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Inspiration réciproque entre psychologie et technologie

Aperçu des chapitres

2. La base de données comme outil cognitif

2.3 Mémoire et algorithmes dans la psychologie

2.3.5 Inspiration réciproque entre psychologie et technologie

Dans son concept sur les chaînes combinatoires, Lacan a été inspiré par des procédés technologiques, un phénomène qui n’est pas singulier et qui existe parmi les chercheurs en psychologie. Un autre exemple est celui de l’utilisation du mot « âme » en combinaison avec le mot « appareil », présenté par Freud dans son texte sur le bloc-notes magique. Cette combinaison – dans l’expression originale allemande « der seelische Apparat »243 – est surprenante, en ce qu’elle rapproche les qualités plutôt poétiques et spiritualistes du mot « âme »244, des qualités neutres et technoïdes du mot « appareil »245. Bien avant les idées de la cybernétique, Freud formule le principe du fonctionnement de l’appareil psychique, comme un circuit autorégulé avec pour but de maintenir l’état d’excitation à un niveau constant:

« Les faits, qui nous font assigner au principe du plaisir un rôle dominant dans la vie psychique, trouvent leur expression dans l'hypothèse d'après laquelle l'appareil psychique aurait une tendance à maintenir à un étage aussi bas que possible ou, tout au moins, à un

243

Idem., FREUD, 1925, p. 2.

244

Le dictionnaire pratique du français caractérise le terme « âme » comme « principe spirituel », « essence spirituel » et le lie au principe du vivant qui se trouve dans l'ancêtre latin « anima ». « âme », Dictionnaire pratique du français. Hachette, Paris. 1987.

245

Nous devons supposer que ce mot a été utilisé délibérément comme par exemple le mot « Psyche » – l’origine du nom de la discipline – était en usage courant en Allemand depuis le début du dix-neuvième siècle (début d’usage au

niveau aussi constant que possible la quantité d'excitations qu'il contient. C'est le principe du plaisir formulé dans des termes un peu différents, car, si l'appareil psychique cherche à maintenir sa quantité d'excitation à un niveau aussi bas que possible, il en résulte que tout ce qui est susceptible d'augmenter cette quantité ne peut être éprouvé que comme anti-fonctionnel, c'est-à-dire comme une sensation désagréable. Le principe du plaisir se laisse ainsi déduire du principe de la constance; »246

En comparant ce passage aux descriptions des circuits autorégulés de la cybernétique, nous trouvons une ressemblance entre les modèles explicatifs de la psychanalyse et de la technologie, résidant dans les théories de l’inconscient de Lacan, qui, avec une référence directe à l’ordinateur, parle dans « Le séminaire sur ‘la lettre volée’ » d’une « machine-à-penser ». La description de Lacan suggère qu’une vraie machine a inspiré cette idée. Très probablement, cette inspiration a été la « Mind-Reading(?)Machine » conçue par Claude Shannon.247

Cette machine a été construite pour jouer au jeu pair ou impair contre un joueur humain. Le joueur devait faire un choix entre pair ou impair. Dans l'implémentation de la machine cela correspondait à « droit » ou « gauche ». Après avoir fait son choix, il devait appuyer sur un bouton pour mettre la machine en marche qui, à son tour, devait deviner le choix qu’avait fait le joueur. Si la machine le devinait correctement, elle gagnait, sinon c’était le joueur. La machine cherchait à trouver des schémas répétitifs dans les choix du joueur humain, et à calculer ses mouvements en référence à ces schémas. Elle avait une mémoire pour retenir les mouvements du joueur, et chaque fois qu’un schéma était répété deux fois,

246

Idem., FREUD, 1921, p. 5. Original : « Die Tatsachen, die uns veranlaßt haben, an die Herrschaft des Lustprinzips im Seelenleben zu glauben, finden auch ihren Ausdruck in der Annahme, daß es ein Bestreben des seelischen Apparates sei, die in ihm vorhandene Quantität von Erregung möglichst niedrig oder wenigstens konstant zu erhalten. Es ist dasselbe, nur in andere Fassung gebracht, denn wenn die Arbeit des seelischen Apparates dahin geht, die Erregungsquantität niedrig zu halten, so muß alles, was dieselbe zu steigern geeignet ist, als funktionswidrig, das heißt, als unlustvoll empfunden werden. Das Lustprinzip leitet sich aus dem

ce mouvement était enregistré. Si elle n’avait pas encore trouvé de schéma, elle se décidait de façon aléatoire248. La machine était une construction électromécanique qui avait la capacité de distinguer huit stratégies différentes et, malgré son architecture relativement simple, son succès a été impressionnant. La « Mind-Reading(?) Machine » est une implémentation pratique des chaînes de Markov, et dans ce sens, est un exemple de type de machine imaginé par Lacan.

Un exemple d’inspiration en sens inverse, une machine inspirée par l’état des connaissances sur les fonctions psychologiques, se retrouve dans le programme « ELIZA » conçu par Joseph Weizenbaum en 1964-1966. « ELIZA » est devenue célèbre pour ses capacités à entretenir une conversation, en apparence sérieuse et sensée, avec un être humain. Pour transcrire l’impression d’un échange significatif, la conversation se déroulait dans le contexte d’une séance thérapeutique suivant un modèle développé par le psychothérapeute Carl Rogers, qui repose sur la méthode de reformulation de tout ce qu’exprime le patient, sous forme de question, pour l’inviter à y réfléchir plus profondément. Weizenbaum a considéré que ce modèle était facile à réaliser car il lui permettait d'établir un contexte très clair pour la conversation qui préformait une anticipation des énonciations possibles et ainsi la rendait compréhensible.249 La machine analysait les entrées d’utilisateur par rapport à un schéma selon environ 12 règles, cherchant en particulier les mots comme les noms communs ou les indices du négativisme indiqués par des négations.250 Puis, les phrases étaient transformées et remises en forme de question. D’abord conçu comme une expérience dans le traitement automatique du langage, le programme est devenu célèbre au point de devenir un « jouet national ».251 Le succès de sa création a été surprenant pour Weizenbaum lui-même, en particulier par rapport aux réactions dans les cercles psychanalytiques. Il exprime fortement sa conviction qu’une machine ne sera jamais capable de

248

SHANNON, Claude E., « The Mind-Reading(?) Machine », Bell Laboratories

Memorandum, March 18, 1953, pp. 688-690. 1953.

249

WEIZENBAUM, Joseph, Computer Power and Human Reason, Freeman and Company, San Francisco, 1976, p. 3.

250

remplacer l’être humain pour traiter des problèmes psychologiques des patients, contrairement à ce qu’avait proposé le psychanalyste Kenneth Colby:

« Il reste encore du travail à faire avant qu’un tel programme soit prêt pour une utilisation sérieuse. Mais, si la méthode s’avère rencontrer du succès, elle pourra fournir un outil thérapeutique utile très répandu dans les hôpitaux et centres psychiatriques qui souffrent d’un manque de thérapeutes. Grace à des possibilités de partager le temps de calcul des ordinateurs modernes et futures, plusieurs centaines de patients par heure pourrait être traités par un système d’ordinateur crée pour cet application. »252

Dans son livre « Computer Power and Human Reason », Weizenbaum critique la position formulée par Colby et autres, aussi bien que la « perspective scientifique, qui semble avoir produit une conception

mécanique de l’homme »253 et qui donc regarde les capacités

intellectuelles de l’être humain et de l’ordinateur pratiquement comme équivalentes.