• Aucun résultat trouvé

Joueurs d’échecs et guérisseurs magiques

Aperçu des chapitres

2. La base de données comme outil cognitif

2.2 L’association des données

2.2.2 Joueurs d’échecs et guérisseurs magiques

Le désir d’utiliser des appareils mécaniques en support des procédés cognitifs – des soutiens de la mémoire et des procédés logiques – remonte à bien plus loin que l’invention de la machine universelle. Un exemple assez particulier est le « Turc Mécanique » de Johann Wolfgang von Kempelen. Le « Turc » était un automate, construit en 1770, qui simulait un joueur d’échecs. Sous forme de mannequin actionné par un mécanisme complexe, le « Turc Mécanique » était capable de résoudre des problèmes d’échecs automatiquement. La machine semblait avoir des traits d’intelligence humaine et a ainsi suscité de grands débats sur la possibilité d’existence d’un tel mécanisme ou alors s’il s’agissait simplement d’une tromperie.

Figure 8. Le Turc Mécanique de Wolfgang von Kempelen (1770) Droite : Intérieur présenté au public (K. G. von Windisch, 1783) Gauche : Intérieur révélant le joueur humain (J. F. zu Racknitz, 1789)

Cette époque était fascinée par l’idée de machines intelligentes et par la question d’un « raisonnement inanimé »173. Le « Turc », avec un certain nombre d’inventions similaires, faisait le tour des pays européens, comme une attraction publique, alors que Charles Babbage était en train de concevoir sa « Difference Engine ». La « Difference Engine » était, comme le « Turc », un appareil mécanique, destiné à résoudre des

173

problèmes intellectuels. Edgar Allan Poe compare l’invention de Kempelen avec celle de Babbage dans son article sur le « Joueur d’échecs de Maelzel »:

« Si ces machines révélaient du génie, que devrons-nous donc penser de la machine à calculer de M. Babbage. […] On répondra peut-être qu’une machine telle que celle que nous décrivons est, sans aucune comparaison possible, bien au-dessus du Joueur d’échecs de Maelzel. En aucune façon ; elle est au contraire bien inférieure ; pourvu toutefois que nous ayons admis d’abord (ce qui ne saurait être raisonnablement admis un seul instant) que le Joueur d’échecs est une pure machine et accomplit ses opérations sans aucune intervention humaine immédiate. Les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. […] Ceci étant adopté, nous pouvons, sans difficulté́, concevoir la possibilité́ de construire une pièce mécanique qui, prenant son point de départ dans les données de la question à résoudre, continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans aucune déviation, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelque complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus que finis et déterminés. Mais dans le cas du Joueur d’échecs il y a une immense différence. Ici, il n’y a pas de marche déterminée. Aucun coup, dans le jeu des échecs, ne résulte nécessairement d’un autre coup quelconque. D’aucune disposition particulière des pièces, à un point quelconque de la partie, nous ne pouvons déduire leur disposition future à un autre point quelconque. »174

Comme l’exprime Poe très clairement, il ne croit pas que l’automate soit une « machine pure », fonctionnant sans le contrôle d’un être humain et ce, pour deux raisons : Poe a observé que le Turc faisait parfois des fautes et n’était pas toujours victorieux, alors qu’un mécanisme ne peut que suivre un procédé fixe. Il est impossible qu’il fasse des fautes, donc le Turc ne peut pas être une machine pure. Pour la même raison, selon Poe, un mécanisme n’est pas capable d'opérer dans des situations potentielles

comme dans une partie d’échecs. À l’époque, une mécanique capable de calculer la complexité des calculs de mouvements potentiels dans un jeu d’échecs était inconcevable.

L’utilisation des machines mécaniques n’était pas seulement réduite à des tâches purement mathématiques et régulières, mais s’étendait aussi à des domaines aussi complexes que la médecine. En 1832, l’inventeur Semën Karsakov, statisticien du gouvernement russe, avait développé une machine pour trouver des liens entre les symptômes d’une maladie et ses remèdes. Karsakov travaillait comme inspecteur administratif pendant l'épidémie de choléra en 1829 à 1831, et devait rapporter les statistiques de cette épidémie au gouvernement central. En dehors de son travail, il s'intéressait aux méthodes de traitement homéopathique et cherchait à les appliquer. Pendant l’épidémie de choléra, il y avait tant de patients qu’un traitement avec les méthodes traditionnelles était rendu difficile, et les méthodes de traitement par homéopathie, qui s'appuient sur un mesure et une adaptation du dosage des médicaments extrêmement précis, selon le degré de souffrance du malade, étaient pratiquement impossibles. Karsakov a construit un appareil qui pouvait calculer les dosages précisément, selon le degré de souffrance, avec pour but d’accélérer ce procédé et ainsi le rendre plus efficace et fiable.

En 1832 Karsakov, propose sous le titre « Aperçu d’un procédé nouveau d’investigation » à l’académie des sciences de Saint-Pétersbourg, les « modèles de cinq machines intellectuelles »175. Il avait conçu une série de machines qui portaient sur les opérations intellectuelles du traitement d’idées. L’objectif était d’améliorer, c’est-à-dire de rationaliser, les systèmes de signes que nous utilisons pour représenter et traiter nos idées et de mécaniser leur utilisation. Une des utilisations de ce système a été dans le domaine médical :

« Cette amélioration consiste dans le choix de signes encore plus matériels que ceux dont nous faisons usage, pour les cas dans lesquels il est nécessaire de faciliter la comparaison des idées. L’écriture ne parle à notre intelligence que par les yeux; elle échappe à l’action des gens mécaniques; tandis que si nous exprimons les mêmes idées par de

175

véritables corps matériels, non seulement ils seront appréciés par plusieurs de nos sens, mais encore […] cela nous donne déjà la possibilité de mettre à profit les propriétés physiques individuelles de chaque signe identique et de les utiliser pour résoudre des questions purement intellectuelles. C’est en employant de tels signes pour exprimer isolément tous les détails d’une idée complexe quelconque et en mettant par des moyens mécaniques ces signes matériels en contact avec d’autres signes analogues, qui représentent pareillement les détails d’un grand nombre d’autres idées complexes que je suis parvenu à obtenir de la résistance et de la pesanteur individuelles de ces signes matériels, les résultats intellectuels cherchés176.

La machine décrite par Karsakov, était la combinaison d’une carte perforée, qui encodait par exemple colonne par colonne les détails des effets des médicaments, et une barre en bois avec des goupilles qui étaient plus ou moins enfoncées dans la barre, encodant les symptômes du malade. En déroulant la barre le long de la carte, il était facile de trouver le médicament qui correspondait à tous les symptômes par simple correspondance entre les goupilles de la barre et les trous de la carte perforée.

Figure 9. « L’Homéoscope rectiligne à pièces fixes » (I à IV) et « Homéoscope rectiligne à pièces mobiles » (V à X) de Semën Karsakov (1832)

Figure 10. « L’Idéoscope » de Semën Karsakov (1832)

Karsakov offre plusieurs versions de ce système, dont les premières étaient adaptées aux exigences médicales et les dernières, intitulées « Idéoscopes », à la comparaison des idées complexes en général.177

L’invention de Karsakov est intéressante sur plusieurs points : tout d’abord, il s’agit d’une anticipation de l’ordinateur comme une « machine intellectuelle », qui se distingue des autres inventions considérées comme des précurseurs de l’ordinateur dans le domaine des machines à calculer. Dans les machines de Karsakov, nous reconnaissons plutôt le moteur de recherche que le calculateur. Le champ d’application potentiel de son invention est très large et ambitieux. Alors que son contemporain Babbage adoptait le système mathématique utilisant une représentation des données sous forme de chiffres, Karsakov cherche un système qui relève plus du champ littéraire. La première référence faite au papier pour décrire ses machines, est l’alphabet qu’il se propose d'améliorer dans ses capacités, en tant que système de représentation abstraite des idées. Sa recherche pour trouver des signes matériaux qui pourront représenter les souffrances des malades et les vertus curatives des médicaments, par leur qualité d’objet matériel, le situe plus dans le contexte traditionnel des sciences naturelles que dans celui des sciences mathématiques.