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Chapitre 1 : Revue de la littérature

1.2. La politique du développement à l’OMC

1.2.2. Le cycle « pour le développement » de Doha

C’est dans un tel contexte que le 9 novembre 2001, Mike Moore, alors Directeur général de l’OMC (1999 à 2002), inaugurait la quatrième Conférence ministérielle de l’Organisation à Doha, Qatar, sous le regard exclusif de la royauté locale et des ministres ou délégués issus de 142 pays-Membres. Sans doute, il n’était pas encore évident pour ceux présents que cette journée, des années plus tard, et pour des raisons élaborées dans ce travail, marquerait un tournant décisif dans la fonction normative de l’OMC. En effet, tandis que les mentions bienveillantes à l’égard du développement économique dans le discours du Directeur peut aujourd’hui amuser l’historien qui connait la suite, l’enthousiasme de Moore annonçant l’accession de la Chine comme preuve que le « commerce est une grande force unificatrice pour la paix » (OMC, 2001) peut encore, qui sait, faire gémir le plus haut dignitaire états-unien.

Il devient vite évident, lorsqu’on révise la vaste littérature existante sur l’OMC depuis sa création, que le cycle de Doha a affecté l’histoire de l’Organisation de manière significative.

Qui plus est, la myriade de nouvelles informations, éléments, facteurs de négociation issus de la période alimentent toujours aujourd’hui des discussions, débats, réflexions, voire confrontations entre les innombrables délégués, ambassadeurs, universitaires, journalistes, et autres membres du grand réseau d’acteurs composant l’OMC et son environnement jour après jour.

Dans les faits, ce travail n’a pas pour ambition de participer à cette discussion, à proprement parler. En effet, il ne s’agit pas ici, par exemple, de déterminer la contribution du cycle de Doha au développement économique effectif des « pays du Sud. » Ni de déterminer les causes de l’échec des négociations, aujourd’hui devenu « un cas d’école pour l’étude des

23 phénomènes d’impasse dans les négociations multilatérales » (Petiteville, 2013, p. 374). En revanche, il est important pour la résolution de notre problématique de comprendre comment la notion de développement a évolué dans les discussions sur l’OMC, et de voir comment le premier cycle de négociations « pour le développement » de l’Organisation a influencé ces discussions. Revenons donc à la littérature, où Pandolfi et Rousseau (2011) indiquent le chemin à suivre :

« L’intérêt de la problématique du développement au sein de l’OMC est qu’elle met précisément en avant le choix qui s’impose désormais quant au tempo de l’institution. Doit-elle suivre le rythme de la majorité de ses membres en développement (pourtant minoritaire en ce qui a trait au commerce) ou, au contraire, optera-t-elle pour le rythme de la minorité des développés (pourtant majoritaire sur le plan des transactions commerciales) ? » (p. 257).

Consciente que le cycle d’Uruguay avait été largement influencé par les priorités des pays les plus riches de la planète, et sans doute traumatisée par les évènements de Seattle en 1999, il était important pour l’OMC en 2001 de mettre un accent significatif sur les besoins de ses pays-Membres en développement à Doha, premier « cycle pour le développement » officiel de l’Organisation (Stiglitz & Charlton, 2005, p. 19). Ces négociations, traitant d’une vaste quantité de thèmes, étaient beaucoup plus ambitieuses que put autrefois être le GATT à l’égard du développement (Petiteville, 2013, p. 352) : elles étaient donc symboliques de l’expansion significative de l’OMC depuis sa création. En outre, le Directeur-général de l’Organisation avait saisi la valeur considérable que pouvait avoir un cycle de négociations « pour le développement » en termes de relations publiques (Nordström, 2005, p. 827).

« Dans le passé, l’OMC était l’affaire des États-Unis et de l’Europe ou au mieux du Quad8 ; maintenant, c’est un système commercial plus complexe. Vous devez aujourd’hui considérer les pays en développement comme une force » (Amorim, 2008, cité dans : Abélès, 2011, p. 137).

Le cycle de Doha marque-t-il un changement dans le régime des idées au sein de l’OMC ? Oui, selon Jane Ford (2003). Par exemple, l’Inde, « l’un des principaux opposants au régime commercial multilatéral, » y a changé son rôle pour devenir un négociant multilatéral majeur (Ford, 2003, p. 161 ; de Souza Farias, 2004, p. 475). Plus généralement, c’est à Doha

8 Groupe de pays composé de : États-Unis, UE, Japon et Canada.

24 que les pays-Membres en développement de l’Organisation ont consolidé et affiché leur identité de groupe, fondée sur une ambition renouvelée et réflexive vis-à-vis de leurs capacités réelles de faire avancer les intérêts du « Sud » au sein de l’OMC. Le Chapitre 2 élaborera davantage cette idée sous l’angle du constructivisme. Pour le moment, en vue d’illustrer ces propos, prenons un exemple concret du cycle de Doha : la question du coton.

L’opposition « Nord-Sud » n’est pas née avec l’OMC, mais c’est au sein de cette organisation internationale qu’elle prend toute sa forme. Les différends agricoles, notamment, ont provoqué des crises majeures entre ces deux blocs, dans les négociations de Doha : en effet, écrit Petiteville, « un enjeu a priori sectoriel comme le coton y est devenu emblématique des injustices Nord-Sud dès lors que quelques pays africains pauvres exportateurs de coton (Bénin, Burkina Faso, Mali, Tchad), soutenus par des ONG influentes comme Oxfam, se sont déclarés victimes de l’industrie cotonnière américaine subventionnée » (Petiteville, 2013, p. 353).

À ce sujet, les statistiques dépeignent un tableau surprenant : en 2003, la culture du coton constitue 60 % des revenus liées à l’exportation au Burkina Faso (Abélès, 2011, p. 120) ; tandis que de 2004 à 2005, les subventions fédérales des États-Unis à ses farmers dépassait largement le produit national brut du Burkina Faso (Hoekman & Kostecki, 2009, p. 179). Donc, afin de corriger un rapport de forces aussi déséquilibré, les pays-Membres en développement ont formé des coalitions. Appuyés par Oxfam, ainsi qu’une vaste quantité d’autres ONG, le

« Coton 4 » ou « C4 » (Bénin, Burkina Faso, Mali, Tchad) s’est donc formé pour dénoncer le protectionnisme américain en matière de coton.

D’ailleurs, on constate qu’un grand nombre d’autres groupes et coalitions, comme le G20 ou le groupe des pays de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) sont nés à Doha.

La majorité de ces groupes existe encore aujourd’hui, et ils creusent les tranchées existant au sein de l’instance de négociation de l’OMC. Plus encore que de simples catégories, ces groupes de négociation rassemblent « ministres, diplomates et experts, » et « affichent une étonnante régularité de réunions et développent des mécanismes de coordination interne et de représentation externe » (Petiteville, 2013, p. 360). Un groupe permet par exemple la réduction des coûts de transaction au sein de l’OMC, et ce-faisant hiérarchisent la complexité des pourparlers.

En tout cas, la question du coton avait de la peine à trouver une solution satisfaisante, et chaque camp reprochait à l’OMC de prendre parti pour le côté opposé (Abélès, 2011, pp.

123-124). Pour les uns, la question devait être abordée sous l’angle du développement, tandis

25 que pour les autres il ne devrait s’agir que d’une question commerciale (p. 125). Ce blocage, généralisé à l’ensemble du Programme de Doha pour le développement (PDD) dès lors que

« rien n’est accepté avant que tout soit accepté, » perdure encore aujourd’hui. De fait, la question agricole n’a jamais été résolue à l’OMC. Trop conscients de cette impasse, certains pays-Membres, comme l’Union Européenne, firent pression dès 2003 pour traiter par ailleurs des « questions de Singapour » (concernant investissements, concurrence, transparence et mesures de facilitation des échanges). Ce qui frustra davantage les pays-Membres défenseurs du PDD, pour lesquels ce serait une erreur d’aborder de nouvelles thématiques au sein d’une Organisation qui n’a pas encore épuisé les thèmes de Doha. Oxfam (2009) dénonce :

« En mettant le développement au centre des négociations commerciales, le message de Doha était qu’aucun pays ne devait être laissé pour compte et que le commerce allait être utilisé pour garantir une plus large distribution des bénéfices de la mondialisation… Maintenant plus que jamais, il est nécessaire de corriger les décennies de règles commerciales truquées et d’avantages déséquilibrés que la mondialisation a offert à certains pays au détriment des autres. » (p. 32)

Rapidement, ce conflit entre Nord et Sud sur une matière de développement économique prit des contours familiers. D’une part, Oxfam (2009), cités ci-dessus, a fait campagne dénonçant les « promesses non tenues » par le Cycle de Doha, et la « trahison » subie par les pays-Membres en développement à l’OMC. L’échec des négociations fut rapidement perçu comme un échec de l’Organisation à adhérer aux Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) de l’ONU, qui s’établissait comme modèle pour rendre plus cohérente la gouvernance économique mondiale (Puri, 2011, pp. 52-53). On commençait à parler de justice commerciale ou de commerce équitable. Derrière toutes ces positions, on redéfinissait toujours plus le commerce international selon les termes du développement économique. En effet, écrit Petiteville, « un grand nombre d’auteurs se sont prononcés en faveur d’un recentrage de l’OMC sur les enjeux de développement » (Petiteville, 2013, p. 358). Dans la mesure où le développement était davantage lié aux instances onusiennes qu’à l’OMC, la confrontation Nord-Sud favorisait des réinterprétations perçues comme « intrusives » du mandat de l’OMC.

Donc, ces voix pro-développement rencontraient de la résistance au sein de l’OMC.

Ces auteurs voyaient dans toute cette affaire une redéfinition dangereuse de la fonction de l’Organisation. D’un, le rapport Sutherland, commandé en 2004 par le Directeur-général de l’Organisation, précise : « l’OMC n’est pas un organisme de développement » (Sutherland, et

26 al., 2004, p. 71). Aussi, Hoekman et Kostecki soulignent que « la dimension de développement n’était en fait que ‘symbolique’ dans l’agenda de Doha » (2009, p. 179) ; Abbas estime que

« l’OMC n’a rien à proposer en matière de développement » (2005a, p. 896), et que la volonté d’ajuster la mission de l’Organisation aux impératifs de développement « revient à trop charger l’institution et finalement à en bloquer le fonctionnement » (2005b, p. 8). À ce titre, Debra Steger (2007) résume la situation :

« Alors que les négociateurs des pays développés décriraient l’objectif de l’OMC comme étant uniquement consacré à la libéralisation du commerce, il est clair que les pays en développement de l’OMC (qui forment désormais la grande majorité de ses Membres) considèrent également le développement comme un objectif clé de l’organisation… Il n’y a actuellement, il est juste de dire, aucune compréhension commune de ce qu’est le mandat de l’OMC » (p. 8).

Qu’est-ce que donc le mandat de l’OMC ? Une telle preuve de réflexivité organisationnelle vaut bien d’être analysée plus profondément. D’autant plus que cette question structure les lignes de fond du débat autour de la ‘réforme’ de l’Organisation. Ainsi, la section suivante présentera rapidement le débat autour la réforme de l’OMC, son lien avec la question des ‘nouvelles thématiques’ de Buenos Aires, et avec la sempiternelle problématique de la place du développement dans l’Organisation.

1.2.3. Le spectre de Doha et les « nouvelles thématiques »