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2 Culture, contre-culture ou sous culture ?

2.2 Un art engagé

2.2.1 Un palliatif à la postmodernité

Le terme « post-moderne », est employé pour parler à la fois de notre époque, d’« une

sensibilité globale » et d’ « un nouveau type de socialité »222. Désignant un courant esthétique

et un contexte sociétal de pensée, il est au centre de nombreux écrits de philosophes et de sociologues contemporains. Gilles Lipovetsky le définit comme la « prédominance de l’individuel sur l’universel, du psychologique sur l’idéologique, de la communication sur la

politisation, de la diversité sur l’homogénéité, du permissif sur le coercitif »223.

Il réapparaît dans son acception actuelle dans les années 1970 et s’appliquait alors à

l’architecture explique Sophie Bilemdjian dans le Dictionnaire de la culture générale. Le

postmodernisme manifestait la volonté de s’affranchir « du diktat moderne de

l’avant-gardisme » tout en revendiquant la « liberté totale du créateur »224. Dans La condition

postmoderne, le philosophe Jean-François Lyotard précise que c’est avec la « crise des

222 Sophie Bilemdjian, Dictionnaire de la culture générale, Paris, PUF, 2000, p. 572.

223 Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 219.

métarécits » que naît la postmodernité. Ces grands récits, de « légitimation des institutions, des pratiques et des manières de penser » ont contribué à « l’édification d’un véritable mythe

moderne » mais qui ne pouvait s’accomplir que prospectivement225.

Finalement, la « réconciliation du réel avec l’idéal » n’aurait pas eu lieu. La notion de désenchantement à l’égard du politique, l’abandon de grands schémas universels auxquels on ne croit plus, des grandes utopies, font donc émerger cet état postmoderne. Le philosophe Gilles Lipovetsky a travaillé quant à lui sur la caractérisation de la société postmoderne. Il l’évoque en des termes peu rassurants, mentionnant un individualisme hédoniste, narcissique dans un « monde qui a érigé la forme mode, c’est-à-dire l’éphémère et la séduction, en clé de

voûte de la vie collective »226.

Se pose alors la question de ce que peut être l’engagement contemporain. Comment concevoir une action responsable et à quelles valeurs s’adosse-t-elle puisque l’être postmoderne semble faire primer l’action individuelle sur la collective ? Sophie Bilemdjian relativise cela :

Le narcissisme post-moderne ne doit cependant pas être assimilé à un repli frileux et égocentrique de l’individu sur lui-même, il doit plus profondément se comprendre comme le transfert émotionnel de l’espace public, désinvesti et décrispé, à la sphère privée et aux questions subjectives227.

Les modalités de prise en compte de l’individu durant l’ère moderne consistaient, nous dit Gilles Lipovetsky, à le soumettre à des règles uniformes, à extraire autant que possible les formes de préférences et d’expressions singulières, à noyer les particularités idiosyncrasiques dans une loi homogène et universelle, que ce soit la « volonté générale », les conventions sociales, l’impératif moral, les règlements fixés et standardisés, la soumission et l’abnégation exigées par le parti révolutionnaire : tout s’est passé comme si les valeurs individualistes n’avaient pu naître qu’aussitôt encadrées par des systèmes d’organisation et de sens s’attachant à en conjurer implacablement l’indétermination constitutive. C’est cet imaginaire rigoriste de la liberté qui disparaît, cédant la place à de nouvelles valeurs visant à permettre le libre déploiement de la personnalité intime, à légitimer la jouissance, à reconnaître les

demandes singulières228.

225Ibid., p. 573.

226Ibid., p. 575.

227 Ibid., p. 575.

L’ennui nous conduit à l’école à écrire sur nos tables et c’est bien la lassitude et le désenchantement qui, plus tard, provoquent la même envie d’écrire où cela n’est pas permis. La fin des utopies propre à nos sociétés postmodernes n’est pas sans lien avec la création artistique urbaine.

En revanche, nous sommes amenée à discuter ici la définition que fait Gilles Lipovetsky des formes d’actions sociales de la société postmoderne. En effet, pour le philosophe, les actions revendicatives seraient désormais motivées par la défense de

« l’identité propre » au détriment de « l’universalité »229. Dans l’ouvrage qu’il consacre aux

sociétés contemporaines, il évoque la « rétraction des visées universelles [du] militantisme

idéologique et politique de jadis »230. Or, nous l’avons vu, l’art public, est une somme

d’actions individuelles, certes, mais dont la portée dépasserait les frontières d’un territoire national. Le développement des réseaux sociaux, des pages communautaires et de la communication entre les individus d’un continent à un autre rendrait ainsi possible la création d’un lien intercontinental, notamment lorsque les actions prennent une charge contestataire.

De la même manière, ces interventions spontanées pourraient contribuer à nuancer ce que le philosophe nomme « l’indifférence de masse, où le sentiment de ressassement et de piétinement domine, où l’autonomie privée va de soi, où le nouveau est accueilli comme

l’ancien »231. Nous avons observé en effet, que ces différentes productions de street art

aspiraient précisément à atténuer chacun de ces points. Ainsi pouvons-nous supposer qu’intervenir artistiquement dans la rue permettrait de briser cette indifférence de masse évoquée par le philosophe. En effet, la volonté de solliciter le sensible dans l’espace public pourrait créer un lien social entre plusieurs individus qui ne se connaissent pas. Les interventions artistiques gratuites, comme les concerts, les spectacles de rue, pourraient avoir la capacité d’instaurer une interaction très rapidement entre des personnes. Ces interactions seraient facilitées par la nature même de ce qui leur est présenté : un interlude urbain qui brise les codes habituels de représentation. Cette rupture serait donc susceptible d’amener tout naturellement vers l’échange.

L’intericonicité et les transformations, dont nous parlerons plus bas, pourraient

peut-être constituer la preuve que certains artistes de street art tournent volontiers leur regard vers

le passé. Le futur reste, certes, pessimiste, mais on accorde aux legs des « anciens » une valeur fondamentale pour la construction de l’œuvre au présent. Il existerait bel et bien des idoles et des points de repère, ce qui nous conduirait à atténuer une nouvelle fois ce qui était avancé par le philosophe dans les années 1980.

229 Ibid., p. 11.

230 Ibid., p. 17.

En outre, les événements récents nous permettraient de discuter son constat désabusé d’une communauté de citoyens qui ne se mobiliserait plus. Il affirme ainsi que « les

lendemains radieux de la révolution et du progrès ne sont plus crus par personne »232 . Or, le

mouvement des Indignés, largement soutenu graphiquement sur les murs par certains artistes publics pourraient démontrer le contraire.

Pour le philosophe, on se rassemble désormais par micro-familles d’intérêts. Il parle ainsi de narcissisme collectif, de ce « besoin de se regrouper avec des êtres identiques » pour

défendre des intérêts233. Cette vision pessimiste de l’engagement citoyen est donc peut-être à

tempérer. Nous renvoyons ici à ces mêmes rassemblements massifs et socialement assez hétérogènes du 15-M.

Le désir de se soustraire au monde réel par la musique pourrait également être atténué par la pratique qui nous intéresse ici. L’auteur parle, en effet, d’un individu postmoderne

« branché du matin au soir »234. Les inscriptions spontanées redoublent d’ingéniosité pour

attirer l’attention du passant. Elles apparaissent, nous l’avons vu, là où on ne les attend pas. Cette volonté de surprendre le regardant parviendrait-elle à le « connecter » de nouveau au monde qui l’entoure, à la rue et à ce qui se trouve à ses côtés ?

La modernité n’enthousiasme plus, mais le futur présenterait, malgré tout, un horizon prometteur. Sinon, pourquoi ces artistes inciteraient-ils à la réflexion si ce n’est pour tenter de « dévier le tir ». La perspective serait future et le regard prospectif. La condition éphémère de cet art semble contredire cette hypothèse. En effet, il est difficile de parier sur le futur lorsque les moyens pour le faire ne conservent leur forme originelle que très peu de temps. Pourtant, l’intention est là, et c’est tout le paradoxe, tout ce qui fait de l’art public une pratique de l’entre-deux.

De la même façon, la « thanatocratie » consentie dans laquelle est supposé vivre le commun des mortels et le peu de place à l’idéologie relevé par le philosophe, qui affirme que seuls les écologistes ont la « conscience permanente de vivre un âge apocalyptique », semble

ne pas correspondre totalement à la pratique qui nous intéresse235. C’est peut-être précisément

pour manifester un malaise et déjouer l’indifférence générale que ces artistes investissent la rue et se servent des murs comme d’une tribune publique.

232 Ibid., p. 12.

233 Ibid., p. 17.

234 Ibid., p. 25.

Le XXI˚ siècle témoigne effectivement d’un individualisme exacerbé. Pourtant, pour ce qui est de notre champ d’étude, nous pouvons constater que certaines initiatives sont développées par la société civile pour tenter de pallier cela. L’art public indépendant pourrait constituer un exemple. Si certains artistes passent par la rue uniquement pour se faire connaître, d’autres sont réellement mus par la volonté d’humaniser des rues qu’ils jugent trop aseptisées et d’entrer dans une forme de communication avec l’autre.

En supposant que la démarche des street artistes se pose en remède à une société

postmoderne malade, nous pouvons relayer les théories de certains chercheurs qui évoquent à présent la « surmodernité » ou l’« hypermoderntié ». Ces inscriptions constituent-elles la preuve du passage à une nouvelle ère ? Et si l’art public formait l’avant-garde de la pratique artistique ?