• Aucun résultat trouvé

La mémoire comme palimpseste

Aperçu des chapitres

2. La base de données comme outil cognitif

2.3 Mémoire et algorithmes dans la psychologie

2.3.3 La mémoire comme palimpseste

La notion du palimpseste, que développe Freud par rapport à la mémoire, l’idée de la « trace durable »210 des inscriptions qui persistent éternellement mais se confondent de plus en plus les unes aux autres jusqu’à ce qu’elles soient pratiquement illisibles, se retrouve de façon similaire chez plusieurs autres auteurs. Charles Babbage, par exemple, énonce une telle notion en 1839 dans le « Ninth Bridgewater Treatise »:

« Aucun mouvement, une fois produit [le verbe en original est « impressed » qui pourrait être traduit par « gravé »; AK], soit par une cause naturelle, soit par une activité humaine, n’est jamais oblitéré. L’ondulation de la surface de l’océan causée par une brise douce, ou l’eau tranquille, qui est marquée plus directement par les traces laissées par un lourd vaisseau derrière lui, la voile à peine étendue, sont également indélébiles. Les vagues fugitives provoquées par la brise, qui semblent nées pour mourir sur le lieu de leur naissance, laissant derrière elles une progéniture sans fin qui, remontées avec une énergie diminuant dans d’autres mers, visitant des milliers de côtes, reflétées par chacune, peut-être partiellement concentrées, vont poursuivre leur cours sans fin jusqu’à ce que l’océan soit anéanti. »211

210

Ce passage se trouve dans le chapitre « L’impression permanente de nos mots ». Il s’agit d’une réflexion sur les réverbérations infinies de tout ce qui n’a jamais été dit et fait. Constatant que l’air est plein de réverbérations, de mots et de mouvements, l’univers devient une vaste mémoire, et il faut seulement imaginer un être doué d’un savoir suffisamment grand, et d’une perception suffisamment ouverte, pour pouvoir lire ce qui a été dit au fil du temps et connaître les origines des choses.212 Cette idée continue à influencer la thermodynamique et la théorie des quanta213.

Tandis que dans les analyses de Freud, Ebbinghaus et Babbage l’accent était mis sur la mémoire et le stockage des informations, nous apercevons, dans la superposition des différentes inscriptions du palimpseste, une notion de la mise en relation de ces inscriptions. Une recherche qui est dans la même perspective est celle que Gérard Genette formule dans son livre « Palimpsestes ». Située dans le domaine de la littérature, cette recherche examine spécifiquement le procédé qui entraine la naissance de significations d’un tissage de fragments textuels dans un palimpseste.

L’hypothèse de Genette est que, lorsque plusieurs textes sont rapprochés ou superposés, cela a une influence sur la façon dont ils sont lus et interprétés. Il distingue cinq versions différentes de la mise en relation en forme de palimpseste : en premier il observe la présence effective d’un texte dans un autre, une citation, un plagiat, ou une allusion, qui relie les deux textes et crée une nouvelle signification en préservant l’unicité des textes individuels. Il appelle cette forme « intertextualité »214. Le deuxième modèle est ce que Genette appelle le « paratexte », désignant les éléments textuels qui encadrent un texte : le titre, les sous-titres, les introductions, les notes en bas de page, commentaires, illustrations,

agency, is ever obliterated. The ripple on the ocean’s surface caused by a gentle breeze, or the still water which marks the more immediate track of a ponderous vessel gliding with scarcely expanded sails over its bosom, are equally indelible. The momentary waves raised by the passing breeze, apparently born but to die on the spot which saw their birth, leave behind them an endless progeny, which, reviving with diminished energy in other seas, visiting a thousand shores, reflected from each and perhaps again partially concentrated, will pursue their ceaseless course till ocean be itself annihilated. » (Traduction AK).

212

instructions et nombre d’autres éléments qui forment l’entourage du texte. Ces éléments qui, strictement parlant, ne font pas partie du texte lui-même, ont quand même une influence sur l’interprétation du texte qu’ils encadrent. Genette étend cette influence aussi aux éléments entourant le texte, tels que les « avant-textes »215, des versions précédentes, des brouillons, des esquisses et des textes non-publiés. Les identifiants, les métadonnées ou la catégorisation, qui sont attribués à un texte, sont le sujet du modèle de « l’architextualité »216 qui, pour Genette, est la relation entre le texte et sa classification, par exemple le fait qu’un poème soit classé en tant que poème, ou une tragédie identifiée comme appartenant à ce genre. Un autre type de relation entre textes est ce que Genette appelle la « métatextualité »217. Un métatexte est un texte qui se réfère à un autre texte sans l’intégrer directement. Cela peut être un commentaire qui critique un autre texte. Finalement le cinquième type de relation est l’« hypertextualité »218, qui désigne une superposition des textes, créant un texte au deuxième degré, résultat d’une transformation d’un autre texte (l’« hypotexte »219). Une telle transformation peut être l’imitation, comme par exemple l’Ulysse de James Joyce est une transformation de l’Odyssée d’Homère, qui adopte le schéma des actions et relations de l’Odyssée et les transpose dans le Dublin du vingtième siècle.

Le concept du palimpseste nous donne une idée de la façon dont différentes données peuvent entrer dans des relations qui forment des synthèses, créant ainsi de nouvelles significations, tout en gardant leur propre identité et appartenance à leurs contextes. Le palimpseste émerge alors à la fois comme une méthode de stockage et de mise en relation de plusieurs éléments textuels.

215 Ibid,, p. 10. 216 Ibid., p. 11. 217 Ibid., p. 10.