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L’aura comme forme de mémoire

Aperçu des chapitres

3. Les auras numériques

3.2 La notion de l’aura

3.2.1 L’aura comme forme de mémoire

En constatant une correspondance ou même une équivalence entre les « trouvailles de la mémoire involontaire », c’est-à-dire l’expérience des images en provenance de la mémoire involontaire, et l’expérience de l’aura, implicitement Benjamin définit l’aura comme une expérience qui réunit des aspects créatifs et contemplatifs. L'immersion dans la contemplation est capable de faire appel à des mémoires stockées inconsciemment, qui sont associées à la situation éprouvée et ainsi la complètent. Le terme « mémoire involontaire » est emprunté à Marcel Proust. La fameuse formulation sur la mémoire involontaire se trouve dans le premier chapitre de « Du côté de chez Swann », le premier tome de son œuvre « À la recherche du temps perdu ». Proust décrit comment le narrateur, en mangeant une madeleine trempée dans une tasse de thé, a des réminiscences d’un passé lointain qu’il croyait avoir oublié depuis

longtemps. Provoqué par le goût du thé et du gâteau, il sent une grande jouissance dont il ne peut pas s’expliquer l’origine:

« Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. […] Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. »349

Il essaie d’analyser le souvenir, mais les efforts conscients de l’esprit échouent et il n’arrive pas à situer la source de cette joie, ni à expliquer pourquoi le sentiment est aussi joyeux. Cela résulte de l’opposition entre les images qui apparaissent de façon accidentelle, sans être mémorisées et appelées consciemment – la mémoire involontaire, et la mémoire volontaire qui se présente comme résultat d’un effort conscient de mémorisation. Le terme utilisé par Proust pour se référer au procédé d’expérience de la mémoire involontaire est celui de la création: il s’agit d’un acte où tout effort analytique est futile. Ce n’est pas seulement un acte de recherche, mais de la création qui doit être complétée par l’esprit pour prendre forme comme expérience. La rationalité, par contre, semble détruire et faire disparaître le sentiment.350

Nous trouvons une distinction similaire chez Henri Bergson, dans son livre « Matière et mémoire ». Il distingue la mémoire habitude, de la mémoire pure. La première est constituée par des mémoires qui sont mémorisées consciemment, alors que la deuxième relève du spirituel et

349

enregistre le passé comme souvenir-image.351 Dans son texte sur Baudelaire, Benjamin souligne l’importance de « Matière et mémoire », constatant que notre expérience du passé souvent ne consiste pas en des souvenirs précis, clairement fixés dans la mémoire mais résulte de l’accumulation de plusieurs données qui s’assemblent dans la mémoire.352

De même, le psychologue Hermann Ebbinghaus fait la différence entre la mémoire volontaire et involontaire, dans son livre « Über das Gedächtnis ». Il parle de la capacité de la mémoire à reproduire des états qui semblaient être perdus, comme le résultat d’une volonté dirigée pour retrouver cette donnée de mémoire. Souvent la mémoire est capable de retrouver le souvenir d’un moment, et il est clair que ce résultat n’est pas une création nouvelle, mais la trouvaille d’une sorte d’enregistrement353. De ce cas de mémoire volontaire, il distingue la mémoire involontaire:

« Dans un second groupe de situations, cette survivance est encore plus saisissante. Souvent, même après des années, des états mentaux ayant été une fois présents dans la conscience y retournent avec une spontanéité toute apparente et sans aucun acte de la volonté ; c’est-à- dire qu’ils sont reproduits involontairement. Ici aussi, dans la majorité des cas, nous reconnaissons immédiatement l’état mental comme celui qui a déjà été éprouvé ; c’est-à-dire que nous nous en souvenons. »354

Ces trouvailles n’arrivent pas par hasard, elles sont plutôt évoquées régulièrement selon certaines « lois d’association »355. Dans la dernière partie de son livre, Ebbinghaus s’engage dans une analyse expérimentale sur ces principes d’association. Il base sa théorie sur le fait que, plusieurs données sont amalgamées dans la mémoire, et qu’elles peuvent être récupérées par le jeu de ces associations. Afin de formuler une règle et une explication scientifique de la mémoire involontaire, il conçoit une méthode de mémorisation des syllabes, qui permet le mesure de différentes formes d’associations et leurs effets sur la mémoire.

Cette approche, qui se traduit par un contrôle conscient sur les données de la mémoire, n’est pas celle de Benjamin. Pour lui, le fait que

351

BERGSON, Henri, Matière et mémoire, Alcan, Paris, 1929.

352

BENJAMIN, Walter, Gesammelte Schriften, VI, « Über einige Motive bei Beaudelaire », Suhrkamp, Frankfurt Main, 1991, p. 608.

353

ces données sont inscrites dans la mémoire d’une façon inconsciente, est essentiel pour l’expérience sur l’aura. Il penche plutôt pour le caractère poétique du concept de Proust:

« S’agissant de la mémoire involontaire: Ses images ne viennent pas seulement toutes seules, il s’agit même d’images que nous n’avions jamais vu avant de nous en souvenir. Cela est particulièrement clair dans les images sur lesquelles – comme dans certains rêves – nous apparaissons nous mêmes. Nous nous trouvons face à nous comme si nous avons été à un moment donné dans un passé lointain, mais jamais face à notre propre regard. […] Nous pourrions dire que dans nos tréfonds, une petite image, une photo de nous, a été jointe comme les images à collectionner dans les paquets de cigarettes. »356

Les images de la mémoire involontaire sont alors des images que nous n’appréhendons jamais consciemment, et qui viennent à l’esprit comme par accident, alors qu’en fait, elles proviennent d’une association inconsciente, celle qui lie le souvenir à un sentiment inhérent à la situation du moment. L’image, comme l’imagine Benjamin, est comparable à une photographie, donc elle existe de façon réaliste et détaillée comme la photographie. Toutefois, c’est la photographie qui est responsable de la destruction de cette aura imaginative, comme Benjamin l’écrit dans son texte sur Baudelaire: « Si l’on admet que les images surgies de la mémoire

involontaire se distinguent des autres, parce qu’elles possèdent une aura, il

est clair que, dans le phénomène du ‘déclin de l’aura’, la photographie aura joué un rôle décisif. »357