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1 Le street art

1.1 Approche formelle, esthétique et sémiotique

1.1.1 Techniques et réalisation

Le street art désigne « toutes les incursions artistiques réalisées dans le paysage

urbain »140. Pour étayer cette définition donnée par Louis Bou dans l’ouvrage qu’il consacre

au street art à Barcelone, on pourrait également la compléter par celle que fait l’artiste italien

Microbo, soit toute intervention dans la rue qui peut provoquer une émotion141. Ce qui nous

intéresse dans cette approche, c’est que Microbo place le regardant au centre des préoccupations de l’artiste public. Le graffeur réunionnais Jace, qui a notamment peint à

Barcelone, assimile street art et « rues en bonne santé »142. À cela, il faut ajouter la notion de

gratuité et d’illégalité. Si l’on voulait résumer ce qu’est l’art public, on parlerait d’une manifestation esthétique liée à la ville, pensée pour un ou plusieurs regardants, réalisée hors du cadre légal et sur les moyens financiers de l’artiste.

En revanche, la locution « street art » peut parfois agacer car elle est très largement

employée de nos jours. Ainsi, certains musées et galeries d’art organisent-ils régulièrement des expositions sous cette bannière. On a également vu fleurir de nombreux ouvrages

consacrés à la question. Pour le graffeur Pex, le street art est une « étiquette que quelqu’un a

inventée et qui est très à la mode aujourd’hui. Elle sert à distinguer le graffiti le plus classique

et traditionnel des nouvelles tendances apparues ces dernières années »143. On peut noter, au

passage, que cette perspective évolutive pointe l’élargissement des matériaux utilisés et la diversification des techniques. À ce propos, le londonien D*Face met en garde contre les tentatives de caractérisation de ce phénomène, « il n’y a pas de limite à ce qui peut être

montré ou par qui, il est donc préférable de ne pas définir ce qu’est le street art »144 . En

d’autres termes, le street art propose une telle variété d’approches que tenter de le définir à

travers une liste de procédés serait vain. Ce travail nécessite pourtant de recenser les principales techniques mises en œuvre, tout en gardant en tête que ce catalogue est provisoire et en perpétuelle évolution.

140 Louis Bou, Street art, Barcelone, Monsa Publications, 2010, p. 7.

141 Voir l’entrevue de Louis Bou avec Microbo, ibid., p. 64.

142 Ibid., p. 185.

143 Entrevue avec Pez réalisée par Louis Bou, ibid., p. 94.

144 « The streets are there for anyone to be creative, there is no limit to what can be shown or by who, so it’s better to not define it», voir l’entrevue réalisée par Louis Bou avec D*Face, ibid., p. 140.

La peinture reste le procédé le plus répandu. Si le matériel utilisé dans les années 1980

en Espagne n’était pas pensé pour le graffiti, obligeant les writers de l’époque à être inventifs

–on détournait les équipements destinés à la production industrielle comme les sprays métalliques pour les carrosseries, on traçait sa signature au moyen de tubes de cirage, ou encore avec des bouteilles de plastique remplies de peinture et bouchées par des éponges pour former des feutres de grande taille– les ustensiles actuels permettent une plus grande facilité d’utilisation et une efficacité accrue. Il existe désormais des sprays de peinture acrylique ou des pots de grande contenance à bas prix.

La seconde technique la plus rentable et la plus répandue est celle du pochoir. Il nécessite un support solide, mais assez fin pour y découper les contours de l’image. Généralement, les artistes publics utilisent des lames de plastiques, de carton, de bois ou d’acétate –voire des radiographies– sur lesquels ils dessinent l’image qu’ils souhaitent reproduire. La technique du pochoir consiste ensuite à découper puis retirer les zones sur lesquelles ils passeront leur bombe de peinture. Une telle inscription nécessite parfois deux ou trois pochoirs différents afin de pouvoir superposer les couleurs et les formes. Pour Ariela Epstein, le pochoir est « le fruit de l’entrée dans l’ère visuelle » et permet, comme le fait remarquer Nataly Botero, « une optimisation du temps de production et de la densité du

message »145.

Les autocollants ou stickers et les affiches constituent des techniques très prisées des

artistes publics. Elles sont désignée sous le terme de stickart. Pour les stickers, il suffit de

disposer de feuilles vierges autocollantes, d’une imprimante laser et d’un logiciel de modifications d’images. Les posters nécessitent plus de matériel, de temps et d’argent. Leurs dimensions obligent souvent les poseurs d’affiches à se faire accompagner. Ces deux

techniques de stickart permettent également aux artistes de réaliser à même la feuille un

dessin qui sera unique. En outre, elles sont, comme un tag, rapides à poser sur les murs et

présentent un moindre danger de prise en flagrant délit. Les amendes sont moins élevées que pour la réalisation d’une peinture car l’autocollant et l’affiche peuvent être plus facilement

retirés. On peut en revanche souligner que l’impact visuel des stickers est restreint, car ils sont

bien souvent de petite taille et se fondent parmi les multiples signes de l’environnement urbain et particulièrement en Espagne où certains artisans –plombiers, menuisiers, serruriers, etc.– répandent dans l'espace public des autocollants de couleurs vives pour proposer leurs services.

La technique de la mosaïque est proche de celle du stickart. Les artistes publics eux-mêmes la classent dans cette catégorie, car il s’agit de coller quelque chose dans la rue. La mosaïque, tout comme la peinture acrylique, offre l’avantage d’être facile d’entretien et de grande longévité. Il s'agit de coller sur le mur une composition formée par des pièces de couleurs. Bien souvent, l'assemblage est préparé sur un premier support par l'artiste qui le colle ensuite sur le mur de son choix. Le mosaïste public le plus connu se nomme Space Invader et a répandu ses figures semblables à celles des jeux vidéo des années 1980 dans de

nombreuses villes dans le monde146.

Nous pouvons évoquer également le clean tag, aussi appelé graffiti inversé puisqu’il

ne s’agit pas de peindre un support mais d’enlever une couche du mur afin d’y inscrire quelque chose. Certains artistes procèdent de façon écologique, en ne faisant que gratter ou pulvériser les surfaces salies avec des produits non toxiques. Ils utilisent également des pulvérisateurs d’eau à forte pression. D’autres emploient de l’acide, de l’eau de javel. Enfin, il en est certains qui mélangent toutes ces techniques.

Un autre procédé, moins répandu, est le yarn bombing qui consiste à recouvrir le

mobilier urbain de tricots adaptés à la physionomie de l’objet que l’on veut habiller. Le

collectif Knitta Please a réalisé, par exemple, des tricots qu’il a destiné aux statues de type

antique de la capitale française. En Espagne, les « tricoteurs » de Teje la araña ont également

pris l’habitude de déguiser le mobilier urbain madrilène. Cette pratique désacralise les objets qu’elle recouvre et prête à rire.

L’accumulation et la superposition de ces techniques dans l’espace urbain invitent tout un chacun à prendre part au jeu. Quant à la réalisation, bien que plus ou moins tolérées, les

productions de street art sont interdites et punies par la loi. C’est pourquoi elles sont réalisées

souvent la nuit. « Courir, escalader un mur, une voiture du métro, ou un pignon d’immeuble, manipuler à bout de bras une longue perche télescopique munie d’une brosse à peinture, se mouvoir en équilibre sur un toit pentu ou rester suspendu à une corniche d’immeuble », ainsi

se résument parfaitement les interventions nocturnes des artistes publics147. Pour assurer une

bonne visibilité à leurs œuvres, comme le ferait le conservateur d’un musée pour mettre en valeur un tableau, les artistes publics investissent des lieux difficilement accessibles. Ils jouent aux acrobates, cherchent l’endroit qui soit à la fois visible, à l’abri des regards policiers et, si possible, éclairé la nuit par le faisceau d’un lampadaire public.

146 On peut consulter la page officielle de cet artiste français : http://www.space-invaders.com/.

Le rapport à la nuit me semble dépasser sa dimension pratique, stratégique [...]. Il y a sans doute du symbolique. Transgresser le sommeil, le repos, transgresser cette expérience commune pour se sentir dans l’activité de l’imaginaire, dans le rêve éveillé. Se sentir validé par la pratique d’une activité nocturne en opposition à une activité de jour généralement rémunératrice, échappée de la sorte à la mercantilisation d’une autre activité de l’homme. Sans doute y-a-t-il aussi comme une nuit des temps de l’écriture et du dessin, une scène primitive de l’activité humaine, une genèse de l’art pariétal qui se rejoue148.

La ville est ordonnée, organisée avec ses rues et ses commerces, le street art trouble ce

cours et rend la ville mouvante, vivante. Ces productions échappent aux diktats de l’image car

elles sont clandestines et participent à la réappropriation des murs publics, trop investis de publicités.

Ainsi, à la clandestinité et à la transgression se mêle la notion de dissidence. Les inscriptions urbaines matérialisent une résistance, une insurrection qualifiée de « sourde » par Brassaï. On revendique la possession d’un espace, on refuse le matraquage publicitaire, le monopole d’une culture dominante et certains modèles de comportements pré-conçus. De fait, les graffeurs et artistes urbains connaissent parfaitement les codes publicitaires et les emploient pour mieux contrer les campagnes politiques et économiques : importance du lieu, signe accrocheur, utilisations de logos et de slogans, répétés parfois jusqu’à la satiété, concision du message et autopromotion. Il s’agit de réagir à l’envahissante marchandisation de la ville en utilisant les mêmes armes. L’intervenant urbain Neko ou la peintre Nuria Mora se plaisent ainsi à ouvrir les panneaux publicitaires lumineux afin de substituer la réclame par une de leurs œuvres. Il y a bien dans ce cas un « travail d’imitation » des actions utilisées par les adversaires que l’on combat, ici, la publicité et plus généralement la société de

consommation149.

Investir la rue de façon illégale, c’est aussi proposer un contre poids médiatique. José Vidal Beneyto nous aide à comprendre cette prise d’initiative de la part de la société civile. « La participation directe –c’est-à-dire en dehors des circuits de la communication de masse– des citoyens à la culture cultivée a diminué à l’échelle mondiale en termes relatifs au cours

des vingt dernières années »150. On comprend donc mieux en quoi ces interventions sur les

murs publics peuvent faire office de médium.

148 Gabriel Joly-di Nunzio, « Nocturnes », in Anart, graffitis, graffs et tag, p. 122.

149 Lilian Mathieu, op. cit., p. 169.

150 « La participación directa —es decir, fuera del circuito de las comunicaciones de masa— de los ciudadanos en la cultura cultivada, durante los últimos veinticinco años, ha disminuido, a nivel mundial, en cifras relativas », José Vidal Beneyto, « Hacia una fundamentacion teórica de la política cultural », in Revista Española de Investigaciones Sociológicas, nº16, 1981, p. 130.

Certaines de ces inscriptions n’ont d’autre but que de faire connaître leurs auteurs. La rue devient ainsi un tremplin pour les artistes n’ayant pas pu exposer dans une galerie. Dans

ce cas, l’œuvre est accompagnée d’une signature, d’un email ou de l’adresse d’un site web

afin que les personnes intéressées puissent contacter l’auteur. En ce sens, la rue devient l’espace de l’autopromotion, comme dans une galerie d’art, sans intermédiaire. Mais la présence d’un patronyme reste assez peu répandue.

D’autres investissent la rue par conviction et par rejet des circuits institutionnels. Ce sont précisément ces dernières œuvres qui nous intéressent car elles ont une réelle aspiration altruiste, elles invitent à repenser l’agora et ses relations sociales, à remettre en question le pouvoir politique ou certains monopoles économiques. Clara Lamireau, qui a travaillé sur les

graffiti du métro parisien, parle « d’écrits du seuil »151. Ces inscriptions urbaines se trouvent

en effet à cheval entre le licite et l’illicite et semblent atténuer la frontière entre domaine public et privé.