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2 Culture, contre-culture ou sous culture ?

2.1.2 Expositions officielles et pouvoirs publics consentants

Il existe des tensions constantes, entre la volonté d’effacer ces productions –brigades

anti-tags, peinture favorisant leur effacement, incitation à la délation ou renforcement des

mesures punitives– et celle de les conserver et les encourager au moyen de commandes, d’expositions ou de ventes organisées dans les galeries d’art. La discorde ne naît pas uniquement avec les autorités, elle surgit aussi parmi les habitants, souffrant parfois de voir

leurs murs ou ceux de l’espace commun attaqués graphiquement211. D’autres fois, les

habitants d’un quartier manifestent clairement leur approbation auprès des artistes publics. Le peintre El Niño de las Pinturas évoque une anecdote permettant d’illustrer ce rapport parfois ambigu que l’artiste entretient avec les autorités. Ainsi, il a, en effet, été arrêté en flagrant

210 « plantea la existencia de un arte libre como llave de un régimen sociopolítico de libertad efectiva », Fernando Figueroa Saavedra, op. cit., p. 85.

211 Les artistes que nous avons interrogés font part de réactions généralement positives de la part des regardants. Mais il arrive parfois que certains passants s’insurgent contre leurs interventions. Quelques anecdotes à ce sujet sont racontées par les artistes, comme Olaf p. 543 et Raúl Cabello, p. 550.

délit par un policier. Tandis qu’il remplissait la contravention, celui-ci a demandé le numéro de téléphone du peintre dans le but de passer commande d’un tableau. El Niño de las Pinturas a refusé de le lui communiquer et l’a renvoyé à sa page web dont l’agent nota l’adresse au dos du carnet de contraventions. « Je suis tombé sur lui six ou sept ans plus tard », rapporte le peintre. « Tu te rappelles de moi ? Je suis le policier qui t’avait demandé ton numéro de

téléphone. Je t’ai écrit, mais tu ne m’as pas répondu », s’est étonné l’agent de police212.

Pour ce qui est des institutions culturelles, la récupération officielle, même au sein de fondations et d’associations bienveillantes, a souvent échoué. L’exemple de la création de la

United Artist Graffiti puis de la Nation Of Graffiti Artists qui ne sont jamais parvenues à finaliser leurs projets, démontre que la création en marge tend à le rester et ne peut sacrifier son indépendance au risque de se dénaturer.

Ce problème d’identité des artistes publics indépendants à déjà été soulevé par Aline Seconde lorsqu’elle évoque les graffeurs « qui subissent cette dualité entre reconnaissance et

clandestinité »213. Comme aux États-Unis dès les années 1970 avec le graffiti, les galeries

d’art tentent de légitimer le street art en le faisant entrer dans leurs murs. On peut y voir une

tentative de reconnaître ces interventions spontanées comme des formes artistiques à part entière. Il est aussi possible de pointer la récupération à des fins commerciales. L’art de la rue fascine et a permis, autrefois, de tirer de larges bénéfices de la vente de toiles réalisées à la bombe de peinture par des graffeurs et des peintres utilisant les codes du graffiti-signature.

Il nous semble important de souligner ici l’abus de langage utilisé par certains professionnels de l’art –galeristes, commissaires d’expositions– lorsqu’il s’agit de parler de

street art ou de graffiti. On ne peut parler de « graffiti » lorsque l’on observe une peinture sur une toile dans un musée ou une galerie d’art. Le graffiti reste une inscription à même le mur.

De la même manière, comment peut-on organiser une exposition de street art dans un lieu

privatif et fermé alors que le terme même renvoie à la rue ? Lors d’une exposition, on peut

parler de tableaux dont l’esthétique est issue du graffiti-signature ou du graffiti Hip Hop. Mais

parler d’une exposition de graffiti ou de street art est un raccourci faussant la véritable nature

de ces objets.

Dans le film Mi Firma en las paredes, deux scènes permettent de soulever la question

du rapport à l’argent. Durant un rêve que fait le personnage principal, il se trouve sur une sorte de plateau de télévision. Le spectateur pense tout de suite à la reconnaissance soudaine de son « œuvre ». Il n’en est rien. Il s’agit pour l’animateur et son assistante, de lui proposer deux millions de pesetas afin d’acheter sa signature. Ses deux camarades se trouvent derrière

212 « Me lo encontré a los seis o siete años : “¿Tú no te acuerdas de mí ? Soy el policía que te pidió el teléfono. Te escribí y no me contestaste”, me dijo », Olivia Carballar a consacré un article au peintre le 3 avril 2014 http://www.andalucesdiario.es/cultura/el-nino-de-las-pinturas-quiere/.

lui, et, comme s’il s’agissait de sa conscience, lui murmurent à l’oreille de ne pas succomber à

la tentation pécuniaire : « no puedes venderla, es tuya »214. Autrement dit, la vente de sa

signature lui ferait non seulement perdre ses droits d’usage car elle deviendrait une marque déposée, mais elle le déposséderait aussi d’une partie de son identité, lui ferait perdre son intégrité de graffeur. Cette scène démontre combien certains intervenants publics se méfient des institutions.

En revanche, s’il est des artistes publics qui refusent la récupération par les circuits artistiques institutionnels, d’autres participent volontiers à ces manifestations culturelles ou à des ventes de leurs œuvres. Une majorité n’hésite plus, en effet, à développer des partenariats officieux ou officiels avec des entités publiques ou privées afin d’intervenir et de vivre de leurs créations. Mais ils changent dans ce cas de casquette et deviennent, des plasticiens, des artistes ayant perdu leurs épithètes « public » et / ou « indépendant ».

Paul Ardenne rapporte une anecdote qui illustre bien cette ambiguïté entre les artistes publics et les institutions et rappelle les complications qu'avaient connues, en leur temps, les

muralistes mexicains aux Etats-Unis. Le Museum Of Contemporary Art de Los Angeles avait

demandé à l’artiste public Blu de peindre tout le mur nord du Geffen Contemporary215. Il

s’exécuta, en réalisant une fresque représentant des rangées de cercueils, qui, en guise de drapeaux américains, étaient enveloppés dans des billets verts. Mais elle fut vite recouverte de peinture blanche. Le directeur du MOCA, Jeffrey Deitch, expliquait son geste « par la volonté de ne pas heurter les sentiments de la communauté locale. La fresque anti-guerre était adjacente à un hôpital de vétérans et à un mémorial de guerre en l'honneur des soldats

nippo-américains »216.

Pour ce qui est des pouvoirs publics, les municipalités proposent différents moyens d’encadrer ces pratiques. Elles offrent, comme nous l’avons vu, des murs ou organisent des

manifestations ponctuelles dans la ville. C’est le cas, par exemple, du festival Asalto organisé

chaque année depuis 2005 à Saragosse. Cette configuration reste la même que pour les organismes culturels, on ne parlera plus d’art public indépendant mais d’art public tout court.

214 Pascual Cervera, op. cit.

215 Paul Ardenne, op. cit., p. 32.

216 Marie Lechner, Next. Libération, article en date du 8 janvier 2011 :

http://next.liberation.fr/culture/01012312390-les-cercueils-de-blu-plombes-par-le-moca.

Voici la réponse de Blu, qui opère, de surcroît, un rapprochement moqueur entre les États-Unis et l'URSS : « C’est une censure qui a même failli tourner à l’autocensure quand ils m’ont demandé de soutenir publiquement leur décision d’effacer la fresque. En Union soviétique, ils appelaient ça de l’autocritique ».

La question de la participation à ces manifestations encadrées soulève aussi de vifs débats parmi les artistes publics. En effet, certains voient dans cet engouement des municipalités une tentative de s’approprier ce qui échappe à son contrôle. D’autres, comme c’est le cas du sociologue Henry-Pierre Jeudy, parlent de récupération officielle de ces pratiques.

Quand un espace public – tel le Parc de la Villette – est investi par les grandes manifestations internationales des "cultures urbaines", démonstration est faite d’un multiculturalisme qui devrait servir de modèle à la vie urbaine des mégalopoles du futur. Tandis que des groupes venus présenter leurs créations, manifestent plein d’espoir en croyant promouvoir de nouvelles formes d’expression culturelle, le dispositif institutionnel assure son contrôle par la reproduction de son discours sur l’intégration et l’insertion. Ce que semblent dire les institutions culturelles à ces groupes qui n’en demandaient pas tant : nous vous avons sélectionné pour vos qualités artistiques, mais votre travail est surtout la preuve de votre intégration, vous constituez déjà nos patrimoines du futur pour l’avenir des mégalopoles ! Des banlieues en crise naîtront les cultures de demain. On croit rêver : ces cultures urbaines deviennent les objets exotiques des périphéries urbaines. Les anthropologues de la modernité les ont déjà choisies comme leurs nouveaux terrains d’investigation tandis que les institutions les utilisent comme instrument de production de nouvelles socialités217.

Le sociologue évoque ici la pratique du graffiti-signature, principalement attribuée à des jeunes issus de l’immigration. Mais son propos est intéressant, car il fait état de l’instrumentalisation que redoutent certains artistes publics. Ils ne veulent pas être la caution de l’ouverture « branchée » d’une municipalité qui, d’habitude, pratique une politique généralement considérée comme rétrograde et dans laquelle ils ne se retrouvent pas. Ainsi, si on prend l’exemple de la Communauté autonome madrilène, dirigée par un gouvernement de droite, les artistes publics refusent très souvent de collaborer officiellement avec sa politique culturelle car le discours de ses représentants est ambivalent. Ils mettent en effet en place des mesures visant à éradiquer toutes formes d’interventions picturales spontanées dans l’espace

public. Mais, vu l’enthousiasme que provoque le street art ces dernières années, ils

convoquent parfois officiellement ces artistes pour repeindre gratuitement les façades des centres culturels.

À Grenade, en 2001, une exposition itinérante des graffiti du Niño de las Pinturas a été

organisée dans les rues de la ville. Intitulée Mira los Muros, elle était appuyée par la Mairie de

Grenade et la Junta de Andalucía et avait été inaugurée par le peintre lui-même. En outre, elle a fait l’objet de l’édition d’une brochure distribuée par l’office du tourisme de la ville. Or, peu

de temps avant, le groupe de graffeurs dont il fait partie, le Pornostars, avait peint un mur du

Colegio La Presentación218. La fresque illégale, au propos provocateur, représentait des femmes offertes, en train de s’embrasser ou de se caresser. La police était intervenue et avait verbalisé El Niño de las Pinturas. Finalement, il n’aura rien payé, les poursuites ayant été

abandonnées219.

À Londres, certains quartiers très touchés par le street art sont également devenus des

lieux très visités par les touristes. Les guides de voyage les mentionnent et font des alentours de Brick Lane, de Whitechapel, ou encore d’Hackney Road, des passages incontournables.

Le street art est donc, en quelque sorte, victime de son succès. Il véhicule une image valorisante de la ville, aux yeux d’éventuels investisseurs. Il peut aussi parfois favoriser le tourisme et susciter l’engouement parmi les habitants. Cette pratique à la mode devient donc un enjeu commercial et social nous dit la sociologue Mónica Degen. Elle modèle une vitrine

pour la ville, elle est une stratégie de marketing pour promouvoir une marchandise220.