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Aperçu des chapitres

4. La poétique de la base de données

4.1 Réflexions méthodologiques

4.1.1 Production du vide

Le rôle des espaces-entre, des absences ou lacunes, est au cœur du fonctionnement de la base de données et il est essentiel pour son potentiel expressif. Nous pouvons concevoir les espaces-entre dans deux sens différents: il y a d’un côté une dynamisation imaginative du vide, qui correspond à la constitution d’une signification naissante du rapprochement des éléments isolés de façon à ce que l’observateur (ou utilisateur) puisse remplir ce vide par son imagination. Ce principe correspond aux principes de composition et de montage dans les arts et il est aussi le principe auquel Passeron attribue une importance poétique. D’un autre côté, il y a la dimension expressive du choix, la sélection de ce qui est présent dans la base de données – ou dans les autres formes de l’art – ce qui est sur la toile, dans l’image ou dans le texte. Nous pouvons concevoir ce choix d’une forme positive, regardant tout ce qui est présent, mais il est également important de voir ce qui n’y est pas, les omissions, qui, comme tout ce qu’y est, ont également un pouvoir expressif. Mettant l’accent sur le caractère lacunaire de l’expression poétique, il est important d’analyser les règles et méthodes de la production des absences. S’agissant de la base de données, nous pouvons dire que le choix des éléments est situé avant la mise en relation des ces éléments, mais dans le procédé créatif ces deux activités ne peuvent guère être séparées. Il peut bien être nécessaire de supprimer consciemment ou d’exclure certains éléments afin d’établir des relations expressives entre les éléments. Cette caractéristique distingue la base de données artistique, de la majorité des autres qui ont été faites à des fins différentes. Dans la conception de presque toute base de données il y a des règles qui définissent la portée et le choix des éléments en général493 et puis à l’intérieur de ces limites, normalement, le but est d’être aussi exhaustif que possible. Dans la conception d’une base de données artistique, par contre, la création des absences est très

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Dans une base de données sur les livres d’une bibliothèque particulière nous n’allons évidemment pas inclure les données par rapport à une autre bibliothèque – l’exemple des base de données de Google par contre présente un modèle presque ouvert où le but est de collectionner tout ce qui est accessible; un exemple est le cas de la production de leur base de données des images de rues « Streetview » qui a été utilisé pour collectionner également des données privées comme les

importante. Donc ce qui est normalement considéré comme une faute dans une base de données, la suppression ou l’exclusion de données qui correspondent à la définition de ses limites, peut être une partie importante dans le procédé créatif.

Dans sa discussion sur l’archive, George Didi-Huberman regarde de près les lacunes de l’archive, qu’il considère comme une de ses caractéristiques essentielles, et il les conçoit tout d’abord comme des lacunes produites par des effacements et des destructions.494 Cela veut dire que l’archive se voit confrontée à un régime d’oubli, de perte. Supposant que l’archive était complète, ce sont des procédés destructifs qui en ôtent des éléments. C’est soit le hasard qui détermine où se trouvent les lacunes, comme dans le cas d’une destruction par accident, en cas de guerre ou par d’autres forces ; soit il s’agit d’une sélection consciente de ce qui est supprimé de l’archive. Mais alors que la suppression ou la perte des éléments peut être considérée plutôt comme exceptionnelle, son pendant, la sélection de ce qui est permis d’entrer dans l’archive, ne l’est pas. Cette dernière question est développée par Gilles Deleuze, dans son texte « Un nouvel archiviste ». Deleuze ne nous rappelle pas seulement l’importance de la question de sélection comme décision existentielle de l’archive,495 il conçoit aussi une forme d’‘absence positive’, qui, selon le choix de ce qui est inclus dans l’archive, établit un « discours caché »496 de ce qui n’est pas inclus:

« C’est l’espace raréfié qui permet ces mouvements, ces transports, ces dimensions et découpages inusités, cette forme ‘lacunaire et déchiquetée’ qui fait qu’on s’étonne, en matière d’énoncés, de ce que non seulement peu de choses sont dites, mais ‘peu de choses peuvent être dites.’ Quelles vont être les conséquences de cette transcription de la logique dans l’élément de la rareté ou de la dispersion, qui n’a rien à voir avec le négatif, et forme, au contraire, la ‘positivité’ propre aux énoncés ».497

Les archives, et essentiellement la base de données conçue comme une archive, servent principalement à la documentation des événements ou des

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Idem., DIDI-HUBERMAN, 2007, p. 7.

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DELEUZE, Gilles, Un nouvel archiviste, Fata morgana, Saint Clément de rivière, 1972, p. 10.

phénomènes passés. Les lacunes dans ce support correspondent à des blancs dans la mémoire, à des événements qui ne sont plus accessibles et dont l’existence est niée car ils ne font plus partie de l’univers de ce qui était. La fonction créative de la base de données par contre est un procédé synthétique, qui, au lieu de viser le passé, crée de nouvelles idées qui tendent vers le présent ou l’avenir. Les lacunes ne sont alors pas des blancs, mais des sources de la force expressive.