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Aperçu des chapitres

3. Les auras numériques

3.1 Le précis versus le vague

3.1.2 Classer les fictions

Ces approches de contrôle ont donné l’idée d’une société où les individus et leurs comportements pouvaient être prévisibles, et où les accidents, les menaces et autres événements imprévisibles pouvaient être anticipés et évités. Alors qu’une telle situation est favorable pour les procédures administratives, elle ne favorise pas l’expression artistique, comme le constate le philosophe et poète Friedrich Schlegel, dans ces cours sur l’histoire de la littérature. Schlegel observe que, dans un État où tout le monde possède un passeport, une biographie détaillée ou un portrait, il ne se passe plus rien qui puisse fournir du matériel pour un roman.304 Schlegel soutient que l’absence d’un ordre rigide pour la société civile est favorable à la poésie305: l’aventure des voyages, le milieu des brigands, les combats ou les enlèvements fournissent une distance poétique qui permet au lecteur d’échapper à l’étroitesse de la réalité et de laisser libre cours à la fantaisie.306 Il exprime le regret que dans une société trop réglementée, il manque le potentiel de l’ imprévisible, la marge de l’inattendu qui est importante pour les œuvres de la littérature, et qui est le fondement de nos expressions artistiques. Si tout est connu, calculable, il n’y a plus d’espace pour des fictions.

Effectivement, comme nous l’avons vu par rapport aux réflexions de Wittgenstein, ce sont les fictions – ou les mots fictifs – qui posent les plus grands problèmes aux tentatives de classification. Pour tenter de trouver un système permettant de classifier les fictions, l’inventeur du Panopticon, le philosophe Jeremy Bentham, étend son idée architecturale et formule le projet d’une ontologie des fictions. Avec l’idée du Panopticon, Bentham avait déjà proposé une stratégie, sans précédent, qui permettrait à un esprit de prendre le contrôle des autres.307 Dans son œuvre suivante il a entrepris de concevoir un système qui pouvait établir un ordre parmi les fictions, selon les mêmes principes qu’un inventaire visuel, comme le Panopticon:

« Dans la tentative pour mettre ces entités en évidence et les placer de telle sorte que le lecteur, qui fait l’effort, puisse adjoindre à tous les

304

SCHLEGEL, Friedrich von, Geschichte der alten und der neuen Literatur, Berlin, 1841, p. 315.

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noms des idées aussi claires, correctes et intégrales que possible […] »308

Selon Bentham, le domaine de l'ontologie est toujours un labyrinthe inexploré et il envisage de créer une combinaison entre la somatologie, la science qui s’occupe du corps, et la psychologie, la science qui s’occupe de l’esprit. Dans les entités perceptibles il distingue des corps physiques tangibles, et les entités déductives. Et à l’intérieur de ces deux catégories, il distingue les entités réelles et les entités fictives. Alors que, les entités dites réelles ne lui posent pas beaucoup de problèmes de classification, la plupart de son propos est consacré à l’élaboration des entités fictives, qui s’opposent à une classification simple:

« Une entité fictive est une entité qui, malgré la forme grammaticale employée pour en parler, attribue l’état d’existence, alors qu’en vérité elle n’est pas censée exister. Chaque substantif, qui n’est pas le nom d’une entité réelle, perceptible ou déductive, est le nom d’une entité fictive. »309

En analysant l’existence des entités qui n’existent pas, il arrive à la conclusion que l’existence elle-même est une entité fictive. Bentham conçoit l’existence et la non-existence comme une continuité de l’absence. Si on imagine une place, et donc une entité réelle et le corps qui y est placé et que l’on suppose que ce corps n’est plus, on suppose son absence, ce qui est sa non-existence relative. Supposer que ce corps n’existe nulle part est donc la supposition de la non-existence absolue310:

« C’est par le médium de l’absence, cette idée familière d’absence qui revient toujours, qu’on reçoit la notion de la non-existence, cette idée superbe, transcendantale, admirable et imposante de non-existence. »311

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Ibid., p. 117. Original: « In the endeavour to bring these entities to view, and place them under the reader’s eye in such sort that to each of their names, ideas as clear, correct, and complete as possible, may by every reader who will take the trouble, be annexed and remain attached, […] » (Traduction AK).

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Ibid., p. 123. Original: « A fictitious entity is an entity to which, though by the grammatical form of the discourse employed in speaking of it, existence be ascribed, yet in truth and reality existence is not meant to be ascribed. Every noun- substantive which is not the name of a real entity, perceptible or inferential, is the name of a fictitious entity. » (Traduction AK).

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Cette construction va amener Bentham à créer un système explicite pour toute entité, qu’il va concevoir comme existant ou non existant à la même place. Il identifiera les notions de nécessité, d’impossibilité, de certitude

ou d’incertitude, de probabilité ou d’improbabilité, d’actualité ou de potentialité comme des dispositions312 possibles de « convictions mentales »313, en relation avec les entités en question. Il les distinguera des qualités réelles comme la solidité, la rondeur ou la dureté, qui peuvent être attribuées à des entités réelles. Bentham introduit alors une autre catégorie, celle des compléments d'entités, des non-entités ou des entités imaginaires, les « chimères, de pures créations de l’imagination ».314 Néanmoins, les entités imaginaires appartiennent au réel dans la mesure où elles existent comme imagination et en conséquence ont une influence sur la réalité:

« Pourtant, étant des idées des non-entités, trop réel est la malice que certains mots (et en particulier le mot nécessité) ont produit : antipathie, désaccord, persécution, meurtre à une échelle nationale et internationale. »315

Motivé par l’influence de l’imaginaire, Bentham a développé son projet de création d’une ontologie. La recherche de Bentham est une approche conceptuelle des expressions de l’imaginaire. Avec l’idée d’opérer avec des « extensions d’absence », il introduit une notion qui, non seulement ressemble à celle de la ‘scansion’ de la théorie de l’inconscient de Lacan, mais aussi à la séparation de la structure du stockage des données.