• Aucun résultat trouvé

1 Le street art

1.2 La subversion comme principe élémentaire

1.2.3 La question de la loi

Elle est à poser dès lors qu’il s’agit de graffiti ou de street art. En effet, la notion de

vandalisme reste centrale, étant donné que l’on s’approprie un mur public ou privé pour y laisser une trace graphique. Il y a atteinte au bien d’autrui, au bien municipal ou encore commercial d’une entreprise. Pour Paul Ardenne, la liberté de création de ces artistes, que

cela leur « plaise ou non [...], est irrespectueuse, non éthique et donc fatalement nuisible »186.

Aux États-Unis, des lois punissant la pratique du graffiti sont votées depuis les années 1970. Elles prévoient des sanctions dissuasives, de lourdes amendes et des peines de prison. En outre, la surveillance des lieux stratégiques s’est accrue, rendant l’accès plus difficile aux couloirs de métro. Les campagnes de communication anti-graffiti se sont multipliées dans les réseaux des transports en commun. La MTA de New York a ainsi diffusé plusieurs slogans dissuasifs et la RATP engagé des poursuites judiciaires contre les intervenants pris en flagrant

délit mais aussi contre plusieurs magazines consacrés au sujet187.

En Espagne, le cadre légal est différent selon chaque Communauté autonome. Elles ont chacune la charge de légiférer en la matière. Les inscriptions murales étant liées au contexte urbain, les Provinces prévoient elles-mêmes les sanctions, selon le degré de production graffitée, mais aussi selon les personnes en charge de la gestion du territoire. On observe généralement une amende comprise entre trois cents et trois mille euros s’il s’agit d’un premier délit et de six mille euros pour une récidive. Certaines Provinces, comme celle de Lugo envisagent d’employer des graphologues et de faire nettoyer aux graffeurs eux-mêmes leurs propres graffiti. D’autres, comme celle d’Alicante, appliquent une amende supérieure à la moyenne : sept cents euros dès le premier graffiti. Il vaut donc mieux être pris

en flagrant délit à Bilbao qu’à Castellón. À Madrid, le quotidien El País en date du 5 février

2009 nous apprend que :

186 Paul Ardenne, op. cit., p. 29.

187 Parmi les slogans, on relève notamment « Fame is seeing your name in lights. Not seeing it sprayed on the subway » et « Make your mark in society. Not on society », soient « La gloire, c’est voir ton nom à la lumière. Pas graffé dans le métro » et « Inscris ton empreinte dans la société. Pas sur son dos ». Ce dernier a d’ailleurs très vite été détourné en guise de réponse puis graffé « We made our mark on society, now we’re making it in society ». Cette inversion ironique du message rend très claire l’existence d’un collectif uni face aux persécutions dont ils se sentent les victimes.

La conseillère aux affaires environnementales de la Mairie de Madrid, Ana Botella, a demandé hier que soit instaurée entre les habitants de Madrid la pratique de la délation pour dénoncer les graffiti. Ainsi, elle a réclamé la coopération de tous les Madrilènes dans sa croisade contre l’art de rue en leur demandant d’avertir la police s’ils venaient à observer un graffeur en train de peindre une façade [...]."Nous voulons que les graffiti disparaissent petit à petit, parce ce n’est pas de l’art mais un fléau social. La Mairie dépense chaque année un milliard d’anciennes pesetas pour nettoyer les graffiti. Avec cette somme, nous pourrions construire six écoles primaires. La liberté du graffeur s’arrête où commence celle du propriétaire de la façade peinte", a-t-elle proclamé188.

L’argument démagogique de l’école, tout comme le ton dédaigneux employé par Ana Botella, qui culmine dans l’emploi de la locution « fléau social », n’ont fait qu’augmenter le nombre des interventions urbaines spontanées, particulièrement celles qui critiquaient vertement la conseillère aux affaires environnementales. En conséquence, un an après la parution de cet article, le 11 février 2010, la Mairie de Madrid a décidé de multiplier par cinq le montant de l’amende. Désormais, ce n’est plus entre trois cents et six cents euros que le graffeur et l’artiste public devront acquitter pour un premier flagrant délit mais entre mille cinq cents et trois mille euros.

À Barcelone, le décret relatif aux usages dans le paysage urbain indique que toute tentative de peindre dans l’espace public sans autorisation de la Municipalité est considérée comme illégale, y compris pour un commerçant souhaitant décorer la façade de sa boutique. Il s’expose à une sanction allant de six cents à trois mille euros, dont il devra s’acquitter

conjointement avec celui qui aura accepté de réaliser la peinture189.

À ce sujet, un employé municipal explique que

188 « La concejal de Medio Ambiente del Ayuntamiento de Madrid, Ana Botella, pidió ayer que se instaure entre los vecinos madrileños la cultura del chivatazo para denunciar los graffitis. Así, demandó la colaboración de todos los madrileños en su cruzada contra el arte callejero al pedirles que avisen a la policía cuando observen a un grafitero pintando una fachada […]. "Queremos que los graffitis vayan desapareciendo poco a poco porque no es arte, sino una lacra social. El Ayuntamiento se gasta mil millones de las antiguas pesetas todos los años en limpiar graffitis, con los que podríamos hacer seis escuelas infantiles. La libertad del grafitero termina donde empieza la libertad del dueño de la fachada pintada", proclamó». Auteur Inconnu, « Botella pide que se llame para denunciar a los grafiteros », El País, Madrid, 5 février 2009.

189 « Ordenança Municipal dels Usos del Paisatge Urbà de la ciutat de Barcelona », actualisée 1er avril 2006, http://w110.bcn.cat/portal/site/PaisatgeUrba.

l’espace public est considéré comme un bien commun, d’usage collectif, de la même façon que les balcons ou les façades des maisons. C’est pourquoi nous nous attachons à ce qu’il soit ordonné et maintienne la distinction et la dignité voulues. [...] C’est comme avoir une bonbonne de gaz à son balcon ou étendre son linge sur la façade. Ce sont des choses qui ne contribuent pas à préserver l’espace public190

.

La Mairie de Barcelone considérait ce type d’intervention comme « une conduite qui vise à souiller et qui non seulement dévalorise le patrimoine public ou privé, mais surtout qui provoque une dégradation visuelle de l'environnement, affectant la qualité de vie des résidents

et des visiteurs »191. Si nous employons l’imparfait dans cette phrase, c’est parce que la

Municipalité a changé partiellement d’avis sur la question en permettant à des jeunes en octobre 2012 de décorer gratuitement les rideaux métalliques de certains commerces de la

capitale catalane192. En 2010, cent soixante-cinq amendes avaient été distribuées pour la seule

ville de Barcelone. Parmi ces sanctions, certaines avaient touché des commerçants.

Quant à Grenade, les propos de son artiste le plus emblématique, El Niño de las Pinturas, nous aident à comprendre la situation. Il faut préciser que sa notoriété actuelle est telle que des particuliers, mais aussi des institutions privées, font appel à lui pour décorer les murs extérieurs des bien qu’ils possèdent. Or, il fait face à de nombreux contentieux avec la Municipalité de Grenade au sujet d’une commande qu’il a réalisée à la demande d’un commerçant :

Ce qu’il se passe c’est qu’à Grenade, une loi civique approuvée il y a quelques années exige l’accord du propriétaire et de la Mairie. J’ai plaidé en ma faveur mais ils n’y ont pas vraiment fait attention. Je me suis rendu dans toutes les administrations et, à ce jour, je n’ai pas la preuve que cette loi existe réellement. De nombreux hôtels proposent ce parcours [à leurs clients, permettant d’observer ces œuvres de street art] et font des bénéfices là-dessus, et même avec ça, ils ne me donnent pas d’autorisation. C’est comme ça. Le graffiti n’a jamais été bien vu par les administrations, car il implique trop de liberté193.

190 « El espacio público es considerado un bien común, de uso colectivo, como los balcones o las fachadas de las casas, así que velamos para que esté ordenado y mantenga el decoro y la dignidad deseables. [...] Es lo mismo que tener una bombona de butano en el balcón o tender la ropa en la fachada, son cosas que no contribuyen a preservar el espacio público », voir l’article de Meritxell Martínez i Pauné, « Los comerciantes de Barcelona serán multados si encargan graffiti para su persiana » paru dans La Vanguardia le 27 décembre 2010.

191 « una conducta de ensuciamiento que no sólo devalúa el patrimonio público o privado sino que principalmente provoca una degradación visual del entorno, afectando la calidad de vida de vecinos y visitantes », Ibidem.

On observe en premier lieu qu’il existe un certain flou légal dû à la situation quelque peu inconfortable de la Municipalité andalouse. En effet, les peintures du Niño de las Pinturas attirent depuis quelques années une nouvelle forme de tourisme et la Mairie en a pleinement conscience. Par ailleurs, elle se doit aussi de maintenir des mesures dissuasives et présente l’art public comme une pratique indésirable.

En règle générale, le cadre légal espagnol traduit la méfiance pour ce type

d’interventions, assimilé au graffiti Hip Hop et à toutes les inscriptions spontanées dans

l’espace public. Tous sont d’autant plus combattus qu’ils ne sont pas maîtrisés. Cette capacité destructive est souvent considérée à la loupe dans les discours des représentants politiques, ce qui permet de légitimer les actions d’effacement et les coûts faramineux que cela suppose. « S’il existe des "forces créatrices" dans le corps social, il faut alors que celles-ci soient

orientées dans le "bon" sens, expurgées de leurs impulsions destructrices »194. D’où la mise en

place de murs par les municipalités car, comme l’a observé Henry-Pierre Jeudy, « telle est la loi : l’esthétique de la vie quotidienne est décidée et organisée par les gestionnaires de

l’urbain »195. Par conséquent, ces murs sont généralement boudés par les artistes publics, car

ils matérialisent une mainmise sur leur travail et leur réflexion créatrice et remettent en cause, selon eux, la liberté dans l’espace public.

193 « Lo que pasa es que en Granada se aprobó hace unos años una Ley Cívica donde te pide el permiso del dueño y del Ayuntamiento. Yo presenté alegaciones pero no me hicieron mucho caso. Me he recorrido todas las administraciones y a día de hoy no tengo muestras de que esa ley realmente exista. Muchos hoteles ofertan esta ruta y están sacando beneficio de ello y aún así no me conceden permiso. Así están las cosas. El graffiti nunca ha sido una cosa que esté bien vista por las administraciones, porque implica demasiada libertad », propos recueillis en mai 2013 par Tíscar Orozco pour la revue Iwrite, consultable en ligne http://iwrite.es/entrevistas/el- nino-de-las-pinturas-cambiaria-el-muro-mas-importante-del-mundo-por-poder-seguir-pintando-muros-normales-y-corrientes-con-libertad/. On retrouve ces propos p. 537.

194 Henri-Pierre Jeudy, op. cit., p. 123.