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2 Les alternatives à une culture dominante

2.2 Les périls de la culture du divertissement

Le street art est une pratique artistique qui se développe localement et bénéficie, en règle générale, des faveurs des passants, sans pour autant s’abaisser à des références faciles et terre-à-terre. Ainsi est-il assimilé à la culture dite « populaire », tout comme le graffiti, l’art

brut et la bande dessinée. En tout état de cause, le street art forme une contre-culture : il

s’oppose à la culture « de masse » et à une certaine forme de culture savante, il en rejette les pratiques élitistes et privées. Pourtant, nous l’avons vu, les frontières entre art populaire et art savant sont perméables, ils s’échangent des éléments, se nourrissent l'un de l’autre : d’un côté, le « graffiti » entre dans les musées, de l’autre, on manie les clins d’œil intériconiques.

Et qu’en est-il de la filiation de l’art public avec la « culture de masse » ? Hannah Arendt a travaillé sur cette notion et en propose une approche assez dédaigneuse, mais il faut prendre en compte que le concept globalisant de « masse » peut l’effrayer, elle qui a travaillé

sur les régimes totalitaires et les dangers de l’uniformisation culturelle376. La culture « de

masse » est apparue lorsque les classes modestes ont pu accéder aux loisirs, autrefois réservés aux classes dominantes. Pour la philosophe, la locution « culture de masse » est une formule antinomique qui a peu à peu acquis une figure respectable car les chercheurs et les penseurs se

376 Merci au chercheur en sociologie Xavier Ribière pour les précisions qu’il nous a apportées à propos de la culture « de masse » et de la culture populaire.

sont attachés à l’expliquer, et donc à « l’intellectualiser ». La culture « de masse ne veut pas la culture mais les loisirs [...] et les articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s’ils ne sont peut-être pas

aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande »377. En d’autres termes, avec

l’accroissement du temps libre et la diminution du temps de travail, la culture est devenue un bien consommable, c’est là que la culture « de masse » est apparue : pour combler un vide, pour masquer l’ennui. La culture « de masse » est donc, dans le meilleur des cas, synonyme de divertissement et, dans le pire, de passivité : elle est bien souvent perçue comme une culture au rabais qui recycle, adapte, vulgarise le « grand art » pour le rendre digeste.

Nous ne sommes pas assez documentée pour développer cette question, qui est

pourtant très intéressante. Ce que l’on peut affirmer, c’est que le street art ressortit à trois

types de cultures : c’est un procédé hybride, qui manie références savantes, pratique populaire et mode de diffusion de masse. Il se nourrit des unes ou des autres, s’inspire de certains de leurs sujets ou de leurs codes graphiques. En revanche, il semble rejeter l'hermétisme de la culture savante et le caractère avilissant de la culture populaire et « de masse ». À ce propos, nous allons voir dans le chapitre qui suit comment l’art public s’insurge contre deux piliers de la culture du divertissement : la télévision et le football.

2.2.1 La télévision

Nous avons rencontré plusieurs inscriptions encourageant les passants à plus de vigilance et de sens critique lorsqu’ils regardent la télévision. Il est intéressant de constater qu’une grande partie de ces mises en garde se trouvaient à Grenade, sans qu’elles aient été réalisées par le même peintre ni à la même période. Pour expliquer cela, on peut avancer plusieurs suppositions. Il se peut qu’il y ait eu une sorte de contagion, la vue d’une peinture anti-télévision ayant inspiré d’autres artistes et entraîné d’autres interventions à ce sujet. Il se peut aussi que la population de Grenade –avec de nombreux étudiants, plutôt de gauche et / ou anti-système– détermine la multiplication de ce type d’inscription. À Barcelone, nous avons

377 Pour la philosophe, l’homme issu de cette « masse » est caractérisé par : « son abandon – et l’abandon n’est ni l’isolement, ni la solitude – indépendant de sa faculté d’adaptation ; son excitabilité et son manque de critères ; son aptitude à la consommation, accompagnée d’incapacité à juger, ou même à distinguer ; par-dessus tout son égocentrisme ». En fait, elle ne fait que reprendre les considérations de la « bonne » société, de ceux qui accèdent légitimement à la Culture, « la vraie », Hannah Arendt, op. cit., p. 253-263.

aussi recensé une intervention de Pez à ce sujet. Le peintre, originaire de Sant Adrià de Besòs en Catalogne, réalise souvent la même figure, un poisson bleu paré d’un large sourire. Cette

fois, la figure plaisante était accompagnée du message « Kill your television »378.

Pour en revenir à Grenade, en 2006, nous avons photographié une peinture à la bombe

représentant un écran de télévision sur lequel apparaissait le message « Abre los ojos y

actúa »379. Une autre, que nous allons commenter, a été réalisée à la bombe de peinture noire sur un mur de parpaings. On y voit une figure humaine dont la tête est remplacée par un écran et sur lequel apparaît un œil. La figure semble manifester : elle tient une pancarte où est

inscrit « La televisión es / arresto domiciliario ». Un second scripteur a complété la

composition par une phrase qui, non seulement rime avec celle de la pancarte, mais constitue

un autre octosyllabe, comme « arresto domiciliario ». On peut d’ailleurs se demander à quel

point cet ensemble est composite : le travail de l’œil contraste avec le dessin du corps à main levée, les écritures divergent, tout comme les matériaux employés. Il pourrait s’agir d’une œuvre collective, complétée au fur et à mesure par différentes personnes. Cela signifierait donc que le message est partagé par d’autres individus qui se sont sentis concernés par l’inscription, au point de vouloir intervenir dans ce processus contestataire. La charge prend forme verbalement et graphiquement. Le message « La télévision est un emprisonnement à domicile » / « et un dealer du quotidien » frappe les esprits car il renvoie au domaine judiciaire. Dans l’inscription première, on accuse la télévision d’incarner une forme autoritaire et légitime de contrôle sur les individus, tel que le ferait la police. Dans la phrase qui la complète, la télévision est passée du côté des bandits et devient un instrument illégitime : elle distille une drogue journalière à des individus adictes. Dans les deux cas, le lecteur perçoit la domination et la violence. La télévision est un outil dangereux qui isole et asservit les individus. Ce type d’intervention engage le regardant à une vie en dehors du foyer, la télévision représentant un danger en ce qu’elle façonnerait une population docile et individualiste.

378 La photographie se trouve dans l’ouvrage de Louis Bou, Street art, op. cit., p. 95. L’auteur ne précise pas la date ni le lieu exact de la prise de vue.

Auteur inconnu, La tv es arresto domiciliario, Grenade, 13.12.2010 © Pfefferminz

El Niño de las Pinturas a, quant à lui, peint une télévision personnifiée qui s’en prend à une femme. Celle-ci reste impassible et semble ne pas s’apercevoir du danger. Comme Méduse, la figure monstrueuse est coiffée de serpents et ses yeux blancs sont pétrifiants. Nous

interprétons le titre comme une mise en garde. L’expression « ser de piedra » signifie être

insensible. En d’autres termes, « No somos de piedra, y nunca lo seremos », signifie ici que la

télévision représente un risque potentiel pour le regardant qui doit, de ce fait, prendre garde au pouvoir « anesthésiant » de cet outil. El Niño de las Pinturas les avertit de façon implicite du danger de la manipulation télévisuelle. Le message du peintre s’adresse aussi ouvertement au média concerné –« Arrêtez de nous prendre pour des imbéciles »–. Peut-être faut-il voir également la représentation d’une femme forte qui ne se laisse pas prendre au piège par Méduse, comme pour encourager le regardant à plus de vigilance et de recul.

El Niño de las Pinturas, No somos de piedra y nunca lo seremos, Grenade, 11.02.2010 © Carlos De

Ces interventions font écho aux réflexions de Pierre Bourdieu qui, dans ses conférences au Collège de France, mettait en garde contre la nocivité de la télévision et son incidence sur le comportement des individus. Pour le sociologue, la télévision distille « une forme particulièrement pernicieuse de violence symbolique » car elle « est exercée avec la complicité tacite de ceux qui la subissent [...] dans la mesure où [...] ils ne sont pas conscients d’en être les victimes ». Non seulement la télévision met en péril « les différentes sphères de production culturelle : art, littérature, sciences, philosophie, droit » mais elle représente aussi un danger pour

la vie politique et la démocratie » en ce qu’elle « dispose d’une espèce de monopole de fait sur la formation des mentalités de cette part non négligeable de la population. Mais en privilégiant les événements et en remplissant de vide ce temps si précieux, on laisse passer les informations pertinentes que le citoyen devrait connaître pour exercer ses droits démocratiques380.

La télévision, comme outil de divertissement et support de la culture populaire et de la culture « de masse », ôterait donc une part de citoyenneté aux individus et ces inscriptions seraient là pour le leur rappeler.

2.2.2 Le football

En tant que spectacle qui entraverait l’épanouissement intellectuel, une autre pratique

de la culture dite « populaire » est vivement contestée par certains street artistes, il s’agit du

football et plus précisément des comportements, de l’état d’esprit et des enjeux économiques qui s’articulent autour de ce sport. Ce graffiti réalisé à Barcelone en 2009 offre un premier exemple de cette critique acerbe. Les créatures extraterrestres aux cornes phalliques sont la marque de fabrique du graffeur Rallito-X. Ici, il est possible de percevoir une adaptation

moderne du Tiers État portant sur son dos la Noblesse et le Clergé381. Seule la Noblesse

demeure perchée, le Clergé a disparu, ou apparaît, plutôt, sous une autre forme. La caste dominante, incarnée par l’homme en costume, administre ainsi l’opium du peuple du bout de son bâton. On perçoit, en plus du sourire, que le dominant semble trouver un certain plaisir à chevaucher celui qui suit, accablé, le ballon de football. Ce dernier, ne peut plus assurer ses fonctions vitales, il est lobotomisé, en voie de déshumanisation. Rallito-X tâche de provoquer chez le regardant un sentiment de révolte. Il parvient à attirer son attention par ces figures de bandes dessinées, tout en lui soumettant un miroir déformant dans lequel il peut se voir reflété. Rallito-X –qui se pose la question du pouvoir de l’art pour amorcer une révolution sociale– se montre très impliqué politiquement et son œuvre s’inscrit clairement dans une

démarche contestataire382. Ses figures sont les métaphores d’individus dans des situations

d’impuissance et de soumission et reflètent de nouveau une forme de dégénérescence de la société contemporaine.

381 Merci à Laurence Mercier pour cette suggestion.

382 « ¿ Es posible generar y articular una revolución social usando el arte como herramienta de cambio ? », se demande-t-il dans un entretien qui peut être consulté en suivant ce lien : http://subastaarteurbano.com/sau/rallito-x/.

Rallito X, Fútbol, Barcelone, 19.10.2009 © Lee Cofa

El Cartel, Número de interés general, Madrid, 2010 © El Cartel

Le football n’a jamais autant soulevé les passions que durant la crise économique. En

2010, le collectif El Cartel a édité une affiche intitulée Número de Interés General, pointant la

capacité anesthésiante de ce sport383. Formé en 1998 par les graffeurs et dessinateurs Mutis,

Eneko, César, Olaf et Jaques le Biscuit, El Cartel réalise une affiche thématique par trimestre. Similaires à la couverture d’une revue, elles sont toutes composées de la même manière. Un premier bandeau propose une équation qui démontre par des opérations de symboles, la logique du combat engagé ; en-dessous, le titre, bien souvent ironique, fixe le thème de la contestation. Enfin, plusieurs rubriques apparaissent, illustrées par chacun des membres d’un dessin sarcastique, comme s’il s’agissait d’une tribune. Nous allons commenter la partie supérieure de cette affiche car elle nous semble la plus explicite. Sur la première bande de ce

Numéro d’intérêt général, on perçoit un œil qui pleure et dont la pupille est un ballon de football ; un corps uniquement constitué d’une petite tête et d’un pied ; un ballon transformé en bombe et la tête d’un homme dont le front est un but. La formule mathématique est simple et concise, comme le serait la une d’un journal : le football est un sport abêtissant et lacrymal. Le deuxième bandeau nous montre un homme affalé dans son fauteuil, la langue pendante, scalpé par un second personnage qui a remplacé son cerveau par un ballon de football. Le cerveau humain se trouve désormais sur le poste de télévision et fait office de fixation pour les antennes. On peut lire sur l’écran de télévision « Votez Football », la phrase de l’homme puissant –symbolisé par son cigare, ses lunettes et son embonpoint– « Ça fonctionne », puis, en dessous « Grand succès du football, sans drogue, 100% naturel ». Si l’on résume le propos de cette affiche, on peut relever de nouveau la fonction dégradante du football, mais aussi l’intervention d’un personnage manipulateur qui semble exercer le contrôle intellectuel chez l’individu lambda. Le football profite à tous, mais de façon différente : il est un divertissement qui soulève de fortes émotions pour certains et un moyen de manipuler la masse pour d’autres.

Le philosophe Mathias Girel pointe certains loisirs comme des entraves à la pleine conscience citoyenne et politique. « La prise de conscience des conséquences des politiques

menées par nos représentants, [...] est sans cesse retardée par la société du divertissement »384.

Derrière cette société du divertissement, on devine l’un de ses modes de diffusion favori, à savoir la télévision ; et l’une de ses activités rencontrant le plus de couverture médiatique, financière et d’adhésion populaire, c’est-à-dire le football. Tous deux contribueraient donc à

diriger la réflexion de la population vers des préoccupations futiles –le Real va-t-il battre le

Barça ?- et les éloigneraient des vraies questions, comme les réformes sociales, économiques ou culturelles menées par les dirigeants politiques. Comment ne pas établir un lien avec ces deux pochoirs réalisés à Grenade en 2007 et en 2008 ? Ces appels à la réflexion peuvent

384 Mathias Girel, « John Dewey, l’existence incertaine des publics et l’art comme "critique de la vie" », site de l’École Normale Supérieure, Département de Philosophie, http://philosophie.ens.fr/, p. 4.

sembler arrogants, mais leur humour acide a probablement rencontré l’adhésion de nombreux passants. L’art public engage donc à une forme de gymnastique de l’esprit, de culture, de cérébralité tout en maniant des codes graphiques et humoristiques largement entendus.

Auteur inconnu, Danger, niño estudiando, Grenade, 31.05.2008 © Adrianconlaa

SAM3, Usar en caso de emergencia, Grenade, 21.05.2007 © Tristan Savatién

Les artistes publics reprennent le concept de démocratisation, de diffusion et de banalisation de l’art. Il s’agit dans le premier cas de favoriser un accès gratuit et large à la production artistique contemporaine, et même parfois, grâce aux ré-élaborations, à des œuvres issues du « grand art ». La notion de diffusion renvoie, quant à elle, à la volonté d’élargir les classes sociales réceptrices et celle de banalisation a pour but d’augmenter « les taux de

pénétration au sein de tous les groupes [sociaux] et dans la même proportion »385. Ainsi, il

semblerait que la démarche de ces artistes publics fasse directement écho aux théories de John Dewey qui préconisait, pour une meilleure santé sociale, que l'art sorte « de son enceinte

385 « Las tasas de penetración en todos los grupos [sociales] y en la misma proporción », Antonio Ariño, op. cit., p. 138.

sacrée [pour] se réintroduire dans le domaine de la vie ordinaire, où il servirait de guide, de modèle et de stimulant pour une réforme constructive, au lieu de n'être qu'un ornement

surajouté ou une alternative positive au réel »386.Dès lors, on peut avancer l'idée qu’investir

les murs de la cité constitue une forme de militantisme en faveur de l’accès à la culture pour tous. C’est aussi « disputer aux acteurs dirigeants le contrôle des orientations culturelles de la vie sociale ou promouvoir des visions culturelles antagonistes aux conceptions dominantes

»387 . Investir la ville, c’est donc aussi une manière de se l’approprier. En somme, le street art,

si abstrait et décoratif soit-il, n’est jamais loin de la revendication. Étudions à présent quelques exemples de productions clairement engagées.

386 Richard Shusterman, op. cit., p. 41.

387 Antimo Luigi Farro, Les mouvements sociaux, Montréal, Les Presses Universitaires de Montréal, 2000, p. 242.

Chapitre II