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1 La culture pour tous

1.2 La revendication de l’espace public

1.2.2 Le mur, recueil des poètes

L'art public est une pratique que nous sommes tentée de comparer à une flore luxuriante, qui présente autant de déclinaisons qu’il existe de scripteurs spontanés, c’est dire si elle est féconde. Il nous semble que ces métaphores du vivant désignent assez bien ce qu’est l’art public, une pratique qui naît, s’accroît lorsqu’un environnement lui est favorable, se développe, mue, décline ou disparaît. Lorsque certains individus ne veulent ou ne peuvent partager une image, un dessin, une peinture ou un collage, ils vont parfois inscrire dans l’espace public une phrase qui les a touchés ou même composer des vers qui lui seront destinés.

361 Hannah Arendt, La crise [...], op. cit., p. 279.

Scripteur inconnu citant Bertolt Brecht, Maneras de matar, El Raval, Barcelone, 17.07.2009 © Skarioloxxl

En 2008, dans le quartier du Raval à Barcelone, un individu s’est appliqué à écrire ces quelques lignes de Bertolt Brecht. Plusieurs éléments composent le paratexte : il y a d’abord le titre en capitales, puis, à la fin de la citation, le nom de l’auteur, son année de naissance et de mort. L'intervenant a aussi pris la peine de peindre le fond de noir, comme le faisaient les scripteurs de la Rome antique.

MANIÈRES DE TUER. Il y a bien des manières de tuer. On peut vous enfoncer un couteau dans le ventre, vous affamer, ne pas vous soigner lorsque vous êtes malade, vous mettre dans un logement insalubre, vous tuer à force de travail, vous pousser au suicide ou vous envoyer à la guerre etc. Il est peu de choses dans tout cela que notre État interdise363.

363 « MANERAS DE MATAR/ hay muchas maneras de matar/ pueden clavarte un cuchillo en el vientre/ quitarte el pan/ no curarte una enfermedad/ meterte en una mala vivienda/ torturarte hasta la muerte/ por medio del trabajo/ llevarte a la guerra etc./ sólo pocas de estas cosas están / prohibidas en nuestra ciudad ».

Le titre accrocheur, la clarté de la graphie, scolaire et en noir et blanc, attirent le regard et invitent à réfléchir aux enjeux soulevés par la citation. On pourrait penser qu’il s’agit d’un sujet de dissertation que le scripteur soumet aux passants comme sur le tableau noir d’une école, pour convoquer son esprit critique. L’utilisation de la deuxième personne accroît l’implication du lecteur faisant de lui la victime d’une société violente et d’un État qui ne garantit que misère et précarité, pour mieux l’amener à se révolter.

La poésie envahit ainsi certains recoins de la ville. Neorrabioso, Batania de son vrai nom, est un écrivain qui compose et récite ses propres vers lors de différentes manifestations et festivals de poésie. Son travail d’auteur est reconnu par les institutions littéraires officielles mais il sévit aussi du côté officieux en peignant à la bombe de peinture certaines de ses compositions, sur les murs de Barcelone et de Madrid principalement. Le service policier en charge de la chasse aux graffiti lui impute d’ailleurs de nombreuses dégradations, pour un montant estimé à sept mille euros. Au moment où nous écrivons ces lignes, il n’a pas été pris en flagrant délit et échappe donc à la sentence. Mais la Mairie a fait passer une note aux agents de nettoyage et aux forces de l’ordre prohibant l’effacement de toutes les inscriptions portant la signature de Neorrabioso pour démontrer combien il est productif et pour faciliter la

constitution d’un dossier à charge. Le poète a commenté sur son blog cette mesure : la Mairie,

dit-il, souhaite « m’imputer le coût de l’effacement de toutes mes peintures qui perdurent à Madrid. Dans la circulaire, on précise que cette persécution / punition est uniquement dirigée

à l’encontre des écrits portant la signature de "neorrabioso", et seulement celles-ci »364. Parmi

les écrits, certains sont politiquement très engagés, et nous y reviendrons dans le chapitre consacré aux interventions contestataires. Mais l’on peut évoquer ici quelques-unes des inscriptions purement poétiques, en commençant par ces octosyllabes laissés sur un mur de

Madrid en décembre 2012. « Lo que lucen las dalias / sin saber de botánica »365. Comme pour

l’inscription précédente, on constate que la graphie est claire, soignée et le fond choisi pour sa neutralité, afin de faciliter sa découverte et sa lecture. Aucune fioriture ne vient perturber la composition. Neorrabioso s’amuse ici avec les contrastes. D’abord, on peut relever le décalage entre la fleur et la discipline scientifique. Dans le premier vers, nous sommes dans un registre végétal et bucolique, le poète loue la beauté du dahlia. Dans le second apparaissent les notions de savoir et de sciences. Un deuxième contraste apparaît entre le poème et l’espace qui le voit naître. Le mur de brique, le grillage et les alentours urbanisés constituent autant de points de rupture avec le charme de ces quelques mots, leur métrique, l’évocation de la fleur

364 « Por reincidente y aplicarme el coste del borrado de todas las pintadas que aún quedan vivas en Madrid. En la circular se detalla que esta persecución/castigo sólo va contra las pintadas que tienen firma "neorrabioso", ninguna más », http://neorrabioso.blogspot.fr/.

365 S’agissant d’un mot final, et donc d’un terme clé, il faut lire « dalias » avec la diérèse. « Comme les dahlias sont éclatantes / en n’y connaissant rien en botanique ! ».

et la représentation que chacun peut s’en faire, sa couleur, ses pétales etc. On peut mentionner aussi le caractère enfantin de cette inscription, qui offre un autre contraste avec le cadre qui l’abrite : l’émerveillement qui se cache derrière les points d’exclamation, la signature soulignée de droite à gauche par un scripteur faussement maladroit. On voit le graffiti d’un chenapan qui aurait composé ces vers à la manière d’une églogue du XXIe siècle. Mais on distingue aussi la réflexion de l’adulte qui, par ces mots, signifie peut-être que la science ou le savoir ne déterminent pas le charme d’une personne.

Neorrabioso, ¡Lo que lucen las dalias sin saber de botánica !, Madrid, 22.12.2012

Le registre enfantin est un terrain qu’affectionne Neorrabioso le poète rêveur. L’innocence feinte de ses compositions introduit un peu de romantisme dans un espace urbain prosaïque. Ses courts poèmes présentent des rimes libres, peut-être pour mieux désigner sa

volonté de s’affranchir de différents jougs. « Reniego de los humanos / Solicito un pasaporte

de pájaro » fonctionne à la manière du poème précédent. Neorrabioso manie les contrastes et mêle des éléments de la nature –libres et délicats– à d’autres, pratiques et administratifs comme le passeport, ou rationnels, comme les êtres humains. Derrière cette phrase, on devine

la lassitude du poète face à la brutalité de la race humaine. Ces heptasyllabes « Basta ya de

pintadas / Pasemos a los besos » sont ironiques –on peint qu’il faut cesser de peindre– et font écho à ces inscriptions de Mai 68 tout en soulignant de nouveau la violence des pratiques

humaines. Pour finir, on peut mentionner ces vers de cinq pieds « Siempre que nieva / tengo

cinco años » qui touchent le regardant car c’est un état d’esprit très répandu que le poète parvient à résumer en quelques mots. La neige provoque cette humeur enthousiaste chez ceux qui n’y sont pas habitués, humeur que l’on peut effectivement rapprocher à l’enchantement de l’enfance face à la beauté inattendue des éléments naturels. En outre, l’amateur de poésie pourra peut-être percevoir un clin d’œil avec l’utilisation du pentasyllabe dans l’expression « tengo cinco años »366.

Neorrabioso, Siempre que nieva tengo cinco años, Madrid, 23.10.2012 © Neorrabioso

366 « Je renie mon statut d’être humain / et sollicite un passeport d’oiseau », « Cessons de graffiter / passons aux baisers », « Chaque fois qu’il neige / j’ai cinq ans ».