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2 Culture, contre-culture ou sous culture ?

3.1 L’individu dans la ville

3.1.2 Non-lieux, non-citoyens ?

Cette conception de la ville nous amène à partager ici la théorie des non-lieux développée par plusieurs chercheurs. Nos sociétés contemporaines seraient, en effet, caractérisées par ce trait spécifique. Il s’agit de considérer certains espaces de la ville –la rue, les transports, les magasins par exemple– non plus comme des lieux utiles, mais des lieux nuisibles à l’exercice de la citoyenneté. En anéantissant les rapports sociaux, ces non-lieux priveraient ainsi les individus d’un certain sens civique. L’ethnologue Marc Augé évoque le non-lieu en ces termes :

279 À propos du quartier du Cabanyal, voir le travail de Céline Beugnot, La lucha por el barrio. El conflicto social en el espacio urbano valenciano del Cabanyal, Mémoire de recherche de Master 2, Besançon, Université de Franche-Comté, 2012.

Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. [...] La surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui [...] n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus "lieux de mémoire", y occupent une place circonscrite et spécifique280

.

Cette première définition nous permet, par déduction, d’avancer que beaucoup d’espaces urbains sont devenus des non-lieux. Prenons comme exemple une rue piétonne, dont les rez-de-chaussée sont occupés par des boutiques. L’ensemble est composite, car les commerces qui s’y trouvent sont de nature différente. L’espace crée dans la rue ne sera donc ni identitaire, ni relationnel –si ce n’est la relation éphémère établie avec le commerçant ou la relation empressée de deux personnes qui se salueraient– ni même historique, car, en supposant que la rue investie soit ancienne, les individus qui s’y rendent le font pour la plupart pour se promener dans l’espace commercial. Les amateurs de quartiers anciens préféreront des lieux moins fréquentés, moins « passants ». Rares sont, en effet, les promeneurs posant leur regard au-dessus des façades dans ces rues commerçantes. Tout d’abord car l’affluence ne le permet parfois pas. Ensuite, parce que les ruses des marchands attirent le regard du promeneur vers leurs vitrines : lumières, mises en scènes, animations etc.

L’anthropologue Michel Agier, reprend cette définition du « non-lieu » pour l’étayer. Il insiste sur l’impact des non-lieux sur l’individu.

Perceptible à partir de l’expérience du passage, du trafic, ou de la déambulation urbaine, [...] il est caractérisé par les excès de la « surmodernité » : le rétrécissement de l’espace à l’échelle planétaire grâce au développement des moyens de transport et communication, le resserrement du temps et de l’histoire par l’omniprésence des informations médiatiques, et la prédominance de l’individu comme modèle d’action et de communication. [...] Dans les non-lieux urbains, les pratiques citadines sont essentiellement individuelles dans leur opération comme dans leur portée. La fin de la ville [...] serait donc aussi la fin du sujet, au sens d’un acteur ayant perdu toute chance d’agir sur le devenir social du monde qui l’entoure, mais qui s’esquive, lui échappe, et où, de plus en plus, il ne fait que passer. Chacun déambule, court, s’assoit par terre ou parle tout seul dans l’indifférence de tous ceux qui le croisent281.

280 Marc Augé, op. cit., p. 100.

Les socio-anthropologues Aidan Southall puis Ulf Hannerz distinguent plusieurs domaines privés et publics dans lesquels chaque individu doit jouer un rôle différent. On peut dénombrer par exemple le cercle des relations familiales, de voisinage ou encore de travail. Les lieux de passage constituent une de ces catégories. Ils sont caractérisés par le fait que

l’individu est un étranger pour les autres et doit, de ce fait, assumer un rôle spécifique282. De

nouveau, Michel Agier, nous aide à comprendre les particularités de ce rôle, ou, devrait-on dire, de ce non-rôle social. Ces lieux de transit sont caractérisés par ce qu’il désigne comme un balisage

spatio-temporel des parcours, qui indique une présence indirecte des macrostructures de la société comme contrainte indifférenciée et aveugle, incarnée dans les signalisations, les publicités, les consignes de sécurité et de circulation, etc. [...] Entrer dans une situation de passage, c’est traverser les non-lieux, parcourir quelques bouts de la ville « globale » et « générique » définie par le vaste réseau d’espaces mimétiques, super-informés et techniquement connectés en différents points de notre planète. Dans cette situation, le rapport d’égo à la société ne se cristallise en aucune relation interpersonnelle précise ; il est en suspens, plongé dans un excès de matérialité283.

Les non-lieux ne permettraient pas aux individus d’interagir et ne créeraient « ni

identité singulière, ni relation mais solitude et similitude »284. Pis encore, ces espaces

annihileraient « tout espoir de convivialité, de créativité et de quiétude »285. Pour illustrer

concrètement cet aspect, lorsque les passants empruntent les rues, ils sont guidés par des panneaux, des voix synthétiques ou préenregistrées et normées comme c’est le cas dans la plupart des transports en commun. Ils sont ainsi fondus dans une même masse car très souvent interpellés par un système sémiologique identique, s’adressant à eux indifféremment, qu’il soit un homme ou une femme, un enfant ou une personne âgée, un résident ou un allochtone.

Alors que c’est l’identité des uns et des autres qui faisait le « lieu anthropologique », à travers les connivences du langage, les repères du paysage, les règles non formulées du savoir-vivre, c’est le non-lieu qui crée l’identité partagée des passagers, de la clientèle ou des conducteurs du dimanche286.

282 Ulf Hannerz, Explorer la ville, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 136-141.

283 Michel Agier, op. cit., p. 98.

284 Marc Augé, op. cit., p. 130.

285 Michel Agier, op. cit., p. 53.

L’ethnologue Clara Lamireau en arrive aux mêmes conclusions. La ville contemporaine peut se résumer « du point de vue social par trois aspects fondamentaux : hétérogénéité et fragmentation des populations, densité et opacité des relations humaines,

superficialité des échanges »287. Déjà à la fin du XIX˚ siècle, Émile Durkheim avait esquissé

les prémices de l’atomisation des individus dans la ville. Il mettait en garde contre ce qu’il appelait l’« anomie » et en attribuait la cause à la réorganisation du travail et à la fin du

système de solidarité tissé par les ouvriers288.

Pour Jean Baudrillard, la ville exerce sur les individus un pouvoir qu’il qualifie de « terroriste ». Il s’agit d’un espace « neutralisé, homogénéisé, celui de l’indifférence, et celui de la ségrégation croissante des ghettos urbains ». La ville contemporaine est un espace morcelé, dont ses outils, l’architecture et l’urbanisme, servent au « démantèlement de toute socialité par les signes » car elle est conçue comme un « échiquier, un espace homogène défini comme environnement total ». Cela aboutit donc à la « destruction symbolique des

rapports sociaux »289. Il en résulte un manque de repères, de valeurs et de croyances

communes. Le philosophe Gilles Lipovtsky, dans son ouvrage consacré à l’étude des rapports sociaux dans la société contemporaine, va jusqu’à évoquer une « désocialisation radicale ». L’ethnologue Marc Augé parle quant à lui d’un monde « promis à l’individualité solitaire, au passage, à l’éphémère » et dont les individus qui le peuplent subissent le « jeu brouillé de

l’identité et de la relation »290.

On peut le voir, les rapports humains et leurs interactions sociales dans le cadre urbain sont présentés de façon alarmiste par de nombreux chercheurs contemporains. Ils défendent le postulat d’une ville néfaste pour ses habitants, comme si certains espaces urbains acquéraient une faculté préjudiciable et ôtaient leur capacité de décision et d’intervention aux citoyens. Les situations quotidiennes de passage seraient perçues et acceptées comme telles par la majorité des habitants et l’espace public aurait perdu peu à peu sa fonction de mise en relation spontanée. Le phénomène d’anomie se verrait renforcé d’autant plus avec la fragmentation de la cité et les théories déterministes sur les habitants d’un même quartier : la stigmatisation des différences et la peur de l’autre qui peuvent en découler assigneraient aux lieux de passage une fonction pratique et une attitude de méfiance vis-à-vis d’autrui. Chacun donnerait son propre sens à l’espace commun qu’il emprunte, selon ses besoins, sans possibilité d’interaction avec l’autre car il n’est pas pris en compte.

287 Clara Lamireau, op. cit., p. 24.

288 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, P.U.F., 1991, p. 39.

289 Jean Baudrillard, op. cit., p. 119-120.

En outre, les spécialistes de la question semblent perturbés dans leur appréhension de ce qu’est la ville surmoderne. La sociologie et l’anthropologie avaient ainsi davantage l’habitude de lier un groupe humain à un lieu et dans un temps donné. Aujourd’hui, avec l’existence des non-lieux et les déplacements de populations, les méthodes de recherche des scientifiques se verraient bouleversées.

Michel de Certeau va plus loin en affirmant que ce sont les méthodes des chercheurs eux-mêmes qui, en voulant mesurer certains critères au sein de la société, auraient contribué, quelque part, à cette uniformisation.

Les projecteurs ont abandonné les acteurs possesseurs de noms propres et de blasons sociaux pour se tourner vers le choeur des figurants massés sur les côtés, puis se fixer enfin sur la foule du public. Sociologisation et anthropologisation de la recherche privilégient l’anonyme et le quotidien où des zoom découpent des détails métonymiques –parties prises pour le tout. [...] C’est une foule souple et continue, tissée, serrée comme une étoffe sans déchirure ni reprise, une multitude de héros quantifiés qui perdent noms et visages en devenant le langage mobile de calculs et de rationalités n’appartenant à personne. Fleuves chiffrés de la rue291.

Quelques-uns essaient toutefois de modérer ces théories sur l’anomie urbaine. Ainsi, nuance Marc Augé, faut-il prendre garde à ne pas assigner à un groupe social des caractéristiques intrinsèques communes. « Les individus, aussi simples qu’on les imagine, ne le sont jamais assez pour ne pas se situer par rapport à l’ordre qui leur assigne une place : ils

n’en expriment la totalité que sous un certain angle »292.

C’est aussi le cas d’Anne Jarrigeon, qui a consacré sa thèse de Doctorat à l’anonymat parisien. Cette notion, considérée à tort nous dit-elle, « comme une évidence de la grande

ville contemporaine » constitue « un mythe ou plutôt un "fantasme" »293. Et de prendre pour

exemple des critères physiques repérables afin d’illustrer que la ville ne « fabrique » pas forcément une foule uniforme. Pour l’anthropologue, « il n’est, en effet, pas si simple de passer inaperçu au quotidien quand on est [...] trop noir, trop blonde, handicapé ou

simplement trop vieux. Il n’est jamais acquis de susciter "l’indifférence polie et mutuelle" »294.

291 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1990, p. 11-12.

292 Marc Augé, op. cit., p. 33.

293 Anne Jarrigeon, Corps à corps urbain. Vers une anthropologie poétique de l’anonymat parisien, thèse de Doctorat soutenue le 11 mai 2007 au CELSA – Paris IV Sorbonne, sous la direction de Yves Jeanneret et Yves Winkin.

294 Anne Jarrigeon, « Des corps piétonniers, l’anonymat urbain ou le jeu des apparences », in Marcher en ville, faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, Paris, Édition des Archives contemporaines, 2010, p. 86.

Même si son propos est de rejeter le vecteur d’uniformité qui naîtrait de l’urbanité contemporaine, on retrouve l’incidence négative du cadre citadin : celui de la méfiance à l’égard de celui dont l’apparence se détacherait de la masse.

Pourtant, l’espace public apparaît comme le seul susceptible de permettre la mixité, la rencontre hors du cercle familier que composent les domaines privés –famille, loisirs et voisinage– et de subsistance. On observe depuis quelques années l’apparition de différentes manifestations organisées dans l’espace public visant à figer un instant un groupe de passants autour d’un objet ou d’une animation mis en place ponctuellement. L’anthropologue Colette Petonnet apporte des pistes de réflexion précieuses à ce sujet. « Lorsque des gens quelconques sont, pour une quelconque raison, réunis en un lieu et qu'ils y restent un certain temps, ils finissent toujours par faire connaissance. L'anonymat ne résiste pas à l'immobilisme ». Il ne résiste pas non plus aux situations brisant la perception quotidienne d’un individu de son environnement, aux « accrocs dans la routine » qui vont permettre à deux êtres d’échanger

leurs impressions sur le sujet295.

Cela nous conduit donc à penser que le phénomène d’anomie est désormais perçu généralement, bien au-delà des cercles scientifiques, et de nouveaux repères, de nouvelles structures, de nouvelles manifestations y sont instaurées. Ces actions spontanées, mises en place pour célébrer l’« être ensemble », ont une visée coopérative et / ou solidaire et permettent de relativiser quelque peu le bilan pessimiste de l’urbanité. Les repas de quartiers, les sound system, les flash mob plus récemment, sont autant de projets réalisés collectivement pour tenter de pallier l’anomie dans la ville. Espace morcelé, disparités, ghettos et phénomènes de gentrification se voient donc, l’espace d’un moment, atténués sous l’impulsion de la société civile.