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Pourquoi certains quartiers sont-ils plus touchés que d’autres ?

2 Culture, contre-culture ou sous culture ?

3.2 L’art public dans la ville

3.2.3 Pourquoi certains quartiers sont-ils plus touchés que d’autres ?

Nos recherches nous ont menée vers une étude réalisée dans le nord-est de Paris par

une urbaniste s’intéressant à la question du street art. Le quartier de Belleville est

particulièrement touché par ce type d’interventions. Emeline Bailly a démontré pourquoi cette manifestation artistique singulière s’était développée ici plus qu’ailleurs. Il faut la conjonction de plusieurs facteurs, nous dit-elle, une population diversifiée, un fort engagement social, l’existence de plusieurs squats, mais aussi un versant contestataire, dû notamment au fait que ce quartier populaire, le moins cher de la capitale, a subi les assauts de nombreux plans de restructuration urbanistique. Les habitants se sont ainsi soulevés contre ces projets de gentrification. Un dernier point, et non des moindres, qui explique la présence massive d’interventions artistiques, c’est la « tolérance des habitants par rapport à une expression

libre »319. Les quartiers en restructuration laissent à découvert des murs. Ces chantiers

encouragent l’expression graphique. L’appropriation des murs publics par les habitants s’explique par la volonté de « redonner vie » à des ruines ou à des éléments hostiles du

panorama320.

Pour ce qui est de l’Espagne, nos recherches nous ont permis d’arriver à la même observation. La combinaison de ces différents critères aboutit à un nombre accru d’interventions artistiques. D’abord, nous avons constaté que les quartiers les plus touchés – Lavapiés et Malasaña à Madrid, le centre historique à Grenade, El Rabal et Gràcia à Barcelone– accueillent une population assez diversifiée et ont également soulevé des enjeux de restructuration urbanistique. Par ailleurs, on peut constater dans ces quartiers la présence

de plusieurs structures démontrant un très fort engagement social : des casas okupas, des

centros sociales et des organismes en autogestion.

On peut ajouter trois autres éléments spécifiques à l’Espagne. Tout d’abord, la présence accrue des habitants sur leur temps de loisirs en dehors de leur lieu d’habitation. En effet, si on compare les habitudes des Français à celles des Espagnols, on constatera que ces

derniers se réunissent plus volontiers dans des lieux partagés, publics ou non321.

319 Emeline Bailly, Défense d’afficher, http://www.francetv.fr/defense-d-afficher/fr/#/ludo.

320 Nous empruntons l’expression à l’artiste sud-africain Bankslave, voir le webdocumentaire qui lui est consacré http://www.francetv.fr/defense-d-afficher/fr/#/bankslave.

321 Nous pouvons prendre un exemple qui nous semble le plus frappant. Il n’est pas rare de voir des personnes âgées passer leur après-midi en groupe dans un café, dans la rue ou dans un parc, lorsque des chaises ou des bancs sont installés. Cet usage est moins fréquent en France.

Par ailleurs, l’aménagement urbanistique de certains quartiers offre des espaces propices à l’organisation de manifestations artistique. Les quartiers de Lavapiés à Madrid et de Gràcia à Barcelone regorgent de petites places qui, par leur théâtralité, engagent les individus à s’y rassembler ou à la peupler graphiquement.

Enfin, il faut évoquer le développement de la vidéo-surveillance. La présence accrue de ces appareils de contrôle a constitué pour beaucoup d’artistes publics une raison de plus pour intervenir dans les quartiers placés sous l’œil des caméras. Certains verront en cet acte une provocation, d’autres parleront de résistance et de contestation.

Pour ce qui est du signifié des interventions, chacune de ces trois villes a aussi ses spécificités. Grenade est, en effet, une ville étudiante et accueille en son sein depuis des siècles des civilisations diverses. La bohème, l’imaginaire, la poésie, le brassage des cultures seront peut-être plus fréquemment évoqués graphiquement sur les murs de la ville andalouse. Barcelone jouit de la même réputation, son cosmopolitisme engendre des créations aux thématiques socio-culturelles assez larges tandis que son tourisme massif inspire des

interventions critiques à ce sujet. Madrid, dont la gouvernance est assurée par le Partido

Popular fait état d’un plus grand nombre d’œuvres contestataires, antilibérales, écologistes et

ancrées à gauche322. Cela étant, il s’agit de grandes lignes qui ne déterminent pas un profil

précis de chacune de ces villes. On observe ailleurs qu’à Grenade des interventions poétiques

et le Partido Popular est également critiqué en dehors de la capitale espagnole. En outre, la

perception que l’on a d’une ville reste personnelle et diffuse, car, comme le dit Colette Petonnet, « la ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une autre pour celui

qui s'y trouve pris et n'en sort pas »323.

Pour résumer, l’art public privilégie la qualité à la quantité, l’ouverture à la restriction, la vulnérabilité au rapport de force. Il bénéficie d’une étendue internationale et l’on pourrait résumer ses principales caractéristiques par ce jeu de mots, « liberté, illégalité, gratuité ». Sa dimension inclusive implique que l’on crée en pensant à l’autre, on cherche à établir un contact avec ses semblables, à faire réagir l’inconnu qui passe dans la rue. Nous reconnaissons également une dimension culturelle à l’art public. En effet, on se sert de la rue pour exposer ce que l’on considère comme une œuvre d’art, au risque qu’elle soit altérée ou

322 Depuis les élections de 1991, le "Parti Populaire" est en effet majoritaire dans la Communauté autonome madrilène aussi bien à l’Assemblée qu’à la Mairie. Par ailleurs, certaines personnalités issues de ces différentes gouvernances ont soulevé de vives protestations. Ces manifestations étaient dues à des prises de positions radicales à propos de questions de société comme le mariage homosexuel ou plus directement au sujet du graffiti et du street art. C’est le cas d’Ana Botella, d’Esperanza Aguirre et d’Alberto Ruiz Gallardón. C’est la raison pour laquelle on constate un grand nombre de créations d’art public mettant en cause le PP ou ses personnalités politiques en particulier à Madrid. Nous reviendrons sur ce sujet dans notre deuxième partie.

effacée dans l’heure qui suit. De plus, il faut prendre en compte l’aspect historique et engagé de cette forme artistique. La plupart des créateurs tournent leur regard vers le passé, par l’intermédiaire de clins d’œil, de ré-élaborations, tout en étant conscients du présent et des aspects douloureux de la surmodernité. En revanche, on peut aussi évoquer ce regard prospectif car les affres de la postmodernité ne sont pas subies mais dénoncées et l’on tente de les atténuer, de les rectifier dans une perspective future.

On pourrait maintenant s’interroger sur la valeur de cette somme d’interventions spontanées. Pour essayer de donner une certaine légitimité à ce travail de recherche et pour trouver en quoi ces interventions pourraient former un « tout », nous pouvons reprendre l’exemple donné par Béatrice Fraenkel à propos des écrits spontanés des citoyens américains après le 11 septembre 2001.

Cette écriture à l’unisson qui reste cependant individuelle car chacun écrit de sa main, est faite d’innombrables actes de langage et d’écriture qui, pris chacun séparément, n’ont pas grande signification. L’analyse de plusieurs sites montre que les énoncés sont répétitifs, convenus (« God Bless America »), souvent réduits, eux aussi, à un mot ou à une formule toute faite. C’est la constitution d’un écrit à l’échelle de la ville entière, qui porte la valeur de ces actes d’écriture. On peut donc considérer que la force performative des écrits de New York est fondée sur la dispersion des écrits, qu’elle est distribuée à tous les scripteurs324.

Pour ce qui est des interventions d’art public indépendant, il nous semble que, même considérées individuellement, la plupart fonctionnent de façon autonome et peuvent acquérir une signification et une force performative, contrairement à certains écrits du 11 septembre mentionnés par l’anthropologue. La considération plus globale de ces interventions spontanées semblerait prouver l’existence d’un courant. À l’échelle de toute une ville, ces interventions artistiques parviendraient à devenir représentatives d’un mouvement revendicatif ou contestataire. Comme pour les écrits new-yorkais, on part d’une situation de douleur qui pousse à l’exprimer dans un lieu public, à partager ce qui nous émeut avec l’autre. Ces apparitions du sensible surgissent en effet la plupart du temps pour combler un manque – on ne se sent pas écouté, pas représenté–, pour contribuer à dénoncer la saturation d’informations dans la ville ou en faire un lieu partagé plus bienveillant.