) sur la communication performative.

D’après ce philosophe, l’interaction sociale – le fait de ‘dire’ – recèle trois effets ou « actes » majeurs (Urmson, 1969, p. 29) : premièrement, l’acte « locutionnaire » désigne le contenu de ce qui a été dit ; deuxièmement, l’acte

65 communication écrite, le lecteur n’a accès qu’au contenu de ce qui a été dit, soit effectivement son acte locutionnaire au sens de John Austin (1962 ; cf. note ci-dessous). Quelles implications pour la recherche ? Selon Pouliot (2007) ceci signifie que le sens du texte est davantage objectivé : on vient à le lire et le comprendre non plus sous l’angle de l’acteur qui dit (et qui, ce faisant, influence par d’autres voies que la parole) mais sous l’angle plus large de l’intersubjectivité (p. 366).

Pour appuyer son argument, et afin de rendre davantage acceptables les pratiques textuelles comme objet d’analyse en relations internationales, Pouliot (2007) cite quelques auteurs d’intérêt pour nous aussi. D’une part, selon Lene Hansen (2006), le texte peut rendre certaines formes distinctes de connaissance acceptables (p. 7). D’autre part, d’après Eva Herschinger (2011), la langue est « un site d’inclusion et d’exclusion » qui crée un « espace de production et de dénonciation de subjectivités spécifiques dans le domaine politique » (p. 13).

À la lumière de ces éléments, le télégramme est une composante fondamentale de la pratique stratégique (Kratochwil, 1989, p. 35) que nous avons abordé précédemment. Ces documents servent non seulement à informer et accroître la cohérence de sa fonction gouvernementale, mais permet aussi à la Mission de situer et orienter son activité dans le contexte plus large d’un gouvernement central dont les intérêts nationaux se diffusent à l’international. En d’autres termes : (i) les acteurs diplomatiques rendent des comptes, entre autres, par le biais de télégrammes ; (ii) ces télégrammes consistent en une interprétation objectivée et routinière des pratiques quotidiennes de ces acteurs ; (iii) cette interprétation s’insère dans un calcul plus large de comportement stratégique et de gouvernance ; (iv) ce comportement stratégique affecte postérieurement les directives diffusées par la capitale aux diverses arènes internationales où le pays défend ses intérêts – dont l’OMC.

En outre, l’analyse est menée à l’aide d’outils comme Adobe Pro afin de trier les télégrammes dans l’ordre chronologique. Tous les documents ont été lus par l’auteur et ce dernier a conservé ceux qui concernent notre problématique. Ensuite, l’auteur a marqué les phrases à citer (exposés dans le Chapitre 4) tout en les répartissant dans de diverses catégories (comme : « prise de position formelle d’un pays-Membre » ou bien « commentaire informel d’un délégué »). Grâce à cette analyse au peigne-fin, l’auteur a pu tirer des conclusions à mettre en lien avec notre cadre théorique et nos objectifs de recherche. Par exemple, la relation entre

« illocutionnaire » désigne la manière dont on le dit ; enfin, l’acte « perlocutionnaire » désigne ce que l’on accomplit par la manière dont on le dit.

66 les événements informels dont détaillent les télégrammes et l’histoire nous a permis de concevoir une « histoire informelle » des pratiques de négociation plurilatérales dans l’OMC.