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Qu’est-ce que le vague?

Aperçu des chapitres

3. Les auras numériques

3.1 Le précis versus le vague

3.1.3 Qu’est-ce que le vague?

La discussion précédente nous offre plusieurs exemples d’entités et de phénomènes qui résistent à une classification précise et explicite, qui

transcendent, the awful and imposing idea of non-existence is attained. » (Traduction AK).

312

Ibid., p. 156.

313

Ibid., p. 156. Original: « persuasion of the mind » (Traduction AK).

314

Ibid., p. 157. Original: « chimeras, mere creatures of the imagination – non- entities. » (Traduction AK).

315

Idem., BENTHAM, 1995, p. 157. Original: « Yet, nonentities as they are, but too real is the mischief of which some of them, and, in particular the word necessity,

émergent comme des irrégularités qu’il faut soit combattre, comme par exemple dans le cas de Bentham, soit entretenir comme dans l’exemple de Wittgenstein. Nous allons analyser plus précisément la nature de ces irrégularités, et comme nous nous intéressons à ce phénomène dans sa relation à l’expression artistique, nous allons explorer ses manifestations dans les arts et les technologies. L’irrégulier se présente sous plusieurs formes, comme l’imprévisible, la marge de l’inattendu ou la nébuleuse. Il s’agit d’un complexe de plusieurs concepts qui sont associés à la notion du vague. Les termes d’« accidentel » et d’« aléatoire » correspondent à l’absence de règles et à l’impossibilité de prédiction. Ces termes peuvent relever aussi bien de la surprise et de l’aventure, que de la catastrophe. Caractérisée par l’absence de régularité, de délimitations claires et de contours nets, une des métaphores du vague est le flou. Comme le flou, la forme complexe et fluide des nuages est souvent utilisée dans l’histoire de l’art comme une manifestation du vague. C’est l’informe – ce qui n’a pas de forme clairement définie, et qui laisse l’observateur l’espace pour compléter la forme – qui est au centre de la notion du vague.

Les nuages, comme paradigme du vague, du complexe et de l’incalculable ont suscité depuis l’antiquité des recherches dans différents domaines, de la météorologie aux beaux-arts. La théorie de la complexité et les formules de Benoit Mandelbrot ont beaucoup contribué, au plan mathématique, à faire des nuages un phénomène descriptible et potentiellement calculable.316 Néanmoins, cela n’a pas changé l’image du fluide et de l’informe, associée aux nuages, qui est enracinée profondément dans notre culture. Les nuages apparaissent comme favorisant une imagination débridée dans « Les nuées »317 d’Aristophane, où ils sont décrits comme étant des formes flexibles, permettant des visions imaginaires de centaures, de loups, de taureaux etc.

Un vrai goût pour le vague, dans sa manifestation sous forme de nuage flou, s’est développé au dix-neuvième siècle. En réponse à l’idéal de précision, qui était le principe de la rationalité scientifique, on a assisté à un changement dans les mentalités, vers des formes vagues et atmosphériques. Ce changement était la conséquence d’une mentalité

316

MANDELBROT, Benoit, Les objets fractals – Forme, hasard et dimension, Flammarion, Paris, 2010.

opposée au regard disséquant, qui « démystifie et détruit plus qu’il ne permet une prise de conscience en retour ».318 Le terme du flou va recevoir une nouvelle signification avec l’invention de la photographie. Alors que le flou a toujours été possible dans la peinture, ce n’est que vers le dix- neuvième siècle qu’il se développe comme valeur de la représentation artistique. Wolfgang Ullrich cite dans son livre « Die Geschichte der Unschärfe »319, un texte d’Adam Müller, publié en 1808, « Etwas über Landschaftsmalerei »320, qui traite de ses idées par rapport à la peinture des paysages et cherche à expliquer pourquoi les paysages ont un effet calmant sur l’observateur. Il conclut que cela est possible dans la mesure où la distance entre le ciel et le sol et tous les autres éléments se fond dans un accord harmonique. Alors que les éléments en premier plan se présentent de façon claire et presque agressive, avec la distance, les lignes de contour se perdent et les couleurs se noient. Cet effet de tranquillité et de contemplation sans détails qui peuvent heurter, évoque des images de l’enfance, en laissant place aux allégories et à la transcendance. L’intérêt de Müller résidait dans le fait qu’il puisse exister une marge dans l’imagination, inspirée par des idées romantiques et en négation à l’aspect analytique et précis de la pensée rationaliste. Pourtant Müller était diplomate et économiste et avait fait des publications sur la théorie de l’argent et de l’état, donc une personne passant la plupart de sa vie professionnelle dans un cadre rationaliste.

L’apparition de la photographie, technique capable d’effectuer des représentations du réel avec une précision sans égale auparavant, a favorisé la défense de la peinture. La tâche et la valeur de la peinture se déplaçaient de la reproduction détaillée, qui avant était une des occupations des artistes, à la production des effets atmosphériques et émotionnels. Par contre l’exactitude et le détail ont été décriés comme étant des stupidités et des superficialités, n’ayant pas de pouvoir expressif, et donc comme ne faisant pas partie des arts.321 Ce que l’art devait

318

ULLRICH, Wolfgang, Die Geschichte der Unschärfe, Wagenbach, Berlin, 2009, p. 27. Original: « [Der naturwissenschaftlich-sezierende Blick] entzaubert und zerstört mehr, als er umgekehrt an Erkenntnis bringt » (Traduction AK).

319

Idem., ULLRICH, 2009, p. 10.

320

MÜLLER, Adam, « Etwas über Landschaftsmalerei », in MÜLLER, Adam,

atteindre alors, était l’expression de la vie intérieure de l’individu. Ce but a été atteint par une interprétation plus abstraite du motif et l’utilisation du flou, qui fournissait la marge que l’observateur pouvait remplir avec ses propres images et associations, et qui lui permettait de s'immerger dans une réflexion profonde sur l’image et sur lui-même.

En réaction, pour réclamer une place dans le cercle exclusif des arts, les photographes ont commencé à faire des expériences avec le flou. Il y avait un ensemble de techniques qui devaient permettre la reconnaissance de la photographie comme art, notamment la prise de vue légèrement déréglée par rapport au point focal, ou l’utilisation de filtres de diffusion ou de gaze. Dans ce mélange d’‘imperfections’ photographiques, de flous et de surimpressions, la photographie s’est développée dans la sphère du paranormal. Cela a représenté un phénomène de mode dans la photographie de la fin du dix-neuvième siècle, que de prendre des photos de médiums, de personnages parlant aux morts ou qui avaient d’autres types de visions. La photographie a permis d'enregistrer ces phénomènes occultes, en rendant visibles les auras spirituelles et les ectoplasmes, comme formes d’énergies spirituelles extériorisées. La découverte des rayons-x par Wilhelm Conrad Röntgen en 1895, et sa publication des premières épreuves montrant des structures invisibles à l’œil nu, a fait naître l’idée qu’il pouvait y avoir encore d’autres rayons inconnus, capables de révéler d’autres aspects de la réalité. En ce sens, la photographie a été probablement le moyen le mieux adapté pour tenter de montrer des choses et des phénomènes invisibles. Donc, cette découverte n’a pas seulement alimenté les photos des auras et des médias, mais a aussi fait naître des recherches comme celles de Louis Darget, qui a passé trente ans à rechercher le moyen de photographier les pensées.

Darget a fait des expériences avec plusieurs procédés de création d’images, qui enregistraient l’influence des activités mentales, et qui ont donné lieu à environ un millier de plaques photographiques. Il les exposait sans appareil, directement posé sur le front de la personne dont les pensées devaient être enregistrées. Les plaques sensibilisées faisaient l’objet de ce procédé durant quelques minutes ou même pendant des nuits entières, afin de pouvoir conserver l’inscription des rêves. Les traces qu’il a obtenue suite à ces expériences ont été des images plutôt abstraites avec des parties

beaucoup de marge à l'interprétation.

Figure 16. Photographie du rêve d’un aigle par Louis Darget (1896)

L’esthétique des photographies de Darget et de ses confrères de la photographie des fluides, de l’aura et des pensées, a été à la hauteur de la vague de l’esthétique du flou et du suggestif. Néanmoins, ce nouveau médium technique est très vite devenu le médium principal de l’objectivité, et son application à la visualisation des phénomènes de rêve et des procédés mentaux a contrasté avec la précision technique du nouveau médium. La position de la photographie entre les registres de la précision et du vague, correspondait à ce que beaucoup de gens ressentaient, entre un présent trop régularisé et trop étroit et le désir d’un espace de liberté où ils pouvaient échapper aux exigences de la société moderne. Les arts étaient le domaine où cette liberté pouvait se manifester le plus facilement et où il y avait un mouvement de désaffection pour les représentations claires et précises de l’informe. Le théoricien d’art, Hubert Damisch, qualifie le nuage comme étant le symbole du désir d’exprimer les qualités du vague et de l’infini, qui n’avaient pas de place dans la vision d’un monde bien calculé et contrôlé :322 « l’image paraît jouer sur d’autres registres que celui de la perception: sur le registre de

l’imagination, peut-être sur celui du rêve ».323 Ce qui facilite la mise en mouvement de l’imagination est la structure dynamique du nuage et « l’étendue des variations imaginaires auxquelles elle se prête », et qui fait que « le nuage fournit à la rêverie ».324

La symbolique des nuages est largement partagée dans l’art visuel, dans l’écriture, aussi bien qu’au théâtre. Une qualité ‘nuageuse’ de la langue est évoquée par Walter Benjamin dans son livre « Enfance berlinoise » (« Berliner Kindheit um neunzehnhundert ») dans le passage titré « Mummerehlen ».325 Inspiré d’un malentendu sur le mot « Muhme », ancienne expression allemande, qui signifie « tante », il décrit comment le malentendu crée une signification imaginaire qui comme « un fantôme »326 s’associe au phénomène auditif du mot. Cette signification n’est pas stable mais, comme indiqué par le terme « fantôme », se trouve dans un procédé de transformation continu dans l’imagination de l’enfant. C’est grâce à ce genre de malentendu que Benjamin a réalisé que les mots « étaient en fait des nuages ».327 L’image du nuage décrit une constellation dynamique d’associations entourant le phénomène auditif du mot qui étend l’imagination enfantine. Comme l’écrit Rainer Guldin, « Les mots ne représentent pas la réalité en forme de simple équivalence, mais ils possèdent une force pour constituer une réalité qui, dans ce cas, contient clairement des connotations individuelles. »328

Pour Benjamin, la constellation des significations imaginaires est établie par similarité, et elle force l’enfant à adopter un comportement spécifique, qui correspond au contexte imaginé:

« Le don de découvrir des ressemblances n’est rien d’autre qu’un faible vestige de l’ancienne nécessité de s’assimiler par l’apparence et le comportement. Mais cette contrainte, c’étaient les mots qui l’exerçaient sur moi. Pas ceux qui m’auraient changé en un enfant modèle : ceux

323 Ibid., p. 32. 324 Ibid., p. 32-33. 325

BENJAMIN, Walter (sous le pseudonyme de Detlef Holz), « Die Mummerehlen » in Vossische Zeitung, Beilage « Das Unterhaltungsblatt », Nr. 123, p. 1. 5 Mai 1933.

326

Ibid., p. 1.

327

Ibid., p. 1 Original: « die Worte, die eigentlich Wolken waren » (Traduction AK).

328

GULDIN, Rainer, Die Sprache des Himmels – Eine Geschichte der Wolken, Kadmos, Berlin, 2006, p. 19. Original: « Worte stellen die Wirklichkeit nicht im Sinne einer einfachen Entsprechung dar, sondern besitzen eine Wirklichkeit

qui me faisaient ressembler à des appartements, à des meubles, à des vêtements. À tout, sauf à ma propre image. C’est pourquoi j’étais si désemparé quand je devais ne ressembler qu’à moi-même. »329

Cet espace imaginatif était capable de contenir le monde entier de l’enfance, et dans ces transformations imaginaires il ressemblait, comme le décrit Benjamin, aux flocons de neige qui se trouvent dans les cônes en verre330 des jouets d’enfant, avec des petites figurines ou des paysages à l’intérieur entourés par des flocons de neige. Cet espace nuageux autour des mots était un espace où l’individu pouvait être chez lui, qu’il pouvait habiter avec son imagination. Mais, cet univers, créé en référence à

l’imaginaire lié à l’enfance, disparaissait devant l’appareil

photographique : chez le photographe l’espace imaginatif s’effondrait, Benjamin étant incapable d’être lui-même. Il était à l’identique du décor surchargé de l’atelier photographique autour de lui. Dans le texte « Mummerehlen », il décrit le sentiment et la tristesse que cela produit sur la figure de l’enfant pris en photo331.

Ce texte de Benjamin fait une description poétique de la complexité des significations potentielles d’un mot, que formule Wittgenstein dans sa théorie des jeux de langage.