• Aucun résultat trouvé

1.1 Actes de personnifications

1.1.1 Galerie de portraits

S’il est une modalité fréquente parmi les créations d’art public –si ce n’est la plus répandue– c’est celle du portrait. Que ce soit à Grenade, à Madrid ou à Barcelone, nous avons recensé une très grande quantité de peintures et de posters déclinant le visage humain. Ces portraits naissent sous des formes et des techniques picturales très diverses. La plupart du temps, ils représentent des figures féminines. Nous souhaitons d'abord commenter les quelques portraits d’hommes qui nous ont semblé les plus remarquables, tant du point de vue technique qu’esthétique.

Le premier portrait est un collage réalisé par le photographe Raúl Cabello. Habituellement, son travail consiste à imprimer sur de grands formats et en noir et blanc ses propres clichés, bien souvent des portraits et à les coller dans des endroits insoupçonnés, « afin que les gens cessent de marcher dans la rue en pensant que cela va de soi qu’elle reste

immuable et pour attirer leur attention sur des bâtiments particuliers »388 nous a-t-il écrit. Il ne

colle ses photographies que dans des endroits abandonnés ou en phase de réhabilitation. Ici, il semblerait d’abord que ce cliché n’ait pas été réalisé par ses soins. En effet, Raúl Cabello a une trentaine d’années, or, on devine que ce portrait a été réalisé dans une cabine photographique dans les années 1960 ou 1970, d'après la coiffure et les vêtements des deux hommes. Il pourrait s’agir d’une photographie de famille. On suppose également que cette habitation a été abandonnée depuis longtemps. L’espace qui se trouve derrière le portail, la végétation qui s’est développée et la terre qui se déverse sur le trottoir nous indiquent que cela pourrait être un de ces innombrables immeubles d’habitations détruits, dont on aurait conservé la façade afin d’empêcher l’accès au terrain. L’ensemble paraît figé dans un temps passé, cette idée est renforcée par les fils électriques encore apparents. Raúl Cabello surprend le passant avec cette intervention singulière. Il dirige son attention vers un espace qui, autrefois, était un lieu de vie. De ce fait, il parvient à humaniser ce site inoccupé et hostile. En outre, il joue avec la rue et avec le regardant, ce double portrait vient se loger parfaitement dans l’encadrement de la porte.

388« Para que la gente deje de andar de calle dando por sentado que todo es siempre igual y centrar su atención en determinados edificios »,réponse apportée par Raúl au questionnaire qui lui a été envoyé le 20 octobre 2010. Voir p. 507 et http://papeleosinreposo.blogspot.com/.

Raúl Cabello, Retrato de dos hombres por un fotomatón, Madrid, décembre 2011 © Alberto de Pedro

Le portrait suivant est tout aussi surprenant, par sa taille imposante et le sujet qu’il présente. Il a été réalisé par le couple de photographes et d’artistes publics Jana & Js lors de leur séjour à Madrid en 2011 durant lequel ils avaient dispersé plusieurs créations dans l’espace public. Ils ont pour habitude de peindre au pochoir des portraits d’individus en train de prendre une photographie. Ce jeu de mise en abyme est intéressant car on prête au sujet inanimé une forme de vie. Ici, le cliché pris sur le vif par les artistes eux-mêmes semble nous faire croire que l’homme peint est en train de prendre en photo cette femme et son chien. C’est d’ailleurs ce que ressentent les passants placés face à cette œuvre. On ne remarque plus l’effritement du mur qui l’accueille, la brique découverte par endroits apporte même une plus- value esthétique car elle s’accorde avec les couleurs employées par Jana & Js.

Jana & Js, Hombre sacando una foto, Madrid, rue San Cayetano, octobre 2011 © Jana & Js

La série de portraits que nous allons commenter maintenant a été conçue par le

collectif Boa Mistura. Intitulée Poesía bajo el blanco, elle présente des portraits de graffeurs

et d’artistes publics espagnols. Le collectif en a réalisé une dizaine dans le quartier de Malasaña entre 2011 et 2012. La particularité de ce travail réside en ce que Boa Mistura se sert des inscriptions illégales pour élaborer ses œuvres. Ces artistes réalisent des pochoirs « inversés », c’est-à-dire qu’au lieu de projeter de la peinture à l’intérieur du support de carton, ils vont la diffuser tout autour, laissant finalement apparaître un visage. Le portrait

prend donc forme sur les tags et les graffiti qui existaient préalablement. La peinture utilisée

est toujours blanche, ce qui donne l’impression que le support a été en partie nettoyé et arrangé.

On couvre ainsi une superposition d'éléments graphiques pour créer une autre œuvre. Ici, elle est la somme de deux images : la couche blanche, qui structure et donne forme, et le fond, qui devient le visage d'un intervenant public. C’est un hommage à cette beauté

éphémère qui ne peut pas durer, un renversement des principales règles du jeu du street art389.

Peu de passants percevront l’hommage rendu à Noaz et à Parsec car leurs visages ne sont pas connus du public. En revanche, la taille de ces portraits, la technique facilement perceptible par les regardants et la précision des traits peuvent procurer une certaine émotion esthétique. De plus, ils attirent généralement la sympathie de nombreux passants et des

propriétaires des murs, qui voient d’un bon œil la disparition –même partielle– des tags sur

les murs390.

Boa Mistura, Noaz, Madrid, Place del Conde de Suchil, 15.01.2012 © Guillermo de la Madrid

389 « Se tapa así gran parte de la riqueza plástica que otorgan al soporte firmas, carteles arrancados o parches grises, para crear otra obra, en este caso, suma de dos imágenes: la de la capa blanca, que ordena y da forma. Y la capa de fondo, que es ahora el rostro de aquel graffitero que un día llenó de firmas lo que hoy es su propio retrato. Un homenaje a la belleza efímera que no puede durar, una vuelta de tuerca a las reglas del juego que imperan en el arte urbano », voir le portfolio Boa Mistura, Cinco cabezas, diez manos, un sólo corazón, juin 2013, p. 20, http://www.boamistura.com/.

390 Guillermo de la Madrid recense sur son blog quelques unes des interventions réalisées à Malasaña http://www.escritoenlapared.com/2011/01/boamistura-poesia-bajo-en-blanco-san.html.

Boa Mistura, Parsec, Madrid, rue Madera, février 2012 © Guillermo de la Madrid

Ces portraits, parce qu’ils sont réalistes et de grande envergure, se distinguent des autres interventions d’art public et deviennent l’objet d’une attention accrue. Bien qu’ils s’agissent de visages d’êtres réels, formellement représentés par la photographie ou sublimés par la peinture, les artistes laissent la place à la subjectivité. Les lieux qu’ils occupent permettent aux regardants de projeter leur propre vision, d’interpréter ces portraits à leur manière ou peut-être de tisser une histoire autour de ces visages inconnus. La présence de portraits dans la ville permet aussi de représenter l’individu, en opposition à la masse. Il s’agit de le distinguer, de mettre en avant les particularités, les histoires ou les talents individuels. Il est vrai que la fonction de ce type de portraits se distingue de celle du portrait pictural classique, en peinture ou en photographie. Ce dernier vise l’immortalité de l’être représenté, or, on sait bien que les portraits dans l’espace public ne survivront pas à leurs modèles. Il n’en reste pas moins cette volonté de l’artiste de partager avec le regardant une forme d’émotion esthétique.