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Imagination et savoir montage

Aperçu des chapitres

3. Les auras numériques

3.3 L’aura numérique

3.3.2 Imagination et savoir montage

Le parallélisme entre la collection allégorique et la base de données, que nous avons élaboré dans le passage précédent, représente un modèle pour concevoir le potentiel poétique et expressif immanent au dispositif technique de la base de données. Pour nous approcher au plus près de ce potentiel poétique, il faut analyser la manière dont la technologie se joint aux procédés cognitifs, et comment la méthode de la mise en relation fait jouer l’imagination dans le sens décrit. Nous trouvons un exemple parfait de ce procédé dans le texte « Das Archiv brennt »399 de Georges Didi- Huberman. En se référant à un passage de Jorge Semprun dans le texte « L’écriture ou la vie »,400 Didi-Huberman décrit comment ce dernier découvre au cinéma des images de la libération du camp de concentration de Buchenwald d’où il avait été libéré en 1945. Il ne s’attendait pas à voir ces images et le choc fut important. Semprun a été troublé par le fait que ces images l’aliénaient à ses propres images gardées en mémoire. Il ne pouvait plus dire s’il reconnaissait ces images, mais était sûr du fait qu’il avait vécu ces scènes. Un sentiment trouble de dédoublement, entre ce qu’il avait vu et ce qu’il avait vécu, se manifestait. L’expérience éprouvée par Semprun est très proche de celle décrite par Benjamin dans son texte « Le conteur », dans lequel il évoque l’expérience des soldats revenant de la première guerre mondiale: « N’avait-on pas constaté, au moment de

399

DIDI-HUBERMAN, Georges, « Das Archiv brennt », in DIDI-HUBERMAN, Georges, EBELING, Knut, Das Archiv brennt, Kadmos, Berlin, 2007, p. 13-15. Le texte « Das Archiv brennt » est paru en Allemand comme présentation dans la conférence « Allgemeine Archäologie. Kulturtechniken zwischen Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft », présenté à l’université Humboldt à Berlin le 6.5.2004. Il s’agit d’une version « in progress » (Didi-Huberman) du texte « L’image brûle »,

l’armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille – non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable? […] Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par la bataille de matériel, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. ».401 Pour Didi-Huberman, ce passage traduit l’impossibilité pour les victimes des camps de concentration, d’accepter leur expérience et de l’assimiler – pour utiliser le terme que propose Benjamin. Pour pouvoir se constituer leur propre mémoire, il leur fallait pouvoir s’imaginer ce qu’ils avaient vécu, et dans le cas de Semprun, la confrontation avec les images filmées de la libération des camps et une réalité allant au-delà de son souvenir personnel, lui a permis de se faire une idée, et de l’imaginer.402 C’est l'extériorisation qui permet de prendre de la distance, distance à la fois temporaire et mentale. Cette distance permet à son tour de reconnaître la dimension de la réalité inhérente à l’image qui fait appel l’imagination. Didi-Huberman ne conçoit cette imagination ni comme une identification avec l’événement, ni comme une hallucination, mais plutôt comme un phénomène de rapprochement, de rencontre accidentelle et de moment de reconnaissance. Il le compare au caractère décrit par Marcel Proust dans « A la recherche du temps perdu », lors de la rencontre du narrateur avec sa grand-mère dont il a été séparé pendant un moment, et qui, au moment de la rencontre, lui est apparue comme un fantôme403:

« De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence – il n'y avait là que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. »404

Ces images ou objets forment une archive de fragments de savoirs, qui en eux-mêmes ne livrent que des morceaux et donc nécessitent une

401

BENJAMIN, Walter, Œuvres, tome III, Gallimard, Paris, 2000, pp. 115-116.

402

Idem., Didi-Huberman, 2007, p. 13.

403

« reconstruction analytique »405, un « montage »406 de ces fragments pour rétablir la consistance épistémique d’une interprétation. En se référant à la notion de survivance d’Aby Warburg, Didi-Huberman caractérise cette archive comme étant une collection d’« objets survivants »407 avec des lacunes. Les objets témoignent de moments et de locaux spécifiques, espacés et isolés, et c’est l’imagination et une méthodologie de montage, qui les rendent lisibles. L’archive doit être sans cesse retravaillée par des « montages » et par la mise en relation avec d’autres archives.408 C’est la combinaison de l’imagination et du montage qui, dans un acte archéologique, intègre les fragments survivants séparés par des vides, et ainsi facilite la compréhension et l’assimilation, selon Benjamin.

Cette méthode de montage et d’activité imaginative, qui permet à Didi-Huberman de formuler une pratique d’orientation dans l’archive, se constitue sur la base de la lecture de l’image, caractérisée par Benjamin, et le principe de montage employé par Aby Warburg. La méthode du montage, caractérisé par une réceptivité à l’heureux hasard, est pratiquée également dans la bibliothèque d’histoire de l’art (K.W.B.) fondée par Warburg, et dans le fameux projet infini du Mnémosyne Atlas. Cet Atlas était une œuvre qui devait réunir un ensemble de montages d’images provenant de différentes époques retraçant les influences de l’iconographie antique sur les époques suivantes. Utilisant le principe du montage, Warburg mélangeait, par exemple, des images de statues antiques avec des peintures médiévales et des images contemporaines. Ces combinaisons étaient très hétérogènes, incluant des timbres, extraits de journaux, des cartes géographiques etc…409 Warburg a voulu révéler avec cette technique, les relations et influences inconscientes des formules visuelles de l’antiquité, qui survivent à travers le temps. Il a développé une pratique de recombinaison et assemblé une série de tableaux avec des montages d’images qu’il utilisait pour ses présentations et qui devaient être publiés dans le Mnémosyne Atlas. Ces assemblages étaient en flux tendu, dans un procédé combinatoire, et leur nombre s’élevait à environ quatre-vingt 405 Idem., Didi-Huberman, 2007, p. 12. 406 Ibid., p. 11. 407 Ibid., p. 9. 408 Ibid., p. 20. 409

tableaux410.

Figure 17. Tableau 77 du Mnémosyne Atlas par Aby Warburg (1924-29)

Dans la préface du livre « Aby Warburg et l’image en mouvement » de Philippe-Alain Michaud, Didi-Huberman décrit la pratique de Warburg, dont la bibliothèque et le Mnémosyne Atlas sont les réalisations, comme l’invention d’un « savoir-montage »411 capable de marquer des références historiques, sautant des époques entières et ainsi renonçant aux schémas évolutifs ou téléologiques. Cette « nouvelle ‘allure’ du savoir [est] un possible vertige [et] procédure virtuellement sans fin. […] l’image n’est pas le champ d’un savoir clos. C’est un champ tourbillonnaire et centrifuge ».412 Michaud propose alors l’analyse suivante de la bibliothèque:

« elle sera conçue comme un lieu où le chercheur ne se contente pas de conserver les témoignages du passé mais les ressuscite artificiellement à partir de la collection et de la mise en relation des textes et des images. On retrouve encore la trace du voyage [au Nouveau-Mexique, A.K.] dans le projet auquel l’historien de l’art consacrera les dernières années de sa vie, […] et auquel il donnera le nom mnémosyne (‘Mémoire’). Dans ce grand montage de reproductions

410

Idem., ZUMBUSCH, 2004, p. 2.

411

DIDI-HUBERMAN, Georges, « Savoir-Mouvement (L’homme qui parlait aux papillons) », in MICHAUD, Philippe-Alain, Aby Warburg et l’image en mouvement,

photographiques, Warburg, substituant à la question de la transmission du savoir celle de son exposition, organise un réseau de tensions et d’anachronismes entre les images et marque ainsi la fonction de l’autre et du lointain dans la connaissance du passé. »413

La collection activée par l’imagination révèle une fonction de l’imagination qui remplit les lacunes de l’archive dans un procédé cognitif. L’archive414 est toujours marqué par l’absence de ce qui ne s’y trouve pas, ce qui est oublié, détruit ou qui reste pour une quelconque raison exclu. Il existe entre ces documents contenus dans l’archive, une tension qui suscite l’imagination. Ce procédé se déroule dans l’exemple de Jorge Semprun selon un contexte extrêmement personnel et intime, et dans le cas de Warburg, dans un contexte plutôt universel.