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1 Le street art

1.1 Approche formelle, esthétique et sémiotique

1.1.2 L’espace, choix du lieu et supports

La rue, dans la perspective du street art, c’est tout le contraire d’un musée qui se doit

de conserver et de protéger les œuvres qu’il abrite. Les productions de street art restent

éphémères et elles ne sont pas à l’abri d’une écriture ou d’un dessin apposé. Il peut s’agir d’une réaction au contenu même de la production présentée, d’une volonté de l’effacer ou enfin de se servir du support artistique laissé pour tisser un nouveau palimpseste. Les productions d’art public sont également soumises aux aléas du temps et des brigades

anti-tags. Aucune fonction de pérennité n’est donc assurée. Contrairement au musée, l’œuvre

exposée dans la rue est expansive, sa frontière n’est pas toujours limitée à un cadre. Elle ouvre différentes perspectives et « entre en relation avec l’ensemble complexe d’éléments qui

l’entoure »152.

Pour ce qui est du choix de l’emplacement, Frágil évoque la « conquête de l’espace

public » comme principe fondateur du graffiti-signature153. Il l’oppose ainsi à la sélection

minutieuse du lieu que suppose le street art. En effet, la majorité des artistes qui nous

intéressent ici privilégient le lieu de leur intervention avant la répétition outrancière sur

151 Clara Lamireau, op. cit., p. 58.

152 « no es una composición que se limita al interior de la misma obra, sino que entra en relación con el complejo haz de elementos que la rodea », Gabriela Berti, op. cit., p. 21.

n’importe quel support. Ils occupent la ville « de manière transversale, comme un terrain de jeu illimité et transforment ses fissures, ses espaces sans vie et ses parcelles ignorées en lieux

que l’on peut visiter, habiter et utiliser pour la poésie »154.

L’espace choisi par l’artiste trouve donc sa valeur stratégique à différents niveaux. Le lieu peut tout d’abord motiver une action graphique parce qu’il offre, par exemple, une bordure préexistante, un encadrement de porte ou la fenêtre d’un immeuble abandonné. Ainsi, sa création s’ajustera parfaitement aux dimensions du « cadre ». Bien souvent, l’intervenant aura pris la peine de mesurer préalablement l’emplacement choisi.

S’il est vrai que les artistes et les graffeurs préfèrent souvent les surfaces lisses, ils s’aventurent parfois à laisser leurs créations sur des supports rugueux, ou irréguliers, comme des murs de briques, des rideaux de fer, des parois abîmées par le temps ou construites à la hâte, ou encore des panneaux palimpsestes, sur lesquels se superposent les lambeaux d’affiches arrachées. L’artiste public utilisera ainsi parfois les aspérités du mur, comme les peintres pariétaux de l’ère du Paléolithique, et les intégrera dans sa composition.

Il pourra également se servir des éléments du mobilier urbain. C’est le cas, par exemple, de Dos Jotas, qui peint les ombres de figures policières au pied des plots métalliques

empêchant les voitures de se garer sur les trottoirs. Le collectif Teje la araña tricote des

« caches-plots » pour les dissimuler sous des fils de couleurs.

Le site choisi peut aussi désigner un emplacement symbolique et avoir un lien avec le

message contenu dans l’œuvre. C’est ce que l’on appelle une site specific intervention,

c’est-à-dire des œuvres « qui voient le jour dans et pour un lieu précis »155. L’œuvre sortie de son

contexte ne renverra pas au même signifié. Il se peut même qu’elle n’ait plus aucune charge protestataire. Ainsi, l’artiste Banksy a peint sur une maisonnette abandonnée un vautour perché sur sa branche. En guise de tête, il le pare d’une pompe à essence. Ce pochoir ne prend sens que parce qu’en arrière-plan, on distingue une centrale nucléaire. Il existe un rapport de réciprocité entre le lieu choisi et l’œuvre qui s’y trouve : l’emplacement peut déterminer le contenu, la forme et le sens d’une intervention. Une fois installée, l’œuvre modifiera l’espace, bien souvent dans le but de discréditer sa charge symbolique. De cette façon, le regardant se voit inclus dans l’œuvre.

154 « de forma transversal, como un infinito terreno de juego, y convierte[n] sus rendijas, espacios muertos y parcelas ignoradas en campo visitable, vivible, y útil para la poesía », Javier Abarca, « Matthias Wermke, arte desde el graffiti », in Urbanario, http://urbanario.es/.

L’artiste public peut choisir un lieu abandonné ou sinistre. Dans ce cas, il souhaite lui restituer une certaine part d’humanité en éveillant une émotion chez le regardant, en attirant son regard là où d’habitude, il ne s’arrête pas. Il s’agit de « trouver un lieu encore sensible

dans l’espace urbain saturé », et d’ « occulter la misère urbaine »156. Pour le graffeur Pallo, la

disgrâce, la saleté, l’hostilité d’un lieu constituent une condition à ses interventions. « On cherche des endroits qui nous touchent, qui nous inspirent, il faut que ça soit moche,

dégueulasse »157. Tout comme le graffiti, le street art permet de remodeler la rue et de projeter

des espaces nouveaux, voués à la rêverie. Nuria Mora recherche également ce type d’emplacements, des lieux « abandonnés, oubliés, marginalisés, résiduels » qui ont été délaissés peu à peu par la société. Pour elle, il est très important de « leur donner de nouveau un rôle », de raviver leurs façades, leurs superficies abîmées et de ressusciter leurs lettrages

oubliés158.

Enfin, il peut s’agir tout simplement de lieux qui offrent une visibilité importante ou protègent du regard des forces de l’ordre. Ils sont souvent difficiles d’accès. Ce choix est ainsi soumis au principe d’optimisation et d’efficacité. Plus le lieu sera fréquenté, plus le message colporté trouvera une résonance importante. Dans un entretien qu’il nous a accordé, un des membres du collectif de poseurs d’affiches limougeaud Copicoll nous a suggéré un dernier type d’emplacement. Ainsi, leurs actions sont-elles motivées par le repérage d’un lieu qu’il

qualifie de « neutre », qui ne sera pas « nettoyé » et qui « n’embêtera personne »159. Il indique

un lieu dont la propriété n’est pas toujours déterminée, un lieu visible mais secondaire dans le paysage urbain.

En cela, il rejoint la réflexion de Michel Agier. L’anthropologue mentionne ainsi deux lieux susceptibles de faire réagir les artistes publics : les espaces impensés, c’est-à-dire les lieux laissés à l’abandon par les pouvoirs publics, comme les quartiers de bidonvilles et les espaces trop pensés, quartiers exclusifs ou commercialisés à outrance et grands ensembles

commerciaux160. La présence d’œuvres d’art dans la ville va ainsi permettre de créer une

« échelle intermédiaire entre les petits mondes familiers de chacun et les macrostructures d’un

territoire urbain sans limite »161.

156 Jean-Marie Marconot, op. cit., p. 29 et « ocultar la miseria urbana », nous empruntons l’expression au chercheur Fernando Figueroa Saavedra, op. cit., p. 76.

157 Webdocumentaire qui lui est consacré, http://www.francetv.fr/defense-d-afficher/fr/#/pallo.

158 « Busco sitios abandonados que hayan quedado olvidados al margen de la ciudad y residuales. Me interesa mucho recuperar sitios que han perdido el interés para esta sociedad, y que a mi me cautivan simple y llanamente por la superficie o las tipografías o las puertas. Creo que es muy importante recuperar esos sitios y volverles a dar protagonismo », Nuria Mora, interrogée par Jorge Dueñas Villamiel le 14.08.2013, http://www.realidadesinexistentes.com/entrevista-a-nuria-mora. Voir p. 607.

159 Entretien réalisé le 16 avril 2013 à Limoges. Voir la page Flickr du collectif : http://www.flickr.com/photos/copicoll/.

160 Michel Agier, L’invention de la ville, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1999, p. 154.

L’espace est donc déterminant à plusieurs titres. Tout d’abord car il est réquisitionné

par les street artistes qui lui donnent un autre sens et permet peut-être, par là même, de mettre

en relation les individus. Il offre également la possibilité d’atténuer la frontière entre lieu public et privé. Il peut, en outre, prendre très rapidement une charge politique. Victor

Genestar, de la revue Polka Magazine, a formulé une réflexion intéressante sur le poids d’un

lieu investi par l’art public. Il réagissait à l’exposition d’une photographie de Franco sur le lieu même de son passage, trente ans auparavant dans les rues de Barcelone. Ainsi, cette intervention permettait-elle, selon lui, « dans nos sociétés modernes anesthésiées et

anémiques, de révéler l’inconscient du lieu [et] permettre d’éviter l’amnésie collective »162.