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2 Culture, contre-culture ou sous culture ?

2.1.1 La question de la légitimation artistique

À ses débuts, le graffiti avait d’abord été considéré comme étant le fruit d’une sous-culture. Puis, lorsque les artistes reconnus comme tels ont commencé à s’y intéresser, il est devenu un produit de la contre-culture. Enfin, quand il a été récupéré par les médias, qu’il a été détourné par le marketing, qu’il est entré dans les galeries, en d’autres termes, qu’il est devenu un produit qui s’expose, se vend, suscite des spéculations, le graffiti a enfin eu ses entrées dans le temple de la Culture. En ce sens, cette reconsidération de la pratique scripturale illégale a permis d’ouvrir la voie aux manifestations artistiques spontanées qui, très

tôt, se sont vues désignées sous le nom d’art de la rue, de « street art ».

La question est de savoir si cette appellation est légitime. L’intervenant urbain est-il un artiste, au sens où la philosophe Hannah Arendt l’entend, soit un « producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage

durable de l’esprit qui l’anime »203 ? C’est tout le problème de l’art public qui se pose ici. En

effet, pour certains pratiquants, dès lors qu’il est protégé, conservé ou entre dans un lieu

spécifique à l’exposition, il ne s’agit plus de street art. Il perd sa nature illégale et subversive,

son essence même. D’autres artistes, en revanche, sont moins radicaux et défendent une frontière plus perméable entre légalité et clandestinité.

En outre, les étiquettes agacent bien des artistes publics. Ils préfèrent de loin appartenir à la catégorie de « sous culture » plutôt que d’avoir à endosser un costume qu’ils considèrent comme trop grand, trop pédant et taillé par ce qu’Hannah Arendt nomme les

philistins204.

Mais qu’en est-il du legs évoqué par la philosophe ? Le véritable artiste serait capable de produire une œuvre qui ne s’oublie pas et qui rend compte d’une époque donnée. Or, nous

l’avons vu, une des principales caractéristiques du street art est sa condition éphémère. Il

semble donc difficile de légitimer sa pratique comme « témoignage durable » d’une époque donnée. Pourtant, ce n’est pas tant dans leur conservation que les productions de post graffiti

203 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 257.

204 La professeure de philosophie Simone Manon nous donne cette définition du philistin, « une personne prosaïque, imperméable à la poésie et à l’admiration des belles choses, n’ayant d’intérêt que pour ce qui est utile ou monnayable en terme de valeur matérielle ». Les philistins sont donc des personnes ordinaires, vénales et vulgaires et peuvent engendrer un spécimen « cultivé », c’est-à-dire snob, « qui ne voit dans la culture qu’un moyen avoué ou non de servir ses intérêts ». Voir le blog de Simone Manon, http://www.philolog.fr/le-philistinisme-cultive/, consulté le 23.05.2011.

prennent leur valeur, mais dans leur multiplication et la longévité du phénomène. Elles ont, certes, une durée de vie limitée, mais se reproduisent rapidement, ailleurs, sur toutes les latitudes. Il est devenu impossible pour les institutions d’en venir à bout. Dans ce sens, cela peut contester certaines théories selon lesquelles une œuvre d’art, en ce qu’elle est un objet autographique, est unique. En revanche, si on considère que les affiches peuvent acquérir la même fonction allographique que les livres, en ce que tous deux sont reproductibles à l’infini,

alors, elles ne perdent pas leur statut d’œuvre d’art205. En outre, comme le fait remarquer le

philosophe Richard Shusterman, la valeur d’une œuvre d’art ne se mesure plus à sa longévité, comme c’était le cas autrefois quand « la survie était si incertaine que l’attention et la valeur

se [reportaient] naturellement sur l’objet le plus résistant 206». Ainsi, la valeur d’une œuvre

d’art peut être évaluée par le plaisir qu’elle va procurer, si éphémère soit-il.

Dans la mesure où les artistes publics sont de plus en plus sollicités par les galeries, les institutions publiques ou les entités privées pour réaliser –moyennant finance– une œuvre, nous sommes tentés d’affirmer qu’ils sont des producteurs culturels. Francesca Cozzolino va dans ce sens, dans cet article qu’elle consacre au phénomène d’artification de certaines pratiques murales.

À ce changement de statut succède une deuxième étape du processus d’artification : l'institutionnalisation et la capitalisation d'un objet, qui n'ont lieu qu'une fois que l'objet commence à être considéré en fonction de ses valeurs esthétiques 207

.

Ainsi, dès lors que l’institution reconnaît et sollicite une pratique, cette dernière change de statut, monte en grade en quelque sorte. Elle est validée comme pratique culturelle et peut désormais être considérée à travers des critères esthétiques. De la même manière, l’intérêt scientifique porté à un phénomène lui permet d’acquérir une certaine aura et une légitimité officielle. La question de la légitimation artistique des fresques de Sardaigne a été posée par la chercheuse.

205 Gérard Genette expose, en effet, cette idée dans L'œuvre de l'art 1 : Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.

206 Richard Shusterman, L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire, Paris, Les éditions de Minuit, 1992, p. 155.

207 « A tale cambiamento di statuto segue un secondo stadio del processo d’artificazione: l’istituzionalizzazione e la patrimonializzazione di un oggetto, che hanno luogo solamente una volta che l’oggetto comincia a essere considerato secondo dei valori estetici », Francesca Cozzolino, « Il processo di artificazione nel caso dei murales della Sardegna », in Per una sociologia delle arti, 3 mai 2012, p. 244.

L'apparition d'articles dans des revues spécialisées, des catalogues et dans la littérature scientifique semble ainsi réveiller un certain intérêt intellectuel pour les peintures murales. Un véritable débat s'ouvre sur leur valeur artistique. Une évaluation des peintures murales en termes esthétiques paraît donc avoir lieu. Elle sera utilisée par les "promoteurs" des peintures murales comme un argument visant à les légitimer dans le domaine des "biens culturels"208

.

On peut penser, effectivement, que l’attribution d’un statut artistique à ces fresques sardes soit appréciée de ses créateurs. Cela suppose, en effet, un plus grand confort créatif, avec l’obtention de murs, de subventions et une reconnaissance officielle. Mais lorsque la question concerne des productions engagées, militantes, le débat sur leur dimension esthétique est vif. En effet, certains muralistes préfèrent conserver leur intégrité politique et ne pas jouer sur le tableau du beau. Pour Vincenzo Mossa, par exemple, ces fresques engagées sont une manifestation de l’anticulture. En revanche, pour le peintre Diego Asproni,

faire de l'art signifie exprimer (dans ce cas à travers les peintures murales), un contenu qui aide les gens à réfléchir sur les événements de l'histoire passée et présente [...]. Nous, les muralistes, nous manions un outil qui jusqu'à il y a quelques siècles, était utilisé par le pouvoir (étatique et ecclésiastique) pour raconter et célébrer de temps à autre de façon suggestive, imposante, émouvante, autoritaire, les exploits des puissants et la vie des saints. [...] J e crois que le débat à avoir ne repose pas tant entre art et non-art, mais entre deux façons de faire de l'art, en Sardaigne209.

Dans cette perspective, on en revient à la conception d’une œuvre d’art selon Hannah Arendt. L’artiste public engagé crée en s’insurgeant contre la société. Il produit un témoignage de sa société en même temps qu’il tente de la désarticuler, de la remettre en question.

Seulement voilà, les artistes publics indépendants ne sont pas des muralistes pour les raisons que nous avons évoquées auparavant. L’ambiguïté face aux institutions, l’illégalité dans laquelle ils se placent empêcheraient-elles leur production d’accéder au statut artistique à part entière ? Autrement dit, la légitimation institutionnelle est-elle nécessaire pour reconnaître ces interventions comme des œuvres d’art ? En effet, la reconnaissance de la part

208 « L’apparizione di articoli in riviste specializzate, cataloghi e letteratura scientifica sembra quindi risvegliare un certo interesse intellettuale per i murales e un vero dibattito si apre sul loro valore artistico. Una valutazione in termini estetici dei murales sembra quindi farsi posto. Essa sarà utilizzata dai « promotori » dei murales come argomento per renderli legittimi nel campo dei «beni culturali », ibid., p. 249.

209 « fare arte vuol dire esprimere (in questo caso tramite le pitture murali), contenuti che aiutino la gente a ragionare sui fatti della storia attuale e di quella del passato [...]. Noi muralisti usiamo uno strumento che fino a pochi secoli fa è stato usato dal potere (statale ed ecclesiastico) per raccontare e celebrare di volta in volta in maniera suggestiva, imponente, emotiva, autoritaria, le gesta dei potenti e le vite dei santi. [...]Credo che il discorso da fare sia, non tanto tra arte e non arte, ma tra due modi di fare arte in Sardegna », Diego Asproni cité par Francesca Cozzolino, ibid., p. 253.

des entités culturelles suppose que ces œuvres soient protégées, encadrées, ce qui est hors de propos lorsque l’on parle d’art public indépendant. Comme pour le graffiti contemporain, l’art public indépendant « soulève la question de l’existence d’un art libre comme élément clé d’un

régime socio-politique réellement libre »210.

Or, à partir du moment où l’on sollicite ces intervenants afin qu’ils réalisent des fresques et, qu’en outre, leur activité est communément désignée sous le nom d’art public, la question ne semble plus se poser : on apprécie le travail de ces artistes et on les invite à contribuer à l’offre culturelle dans l’espace public.

Le street art donne donc naissance à une nouvelle conception de l’œuvre d’art. Autrefois destinée à survivre à ses auteurs, à transmettre aux générations suivantes un témoignage, une marque de ce qui fut, l’œuvre peut désormais être ponctuelle et éphémère.

Les conditions d’existence des productions de street art révèlent une préoccupation pour le

présent et l’immédiateté. Elles sollicitent parfois la sensibilité du regardant, et donc un détachement vis-à-vis des soucis quotidiens (matériels, sociaux, politiques), mais dans d’autres cas utilisent aussi l’esthétique, le beau, comme appât afin de plonger le regardant dans la réflexion. Elles invitent à l’introspection, à reconsidérer sa position sociale, à se perfectionner voire à demander des comptes à ses représentants dans la cité. En ce sens, la

culture du street art se rapproche du sens premier du terme culture, c’est-à-dire la capacité

qu’à l’homme de prendre soin de son esprit.