• Aucun résultat trouvé

Aperçu des chapitres

2. La base de données comme outil cognitif

2.4 La structure linguistique de la base de données

2.4.3 Jeux de langage

Grace à leur approche généralisée, les théories de Chomsky ont eu une influence importante sur le développement des langages informatiques et la recherche sur l’intelligence artificielle. Il s’agit d’un autre exemple de la standardisation comme nous l’avons déjà observé à l’entrée des données dans la base de données. Une mise en relation de données selon une telle structure grammaticale universelle est le complément de l’encodage des phénomènes réels en représentations numériques. Et, comme dans

272

Ibid., p. 63-64.

273

CHOMSKY, Noam, Cartesian Linguistics, Cambridge University Press, Cambridge, 2009, p. 78. Original : « We have observed that the study of the creative aspect of language use develops from the assumption that linguistic and mental processes are virtually identical, language providing the primary means for

l’architecture du stockage standardisé, il semble qu’il est seulement possible de traiter ces énormes masses de données par des procédés standardisés et automatisés. En même temps, une telle approche se distingue fondamentalement des idées de Markov ou Karsakov qui tentaient de créer des systèmes adaptés à un maximum d’individualité et de trouver des solutions spécifiques à des cas d’espèces au lieu de chercher des règles universelles de portée générale. Il résulte de la question de savoir comment ces deux approches contradictoires peuvent être harmonisés, la réponse à la question d’une poétique de la base de données.

La philosophie de Ludwig Wittgenstein a traversé ces deux pôles conceptuels et les deux livres « Tractatus logico-philosophicus » et « Investigations philosophiques » en témoignent d’une façon éloquente. Le « Tractatus » était la tentative de Wittgenstein pour résoudre pratiquement tous les problèmes philosophiques définitivement. Selon Wittgenstein, ces problèmes étaient le résultat d’une « mauvaise compréhension de la logique de notre langue […] : tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut pas parler, il faut garder le silence. »274 Le « Tractatus » est alors un système de règles qui, comme Wittgenstein le dit, donnent une frontière à l’acte de penser et ainsi limitent ce qui peut être dit à ce qui doit être dit correctement. Le système logique de la langue ne permet donc pas la formulation des énoncés problématiques. En ce sens, Wittgenstein pensait faire disparaître les problèmes philosophiques. Le texte est organisé en paragraphes numérotés dont les chiffres indiquent l’enchaînement logique des règles275.

Comme le « Tractatus », les « Investigations philosophiques » sont structurées par une succession de chiffres, mais ici les paragraphes numérotés sont l’expression de l’impossibilité d’arranger les idées selon un seul fil de raisonnement logique. Dans sa préface, Wittgenstein décrit les obstacles qu’il a rencontré en écrivant le texte:

« Je les ai tous rédigé en de courts paragraphes sous forme de remarques qui tantôt constituent des séquences relativement longues sur le même objet, tantôt passent brusquement d’un domaine à un

274

autre. – Au départ mon intention était de rassembler tous ces matériaux en un livre […] [où] les pensées y progressent d’un objet à l’autre en une suite naturelle et sans lacune.

Après de nombreuses tentatives infructueuses pour réunir dans un tel ensemble les résultats auxquels j’étais parvenu, j’ai compris que je n’y arriverais pas […]. Et cela était évidemment lié à la nature même de la recherche; car celle-ci nous contraint à parcourir en tous sens un vaste domaine de pensées. – Les remarques philosophiques de ce livre sont, en quelque sorte, des esquisses de paysage nés de ces longs parcours compliqués. »276

Ce que nous voyons se former dans ce passage est l’expression de l’impossibilité de trouver un métasystème qui puisse englober toutes les questions, idées et réflexions qui faisaient partie du discours philosophique de cette époque. Cette préface des « Investigations philosophiques » a été écrite en 1945277, donc pendant une période marquée par des bouleversements profonds où il était difficile de trouver une argumentation universelle qui puisse produire un propos cohérent. La confiance, le sentiment de sûreté, qui se trouve dans le « Tractatus » de 1918, n’existe plus. La seule réponse que trouve Wittgenstein est d’avancer une amorce d’argumentation, une recherche qui progresse à tâtons, qui évite des affirmations strictes et essaie de laisser aux idées la possibilité d’exister également dans plusieurs contextes – c’est-à-dire au croisement de plusieurs chemins qui tous traversent le « paysage complexe » de ses investigations.

Les « Investigations philosophiques » représentent un changement profond dans la pensée de Wittgenstein. Les philosophes Gordon Baker et Peter Hacker soutiennent que « Le changement de la méthode de vérité à la méthode du sens ne pourrait pas être plus prononcé; ne pourrait-il y avoir une avancée philosophique plus grande que l’avancement de la

Wesensschau [intuition des idées] du ‘Tractatus’ à la considération

276

WITTGENSTEIN, Ludwig, Recherches Philosophiques, Gallimard, Paris, 2004, p. 21. Accentuations sont dans l’original.

277

La période d’origine de l’œuvre est entre 1936 et 1946 mais la date de

publication n’est qu’après la mort de Wittgenstein, en 1953. C.f. BAKER, Gordon. P. et HACKER, Peter M. S., « Analytical Commentary on the Philosophical

sensible des faits linguistiques des ‘Investigations’ ».278 Nous y trouvons plusieurs ‘corrections’ par rapport au « Tractatus » qui indiquent un changement dans la pensée de Wittgenstein vers une ouverture et une diversité. Par exemple au § 23, il compare la flexibilité du langage dans la construction de différents modes d’expression, au rigorisme logique de la nature et la langue – soutenu également par Wittgenstein lui-même dans ses écrits plus anciens279. Cette nouvelle approche des « Investigations » trouve son expression dans la notion de « jeux de langage » qui est caractérisée par l’absence de règles générales, en faveur d’un ordre du discours local, temporaire et spécifique. Wittgenstein conclut qu’il est possible d’utiliser une langue sans connaître la structure complète des relations grammaticales, et notamment dans la situation précise où elle peut fonctionner comme un de ces jeux qu’utilisent les enfants pour apprendre une langue.280 Un échange linguistique est vu comme un mouvement dans un jeu, les règles qui gouvernent ce mouvement sont établies avant et font partie du discours; elles sont seulement valables pour l’échange en cours et ne réclament aucune autorité au-delà de la situation spécifique.

Wittgenstein distingue deux ordres de jeux de langage. Le premier parle des entités concrètes et matériellement disponibles, comme par exemple des pierres ou des dalles dans la construction d’un bâtiment281, et le deuxième d’entités imaginées qui ne sont pas disponibles en tant qu’objets concrets. Dans le premier cas (par un procédé qui ressemble au dressage)282, il est possible d’expliquer l’usage de la langue en montrant

278

Ibid., p. 29. Original : « The shift from the method of truth to the method of sense (cf. manuscripts) could hardly be be greater; nor could there be greater

philosophical advance than from the Wesensschau of the Tractatus to the quiet weighing of linguistic facts of the Investigations. » (Traduction AK).

279

WITTGENSTEIN, L., Œuvres completes, 1997, p. 250. « Il est intéressant de comparer la diversité des outils du langage et de leur mode d’emploi, la diversité des catégories des mots et de phrases, à ce que les logiciens (y compris l’auteur du

Tractatus logico-philosophicus) ont dit de la structure du langage. » Original : « Es

ist interessant, die Mannigfaltigkeit der Werkzeuge der Sprache und ihrer Verwendungsweisen, die Mannigfaltigkeit der Wort- und Satzarten, mit dem zu vergleichen, was Logiker über den bau der Sprache gesagt haben. (Und auch der Verfasser der Logisch-Philosophischen Abhandlung.) » (Traduction : Idem, WITTGENSTEIN, Gallimard, 2004, p. 40).

280

l’objet. Dans le deuxième cas il faut faire appel aux imaginations de la part de l’écouteur : « les jeux de langage se présentent plutôt comme des objets

de comparaison, qui doivent éclairer, au moyen de ressemblance et de

dissemblances, les conditions qui sont celles de notre langue. »283 Dans la façon d’utiliser et d’apprendre une langue, il s’agit alors d’une création d’associations entre des phénomènes linguistiques et des entités – concrètes ou virtuelles. Les associations établies par des jeux de langage peuvent aller des associations universelles, jusqu’aux associations qui ne sont connues que par le locuteur comme dans le cas des langues privées.284 Cela veut dire que cette approche nous fournit une méthode pour penser une gamme entière d’établissement des relations de l’universel jusqu’à l’idiosyncratique.

La notion de « jeux de langage » a eu une influence dans plusieurs domaines : elle est un des paradigmes de la conception du postmodernisme de Lyotard, qui utilise ce concept pour formuler sa théorie de la dissolution des grands récits narratifs en faveur des « îlots du déterminisme »285. La notion inhérente aux jeux de langage pour créer une tentative de discours temporaire a été également importante dans les arts et on trouve ses influences aussi bien dans la période du surréalisme que dans celle de l’art conceptuel286.

La théorie des jeux de langage est un concept important pour notre réflexion sur la base de données car elle présente une méthode pour harmoniser les exigences de standardisation de la base de données comme instrument, avec la possibilité d’une individualité subjective requise pour une expression artistique.

283 Ibid., p. 88. 284 c.f. §243, ibid., pp. 135-136. 285 Idem, LYOTARD, 1979, p. 96. 286

Pour des recherches par rapport aux idées de Wittgenstein dans le contexte de l’art surréaliste voir par exemple JAMES, A., « The Surrealism of the Habitual : From Poetic Language to the Prose of Life » in Paragraph, vol. 34, 2011, pp. 406-