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Technicité et relation du sujet au monde

Aperçu des chapitres

3. Les auras numériques

3.3 L’aura numérique

3.3.5 Technicité et relation du sujet au monde

Ces réflexions développent l’idée de la technicité intervenant dans les procédés subjectifs d’imagination et de mémoire qui réorganisent la relation du sujet au monde en lien avec la réalité quotidienne actuelle. Nous avons retracé le début de ce genre de réflexions depuis Baudelaire et Benjamin par rapport aux transformations à la fin du dix-neuvième siècle, celles de Wiener, Shannon et Simondon au milieu du vingtième siècle, jusqu’aux idées du postmodernisme puis à la fin du vingtième siècle. Nous vivons maintenant dans une culture qui est pénétrée par la technicité – surtout par les technologies numériques – mais il reste toujours difficile de penser la dimension imaginaire et poétique de la technologie et comment exactement elle peut se manifester dans le processus de création.

Dans son texte « La condition photographique de l’art »476, Pierre- Damien Huyghe propose de faire abstraction de la technicité industrielle qui occupait Baudelaire, Benjamin et la majorité des autres, et plutôt de la penser comme expression d’un principe plus général d’engendrement. Il développe le concept de l’appareil comme un moyen pour rationaliser ce principe universel créatif. Dans ce sens universel l’appareil est impliqué dans toute création artistique:

« De quoi s’agit-il en effet avec l’art classique de la peinture? De faire voir, de rendre visible ou sensible quelque chose qui n’est pas du champ de la perception actuellement possible, quelque chose qui n’est pas de l’ordre d’une sensibilité donné ou établie. Pour faire voir il faut

475

Ibid., p. 9.

476

pousser la capacité sensible, il faut organiser activement la perception. Une telle organisation est artificielle, c’est une œuvre ou un effet d’art. »477

Une telle conception de l’appareil reformule toute création aussi bien que la perception, comme des actes d'appareillage. Et même s’il s’agit

d’expressions entièrement subjectives venant de « résonances

intérieures »478, comme Huyghe l’explique avec l’exemple du peintre Kandinksy, un certain niveau de technicité, de mise en œuvre, fait toujours parti du procédé de création. Cette définition conçoit l’appareil comme phénomène abstrait et universel qui joue sur le potentiel et ainsi se différencie de son application dans des créations spécifiques. Huyghe suggère de formuler cette distinction comme étant celle de l’appareil et l’instrument, où la notion d’instrument correspond à un emploi spécifique dans un seul sens. Il propose de voir l’appareil comme un principe et ses réalisations spécifiques comme des instruments, qui en fait diminuent la capacité générale de l’appareil.479

La dualité entre appareil et instrument correspond à la distinction entre ouverture et spécificité, comme discutée dans les propos concernant la machine ouverte et la marge d’indétermination de Simondon. Cette notion d’un principe d’ouverture relative revient aussi dans le concept du

jeu chez Roger Caillois: « Le mot jeu évoque une idée de latitude, de

facilité de mouvement, une liberté utile, mais non excessive, quand on parle de jeu d’un engrenage ou quand on dit qu’un navire joue sur son ancre. Cette latitude rend possible une indispensable mobilité. »480 Roland Barthes formule également une notion du jeu pour décrire l’idée d’un principe d’ouverture relative, qu’il conçoit comme la marge de liberté qui est la condition de la possibilité de la raison: « dans cet engrenage qu'est la création, il n'y a place que pour un jeu, c'est-à-dire la très faible amplitude que le constructeur d'un appareil laisse aux pièces pour se mouvoir. Ce jeu, c'est la Raison ».481

477 Ibid., p. 20. 478 Ibid., p. 23. 479 Ibid., p. 26. 480

CAILLOIS, Roger, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1967, p. 14. Accentuations dans l’original.

Dans son exposition sur le concept de l’appareil et sa notion d’ouverture relative, Soko Phay-Vakalis élabore, suivant les propos de Huyghe, plusieurs caractéristiques et en donne des exemples:

« L’exemple par excellence du concept d’appareil est la perspective linéaire qui établit les règles de la construction légitime de l’espace représentatif. Ce dispositif permet une objectivation générale de la nature en rationalisant l’espace-temps. En édifiant l’appareil perspectif d’essence projective, Brunelleschi a non seulement inventé un nouveau procédé de connaissance du monde par l’objectivation scientifique des phénomènes et des corps, mais il fait surgir un nouveau mode de la temporalité: l’instant comme découpe dans un continuum temporel, unifié et homogène. »482

Avec la perspective linéaire comme exemple, le caractère du concept de l’appareil proposé devient clair : il s’agit d’un principe d’objectivation des connaissances du monde, c’est à dire le rendu visible d’une impression, d’une idée ou d’une autre conception intérieure. En parlant de la temporalité de la perspective, Phay-Vakalis pense déjà à la photographie, qu’il mentionne plus tard comme un exemple de l’appareil, avec le musée, la cure analytique, le cinéma et la vidéo.483 Il dessine le contour d’une succession historique de la domination des appareils: « le XVIIIe siècle est déterminé par le musée, le XIXe siècle par la photographie et le XXe siècle par le cinéma. Ce dernier constitue l’appareil par excellence en ce qu’il intègre, par une écriture et un jeu de montage de sensibilités, d’autres appareils projectifs et leurs temporalités respectives ».484 Avec une certaine probabilité nous allons pouvoir dire que le XXIe siècle sera dominé par les technologies numériques et la base de données. Comme les appareils mentionnés par Phay-Vakalis, la base de données peut également être conçue comme un appareil qui partage plusieurs caractéristiques avec les appareils précédents et qui établit en même temps des différences essentielles dans la façon dont elle réalise son objectivation des connaissances du monde. Hormis le fait qu’elle est un procédé lié à la connaissance du monde, elle partage avec le cinéma le fait qu’elle réalise ses expressions au moyen du montage et la mise en relation d’éléments

482

PHAY-VAKALIS, Soko, « Introduction », in PHAY-VAKALIS, Soko (ed.), Miroir,

discrets. Elle partage avec la photographie la constitution des éléments discrets comme les instantanés, qui sont doupés du continuum temporel par leur qualité d’instantanés et qui sont également coupés du continuum de l’espace par leur cadrage. Elle partage avec le musée l’aspect de la collection.

Ce sont les mêmes aspects de pénétration, de découpage et de recomposition qui sont actifs dans la façon dont la base de données construit ses objectivations du savoir du monde – néanmoins les lois de la recomposition et de la nature des éléments qui sont les résultats du découpage sont différentes.