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2 Culture, contre-culture ou sous culture ?

3.1 L’individu dans la ville

3.1.1 La cité métamorphosée

Plus que de « lieu », c’est d’« espace » dont nous allons parler, c’est-à-dire, selon Michel de Certeau, d’un « lieu pratiqué ». Si le lieu est défini comme une figure concrète par

le chercheur, l’espace en est le versant animé269.

La notion d’espace public remonte à l'agora grecque, lieu partagé où, de manière quotidienne, l’on venait échanger, discuter et marchander. Les définitions de l’espace public diffèrent selon les points de vue que l’on adopte. Un philosophe ou un ethnologue, qui considère généralement cet objet d’un point de vue historique, n’aura en effet pas toujours la même approche qu’un sociologue ou qu’un anthropologue dont le regard est synchronique et plus ancré dans le présent.

La description qu’en fait la sociologue Mónica Degen nous semble intéressante car elle balaie largement les différentes significations que supposent le concept d’« espace public ». Pour elle, ce qui le caractérise c’est son accessibilité, le fait qu’il favorise les relations entre les êtres –avec les loisirs, les parcs et les points de rencontres– et qu’il soit un

espace de représentation politique et d’échanges économiques, un locus270.

L’espace public serait la concrétisation géographique d’une sphère publique. Il permet, en outre, l’expression et la visibilité des individus. Chacun demande donc une part de cet espace commun, d’où l’apparition de certains conflits parfois. Car « celui qui contrôle

l'espace public est celui qui définit le « programme » pour la représentation de la société »271.

Enfin, cet espace aide à la socialisation des individus, car il met en relation des étrangers, des inconnus. Dans cette sphère partagée, ces derniers doivent donc se montrer aptes à créer des contacts avec des êtres qu’ils ne connaissent pas et dont les goûts, la culture etc. ne sont pas les mêmes que les leurs.

Nous parlerons ainsi d’espace public dans son acception la plus couramment entendue, soit comme de l’ensemble des lieux dont dispose un individu dans sa vie quotidienne et qu’il partage avec ses concitoyens.

269 Marc Augé, Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992,p. 109.

270 Voir Mónica Degen, op. cit., p. 92.

271 « Quien controla el espacio público es quien establece el « programa » para la representación de la sociedad », S. Zukin, ibid., p. 88-90.

Les grandes agglomérations européennes ont subi des bouleversements importants durant la seconde moitié du XX˚ siècle. Elles se sont agrandies avec les migrations et ont absorbé les villages avoisinants. Les chercheurs européens parlent désormais de « metaciudad » ou de « Mega Regiones Urbanas » pour caractériser ces villes tentaculaires272. Si l’espace public est un lieu concret, lié au partage, à l’échange et à la représentation politique, quelle incidence ces récents changements morphologiques ont-ils donc pu avoir ?

Selon le professeur de sociologie urbaine Guido Martinotti, les villes ont évolué de telle manière qu’aujourd’hui, elles se caractérisent par une grande mobilité des idées et des personnes, grâce, notamment, à l’extension des réseaux de transports, au déclin des frontières et à une communication accrue due au développement d’Internet. Il évoque ainsi « la transformation d’une société d’enclaves en une société de flux ». Ces métropoles de troisième

génération sont liées au concept de « déracinement »273. Pour l’anthropologue Michel Agier,

Une part importante de l’activité humaine aujourd’hui passe par les canaux hertziens, les autoroutes, les lignes aériennes et les voies ferrées. Rien de grave en soi dans ce processus, si ce n’est que, en envahissant toute notre vie, ces moyens et ces flux rapides imposent des formes matérielles et des temporalités qui contredisent tout espoir de convivialité, de

créativité et de quiétude. Il semble rendre caduque l’idée même de ville274.

La ville contemporaine aurait donc perdu les principales caractéristiques de ce qui faisait la cité. Si l’on en croit Michel Agier, elle devrait même être définie de nouveau. La cité telle que nous la concevons en Europe, héritée du modèle grec, était formée autour de ses

citoyens, c'est-à-dire de ses résidents impliqués dans un « parti pris de vie commune »275.

Parmi leurs droits et leurs devoirs politiques figurait la gestion des affaires publiques. Il y avait donc un rapport de réciprocité entre l’individu et la ville qu’il habitait. La ville faisait de

ses résidents des citoyens et ces derniers faisaient de l’espace partagé une polis. La place

constituait le cœur de la ville, le point central où les citadins faisaient de la politique, participaient aux débats en lien avec leur société.

272 Guido Martinotti, « Lo que el viento se llevó. Espacios en la metrópolis de tercera generación », ibid., p. 32.

273 « la transformación de una sociedad de enclaves a una sociedad de flujos » et « desarraigo », ibid., p. 37-40.

274 Michel Agier, op. cit., p. 6.

275 Raoul Lonis citant Aristote, La cité dans le monde grec, Paris, Armand Colin, 2004, p. 7. Toutefois, il convient de mentionner, comme le fait l'historien certaines exceptions. En effet, tous les hommes résidant dans la cité n'étaient pas engagés dans son fonctionnement. Ainsi, les étrangers, les marginaux et les esclaves constituaient-ils un groupe de non-actifs, tout comme les femmes qui ne jouissaient que de peu de prérogatives.

Or, aujourd’hui, les citoyens se montreraient de plus en plus indifférents à la politique et l’agora moderne ne prendrait plus forme sur une place publique, mais dans des espaces plus

diffus276. Les arguments avancés par les sociologues et les anthropologues vont en effet tous

dans le même sens. L’espace public serait de plus en plus privatisé au détriment de l’espace consacré aux individus. On ne disposerait plus assez de lieux de réunion. En effet, dans les jardins publics, on a parfois remplacé les bancs par des sièges individuels pour éviter que des personnes ne dorment dessus. De la même manière, l’installation de terrasses de cafés sur des places ou des jardins publics fonctionne à la manière d’une surveillance policée. Il s’agit, non seulement d’une mesure d’embourgeoisement, comme le fait remarquer Mónica Degen, mais

aussi de privatisation de l’espace public277.

Pour Jean Baudrillard, la solidarité qu’il nomme « historique » aurait disparu.

Solidarité de l’usine, du quartier et de la classe. Désormais, tous [les individus] sont séparés et indifférents sous le signe de la télévision et de l’automobile, sous le signe des modèles de comportement inscrits partout dans les médias ou dans le tracé de la ville. Tous alignés dans leur délire respectif d’identification à des modèles directeurs, à des modèles de simulation orchestrés278.

Désormais, la ville se distingue par sa tendance à rassembler au sein de ses quartiers des populations plus hétérogènes contrairement aux groupes sociaux de classes identiques, souvent fédérés autour d’une conscience collective. Les habitants d’un même quartier tendaient à s’accorder autrefois sur un ensemble de valeurs communes, véhiculées par les syndicats et les partis politiques et consolidées par les conditions de travail : une certaine forme de solidarité pouvait plus facilement prendre forme. Cette configuration resterait encore valable aujourd’hui, mais dans une moindre mesure. La solidarité de classe se verrait atténuée par la réorganisation même des villes contemporaines et par ce caractère de flux constaté par différents chercheurs.

276 Il faut cependant se montrer prudent avec ce que l’on tient pour espace public. En effet, la référence à l’agora est périlleuse, car bien souvent elle est idéalisée. Nous savons que la Grèce antique n’était pas épargnée non plus par les situations de violence sociale : esclavagisme, barbarie de certaines pratiques etc.

277 Mónica Degen, op. cit., p. 92.

En Espagne, on a favorisé la vie en périphérie avec la construction d’autoroutes vers et dans les villes, de grands centres commerciaux et de quartiers résidentiels exclusifs. Cette fragmentation de la cité, ordonnée depuis les années 1960, tendrait à la déconstruction même de la ville, donnant naissance à ce que les urbanistes actuels nomment « post-ville ». L’histoire y est parfois déniée, puisque les vieux quartiers sont laissés à l’abandon ou détruits, comme vidés de leur substance, « nettoyés » de leurs populations « historiques » et souvent modestes pour les remplacer par des immeubles rénovés, à la seule portée des propriétaires aisés. En guise d’exemple, nous pouvons évoquer la rue de la République à Marseille, débarrassée des classes populaires qui la peuplaient ou encore le quartier du Cabanyal à Valencia. La mairesse du Parti Populaire, Rita Barbera, tente depuis des années, par tous les moyens, de vider ce quartier de ses habitants dans le but de détruire leurs maisons de pêcheurs et de prolonger jusqu’à la mer l’avenue Blasco Ibañez bordée, basant son projet architectural sur l’édification d’immenses tours d’habitation. La contestation s’est organisée, au moyen d’associations et d’actions spontanées qui militent pour le maintien de ces petites maisons de

pêcheurs colorées et ornées d’azulejos279. Au-delà du simple habitat, c’est tout un tissu social,

une forme de solidarité de classe que l’on veut détruire.