• Aucun résultat trouvé

1 La culture pour tous

1.1 La transcendance iconographique

1.1.1 Intericonicité : les citations

Cette modalité est assez courante et s’est répandue à travers la culture Hip Hop et plus

particulièrement dans le domaine musical. La musique Hip Hop se base, en effet, sur des

samples, c’est-à-dire sur le fragment d’une chanson que l’on va isoler puis faire tourner en boucle afin de créer un nouveau morceau. Il peut s’agir d’un clin d’œil à l’artiste, d’un hommage à une période donnée ou au sujet traité dans la chanson originelle.

La technique de la citation iconographique, est, comme le dit Jacques Terrasa « surtout un travail de mémoire, derrière l’appareil conceptuel (jeu sur la variation et la permanence, connivence de l’implicite) qui souvent en masque la dimension humaniste, la volonté de

filiation »342. Outre qu’elle témoigne de l’intention de consécration de l’artiste cité, la citation

permet d’établir cette relation horizontale entre le passant, l’œuvre et l’artiste. Parmi les emprunts les plus littéraux, on peut évoquer cette peinture à la bombe réalisée par El Niño de

340 Bien que nous ayons rencontré des plagiats –qui restent cependant très rares, étant donné la facilité et la vitesse à laquelle se répandent les images et la honte que suppose cette forme d’appropriation non signée– nous ne les évoquerons pas dans ce travail.

341 Gérard Genette, op. cit., p. 7-11.

342 Jacques Terrasa, « La mémoire et le mur. Étude de l’incipit du film En Construcción », in La ville dans le cinéma documentaire espagnol, Cahiers d’Études Romanes, n° 16, Université de Provence, 2007, p. 101-114, p. 101.

las Pinturas. De son vrai nom Raúl Ruiz, il officie principalement à Grenade, où il réside. Il a acquis une notoriété à la fois populaire et institutionnelle grâce à ses productions graffitées, dans lesquelles il mêle qualité esthétique du trait et phrases calligraphiées.

El Niño de las Pinturas, Anciana y figura de espaldas tocando el piano, Grenade, 23.09.2006 © Marie Barthélémy

Norman Rockwell, Freedom of worship, huile sur toile,

Sur cette peinture qu’il a réalisée, on distingue clairement le visage de cette femme inséré à l’identique dans la composition. C’est la raison pour laquelle on parlera ici de citation et non de transformation. L’élément extrait va entrer en relation avec les autres éléments de l’œuvre afin de former une nouvelle image, un nouveau tout. Le visage de profil de cette

femme les mains jointes est tiré de l’œuvre de Norman Rockwell intitulée Freedom of

worship. L’œuvre fait partie de la série The four freedoms, qui a été réalisée dans les années 1940 après le discours éponyme de Roosevelt. Le président américain y avait présenté les quatre libertés fondamentales dont tout citoyen devait bénéficier dans le monde, la liberté d’expression, la liberté d’être à l’abri du besoin, de la peur et enfin, celle qui nous intéresse

ici, la liberté de culte. La peinture de Norman Rockwell est parue dans le Saturday Evening

Post accompagnée de la légende « Chacun selon les impératifs de sa propre conscience »343. La composition présente des hommes et des femmes en train de se recueillir. Leurs visages sont tous tournés en direction de la lumière qui, de façon métaphorique, représente la divinité de chaque individu. Sur le premier plan, on aperçoit une partie du visage d’un homme, et l’on suppose qu’il porte un kufi, un chapeau de prière musulman. À ses côtés apparaît un autre personnage par synecdoque puisque l’on ne distingue de lui que sa main gauche tenant un missel. Ensuite, il y a le visage penché de la femme aux cheveux blancs et l’on peut imaginer que l’homme qui se tient à ses côtés pourrait être son époux. En effet, tous deux semblent avoir le même âge, prient le même dieu, les mains jointes et l’on distingue une alliance sur l’annulaire de la main gauche de la vieille femme. Un autre personnage apparaît au quatrième plan. Il s’agit d’une jeune femme qui égrène un chapelet, ses yeux levés au ciel. Elle fixe la lumière et paraît implorer silencieusement son dieu. Dans l’arrière-plan, on devine la présence de quatre personnages. Leurs mains sont toutes positionnées différemment et leurs regards ne se dirigent pas vers la même direction. On comprend qu’à travers la représentation de ces personnages, Norman Rockwell a voulu peindre la quiétude de la cohabitation entre les différents cultes.

Le visage qui nous intéresse n’apparaît pas au premier plan, pourtant, sa position dans le tableau et la lumière qui l’encadre en font l’élément central de la composition. Il s’en dégage une forme de sagesse, de calme et de concentration. Ce qui est intéressant, si l’on s’arrête sur la peinture du Niño de las Pinturas, c’est que le visage de cette vielle femme n’a plus tout à fait les mêmes attributs. Lorsque nous avons découvert cette peinture, nous

ignorions l’œuvre de Norman Rockwell344. Aussi, nous avions pensé au visage d’une femme

gitane, tout d’abord car la ville de Grenade est liée à la culture gitane, mais aussi parce que nous connaissions d’autres portraits de femmes gitanes peints par El Niño de las Pinturas,

343 « Each according to the dictates of his own conscience ».

344 Nous remercions Xavier Lachazette, maître de conférence en littérature anglaise à l’université du Maine de nous avoir suggéré ce rapprochement durant le colloque Texte-Image du 8 janvier 2010 à l'université du Maine.

dont celui réalisé le 22 novembre 2006 à l’occasion de la Journée des Gitans. Pour en revenir à cette fresque, elle s’étend sur toute la surface de la façade d’une maison abandonnée de Grenade. Deux personnages apparaissent, la vieille femme aux mains jointes et un autre jouant du piano, de dos. Les cheveux de ce dernier ne répondent pas à la loi de la gravité et paraissent s’élever en serpentant vers le ciel. On aperçoit des flammes qui surgissent du piano et suivent le même mouvement ascendant.

Outre l’harmonie des couleurs chaudes, l’unité de la composition s’appuie sur différents éléments symboliques. Ainsi, retrouve-t-on les notes de musique qui s’échappent du piano sur la partie gauche, derrière le visage de la femme aux cheveux gris. Et, à l’inverse, les rouages du temps qui passe, dessinés au-dessus de sa tête, se retrouvent aussi aux côtés du joueur de piano. Enfin, le feu qui embrase l’instrument de musique est peut-être à mettre en relation avec la fumée des usines peintes. De sorte que l’ambiance et le signifié qui se dégagent de cet ensemble contrastent sur de nombreux points avec ceux de l’œuvre originelle.

On peut noter tout d’abord que le choix chromatique dans l’œuvre du Niño de las

Pinturastranche avec la froideur de celui de Norman Rockwell. Ce qui pourrait nous amener à

supposer que cette femme à la couleur de peau olive, comme le dirait Federico García Lorca, est effectivement gitane. La taille de son visage est décuplée, en comparaison avec celui du pianiste, si bien qu’elle attire l’œil du passant et acquiert une aura certaine. Isolée des autres personnages en train de prier, on ne perçoit plus l’attitude dévote de la femme aux cheveux gris. Elle semble plutôt être plongée dans une attitude grave. On pourrait ainsi percevoir une forme de préoccupation sur son visage. Ces changements de perception par rapport au portrait d’origine sont dus aux éléments qui accompagnent le visage de la vieille femme et à un ensemble de choix techniques du peintre comme le support. La façade de cette maison participe en effet de la mise en scène de cette unité picturale et paraît ajouter encore un peu plus de théâtralité à l’ensemble. Le passant, même s’il ne connaît pas l’œuvre qui a inspiré El Niño de las Pinturas, peut apprécier la qualité esthétique de cette peinture murale qui reprend quasiment trait pour trait le portrait pensé par Norman Rockwell.

Auteur Inconnu, Guiño Michelangelo, Barcelone, 08.12.2007 © Ideacat

Parmi les autres exemples d’intericonicité se trouve une citation de l’une des fresques

de la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange, La création d’Adam. Cette scène de la genèse

représente Dieu qui, par le contact de son index va donner vie à Adam. On perçoit la symétrie entre les deux figures masculines, dont l’axe serait cette ligne de vide entre les deux mains. Celles-ci sont d’ailleurs bien souvent isolées et constituent le détail renvoyant au tableau dans l’imagerie commune. Elles fonctionnent donc comme des doubles synecdoques. Elles renvoient à la fois à la fresque tout entière et illustrent « l’état d’esprit » des deux personnages représentés. La main de Dieu pointe la direction d’Adam de façon décidée tandis que l’on perçoit une certaine passivité de la part de la créature.

On a donc trouvé en 2007, sur les murs du quartier de Guinardo à Barcelone, ce

fameux détail de la Création d’Adam. Il est intéressant de noter tout d’abord qu’il s'ajoute à

un palimpseste préexistant. Le mur sur lequel les mains apparaissent était déjà occupé graphiquement. Le pochoiriste qui les a réalisées a superposé une multitude de jets de peinture blanche autour des mains afin de former un fond et de mettre sa création en valeur. La citation opérée est précise, il ne manque pas un « mot » si l’on peut dire. Les deux mains correspondent aux originelles, on retrouve l’index volontaire de Dieu et celui plus nonchalant d’Adam.

À la vue de cette reproduction, plusieurs éléments nous interpellent. D’abord, il s’agit d’un bel exemple de vulgarisation d’une œuvre du « grand art ». S’il est probable qu'une partie des habitants de ce quartier de Barcelone ne mettra jamais les pieds à Rome, c’est un extrait représentatif du patrimoine romain et mondial qui vient à eux, sous une forme

simplifiée, certes, mais clairement reconnaissable malgré tout. Cet ersatz de la Création

d’Adam va ainsi fonctionner par substitution et flattera l’ego du passant qui en reconnaîtra la source et ira peut-être même jusqu’à faire des recherches afin de se remémorer des détails de la fresque.

D’autre part, l’auteur a choisi un support déjà marqué par les graffiti : il mélange « grand art » et art populaire. On peut même aller jusqu’à supposer qu’il n’établit aucune différence entre les deux domaines. On peut aussi avancer que la reproduction de ces mains à la bombe de peinture, entre deux graffiti, est une manière de se moquer du « grand art » et de le désacraliser.

Le détail de la création d’Adam a inspiré un autre pochoiriste, Leon, dans le quartier madrilène de Lavapiés en 2011. Ce pochoir nous offre une transition parfaite vers les transformations. Ici, à la différence du pochoir précédent, l’œuvre est modifiée par rapport à l’originale. On peut parler sans conteste de désacralisation : Adam envoie Dieu se balader, il refuse d’être créé à son image. On parlera donc ici d’hypericonicité qui suppose, dans la

transformation opérée, un changement d’intention de la part de l’auteur. Cet acte de

transposition est une parodie de La création d’Adam, qui, lorsque l’œuvre première sera

reconnue, provoquera une réaction chez le passant. Il pourra ainsi être choqué ou amusé de ce travestissement.

Leon, Guiño satírico Michelangelo, Lavapiés, Madrid, 08.05.2011 © Brocco Lee