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La double face de la technologie

Aperçu des chapitres

3. Les auras numériques

3.3 L’aura numérique

3.3.4 La double face de la technologie

Il semble que le rôle de la technologie, développé plus haut, est emprunt d’une contradiction : la technologie et la rationalité scientifiques sont principalement responsables de la crise de l’expérience – comment peut-il alors être possible de concevoir un autre versant de la technologie où technicité et expérience individuelle sont en harmonie? Est-ce que le rôle que devrait adopter la technologie pour s’associer à l’imagination d’une pensée idiosyncrasique doit être le contraire de la régularité et la standardisation caractérisant la technologie?

Cette dichotomie du caractère de la technologie est une considération centrale de la recherche développée par Gilbert Simondon dans son texte « Du mode d’existence des objets techniques ». Il argumente que l’opinion générale considère que le degré d’automatisation est un critère décisif pour que la technologie soit parfaite. Par conséquent, une technologie incarnée sous forme de machine a trouvé son état le plus sophistiqué quand elle marche de façon entièrement automatique. Mais selon Simondon ce critère est faux, car il présente une limitation de la vraie capacité de la technologie. Ce qui rend une machine utile dans un sens plus large que la simple utilité dans son application à une seule tâche, est son universalité:

« Or, en fait, l’automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. […] Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. C’est cette marge qui permet à la machine d’être sensible à une information extérieure. […] la machine qui est doué d’une haute technicité est une machine ouverte. »447

Ce que Simondon conçoit avec cette théorie est une sorte d’échange entre la machine et l’être humain. Non seulement, la machine est une expression de l’activité humaine, un « geste humain fixé et cristallisé en structures qui

fonctionnent »448, mais en plus, la sensibilité établie par cette marge d’indétermination permet un échange d’information entre l’individu et la machine. Le rôle de l’être humain est celui d’un organisateur semblable à un chef d’orchestre449 qui dirige son ensemble et le stimule pour arriver à un état de virtuosité, et l’échange entre homme et machine dans ce sens est un procédé créatif d’invention. C’est cette notion de marge d’indétermination qui est importante dans le contexte de notre recherche. Cette ouverture est réalisée à des degrés différents dans les différents types de machines, et elle est le résultat d’un développement évolutif vers une plus grande ouverture. Simondon a construit cette évolution proche de la trajectoire, que j’ai désigné plus haut : pendant que les machines mécaniques étaient capables d’avoir un degré limité d’ouverture, comme par exemple les machines de Babbage, une vraie ouverture est réalisée par la « machine universelle » de Turing. C’est seulement avec l’ordinateur que cette universalité est achevée, qui permet à l’être humain de contrôler de façon créative la largeur de la marge d’indétermination:

« Les machines à calculer modernes ne sont pas des pures automates; ce sont des êtres techniques qui, par-dessus leurs automatismes d’addition (ou de décision par fonctionnement de basculeurs élémentaires), possèdent de très vastes possibilités de commutation des circuits, qui permettent de coder le fonctionnement de la machine en restreignant sa marge d’indétermination. »450

C’est alors en fonction d’une libre recombinaison des éléments représentés dans la structure de la machine, soit par des positions de basculeurs, des charges dans des tubes électroniques ou, plus tard, par des charges dans les semi-conducteurs et leur organisation par l’activité humaine, que cet échange inventif peut se produire.

Utilisant les principes formulés dans la « Théorie mathématique de la communication » de Shannon et Weaver, Simondon formule une distinction entre deux aspects d’information, qui correspondent à la double face de la technologie. Les chercheurs sur la cybernétique ont trouvé, dans toute voie de transmission, qu’il existe un niveau d’énergie de base qui apparaît comme une distraction aléatoire. Ce bruit de fonds – ou

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« brouillard de fonds » comme le dit Simondon451 – se superpose à l’information qui est transmise par cette voie. Si le niveau de bruit est trop élevé, il est difficile de distinguer l’information du bruit. A la différence du bruit, « l’information est alors ce qui possède une régularité, une localisation, un domaine défini, une stéréotypie déterminé par laquelle l’information se distingue de ce hasard pur ».452 C’est par cette régularité que le signal est facilement séparé du bruit de fonds, car les règles sont connues et ainsi permettent l’anticipation de la structure du signal.

Or, dans cette régularité la quantité d’information est en fait réduite, comme l’écrit Shannon, le degré d’entropie est bas, et il n’y pas beaucoup de choix entre les différents messages.453 Le message connu et prédictible n’offre pas beaucoup de valeur d’information justement du fait qu’il est régulier et prédictible. En ce sens, l'irrégularité est la caractéristique du deuxième aspect de l’information :

« Il y a ainsi deux aspects de l’information, qui se distinguent techniquement par les conditions opposées qu’ils nécessitent dans leur transmission. L’information est, en un sens, ce qui apporte une série d’états imprévisibles, nouveaux, ne faisant partie d’aucune suite définissable d’avance. »454

Tandis que Shannon analyse cette opposition dans le caractère de l'information principalement comme un problème technique, l’analyse de Simondon est orientée vers des implications philosophiques. Il identifie l’information comme un événement du hasard, mais elle se distingue du hasard pur par un certain degré de préformation: « L’information est ainsi à mi-chemin entre le hasard pur et la régularité absolue ».455 Cette forme, qui donne une préfiguration spatiale et temporelle à la structure de l’information, n’est pas une information en elle-même, mais la « condition de l’information », et l’information est la variabilité de la forme.456 La marge d’indétermination est essentielle pour que l’information puisse exister dans ces voies de transmission.

L’existence de la marge d’indétermination correspond selon 451 Ibid., p. 134. 452 Ibid., p. 135. 453

SHANNON, Claude, WEAVER, Warren, The mathematical theory of

communication, University of Illinois Press, Urbana, Chicago, 1998, p. 13.

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Simondon, à un nombre de phases critiques qui existent dans des états sans formulations précises, quasiment dans des états de potentialité. C’est cet état de potentialité qui rend la machine sensible à des impulsions de l’extérieur. Par le biais de la réception d’un signal extérieur, ces états critiques peuvent être activés puis « la machine qui peut recevoir une information est celle qui localise temporellement son indétermination à des instants sensibles, riches en possibilités ».457 « Au cours de ce passage du potentiel à l’actuel intervient l’information ».458 Ces états critiques de la machine, les moments où elle se trouve dans un état indéterminé, correspondent à ce que nous avons appelé espace-entre, cette relation de tension qui provoque l’établissement d’une relation. Simondon appelle ce procédé « l’individualisation de la machine »,459 et c’est dans ce procédé qu’il localise la relation entre l’homme et la machine. L’individualisation, l’existence de ces points critiques, est ce qui « justifie la présence de l’homme: »460

« L’homme comprend les machines; il a une fonction à jouer entre les machines plutôt qu’au-dessus des machines, pour qu’il puisse y avoir un véritable ensemble technique. C’est l’homme qui découvre les significations: la signification est le sens que prend un événement par rapport à des formes qui existent déjà; la signification est ce qui fait qu’un événement a valeur d’information. »461

Il s’agit bien d’une sorte de symbiose entre l’homme et la machine dans laquelle la machine adopte la forme d’un réservoir des significations potentielles, inscrites dans des formes et événements existants, qui se réunissent avec l’activité imaginative de l’homme pour former des significations actualisées. Donc, bien que cela ne fût pas encore prévisible pour Simondon, la base de données a incarné cette fonction. Mais dans la théorie de Simondon la complexité de cette relation homme-machine ne s’arrête pas à la relation de l’homme contrôleur et interprète, elle est une relation de quasi équivalence. Dans une inversion de cette relation, Simondon nous dit que – et c’est là où il critique les cybernéticiens du fait 457 Ibid., p. 141. 458 Ibid., p. 143. 459 Ibid., p. 142.

qu’ils n’ont pas pensé la réversibilité de ce procédé462 – l’être humain est essentiellement un transducteur comme la machine.463 Cette équivalence ne doit pas être conçue en terme d’analogie, comme cela se produit dans la littérature cybernétique, mais comme une relation parallèle dans l’activité mentale:

« Entre l’homme qui invente et la machine qui fonctionne existe une relation d’isodynamisme, plus essentielle que celle que les psychologues de la Forme avaient imaginé pour expliquer la perception en la nommant isomorphisme. La relation analogique entre la machine et l’homme n’est pas au niveau des fonctionnements corporels; […] En fait la véritable relation analogique est entre le fonctionnement mental de l’homme et le fonctionnement physique de la machine. Ces deux fonctionnements sont parallèles, non dans la vie courante, mais dans l’invention. Inventer, c’est faire fonctionner sa pensée comme pourra fonctionner une machine, ni selon la causalité, trop fragmentaire, ni selon la finalité, trop unitaire, mais selon le dynamisme du fonctionnement vécu, saisi parce que produit, accompagné dans sa genèse. »464

Le fonctionnement de l’invention et sa relation avec l’imagination a été élaborée plus profondément dans le texte « Imagination et Invention »465 de Simondon. Dans ce texte il critique les positions qui, comme celle de Hume, conçoivent la perception, l’imagination et la mémoire comme des capacités différentes constituant des réalités différentes. Simondon formule la théorie d’un cercle liant ces activités dans un processus continu de développement. Ce processus est, dans sa globalité, impliqué dans la création des images mentales. Il argumente que dans la succession des phases commençant par « l’anticipation, puis au cours de la relation perceptivo-motrice, enfin dans le souvenir, et ultérieurement dans l’invention, existe une activité locale faisant du sujet un véritable générateur de signaux servant à anticiper, puis à recevoir, enfin à conserver et à ‘recycler’ dans l’action les signaux incidents venant 462 Ibid., p. 141. 463 Ibid., p. 143. 464 Ibid., p. 138.

du milieu ».466 Ce cercle de genèse, une fois terminé, repart au début. Le rôle de l’invention dans ce procédé est alors pratiquement le point culminant de la genèse de l’image mentale à faire redémarrer le cercle avec des nouvelles anticipations : « De l’univers de symboles intérieurement organisés, tendant à la saturation, peut surgir l’invention qui est la mise en jeu d’un système dimensionnel plus puissant, capable d’intégrer plus d’images complètes, selon le mode de la compatibilité synergique ».467 Les symboles sont le résultat d’un « échange intense entre le sujet et une situation ».468 Ils sont alors une sorte de sublimation de l’expérience où les images perçues se joignent aux réponses émotionnelles. Simondon les caractérise comme « image-souvenir […], comme un fragment de la réalité de la situation ».469 Comparant ce procédé de genèse avec la théorie de la transmission des informations dans la relation entre l’homme et la machine, nous trouvons un parallélisme apparent entre les deux. On retrouve à peu près les mêmes étapes : l’anticipation correspond à une préformation sous laquelle les signaux incidents, sont perçus. Cette anticipation alors permet le ‘décodage’ des perceptions reçues du milieu, ce qui correspond à la transmission des signaux incidents. En intégrant les perceptions dans le procédé de la genèse de l’image mentale, Simondon met l’accent sur le décodage et l’assimilation des stimulations reçues par les nerfs en forme de représentations intérieures. Ces représentations, une fois que les stimulations ne sont plus reçues, deviennent des images-souvenirs, des images stockées en mémoire résultant d’une intégration des perceptions et des résonances affectivo-émotives activées par les perceptions. Les images-souvenirs peuvent être stockées, soit par des symboles intérieurs, soit par des concrétisations externes, comme par exemple des objets symboliques ou des constellations d’une machine. Finalement, comme la dernière partie de ce procédé, nous trouvons dans l’invention le correspondant de l’échange entre machine et homme. L’invention qui se concrétise sous forme de machine – qui était le thème principal de l’analyse du texte « Du mode d’existence des objets techniques » – n’est qu’une forme de concrétisation. D’autres formes peuvent être des

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Ibid., p. 4 (accentuations dans l’original).

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matérialisations « sous forme de dessin, de statues, de monuments, de vêtements, d’outils et des machines, et aussi des tournures de langage, de formule comme les proverbes qui sont de véritables images verbales ».470 Selon Simondon, la concrétisation de l’activité de l’invention en un objet externe, détaché du sujet, est la forme la plus parfaite471, car elle permet de nouveau une perception et donc une relance du procédé évolutif. En ce sens, tout objet, en tant qu’élément réel, possède la possibilité potentielle d’être réincorporé dans un autre procédé d’invention.

Ce que prépare Simondon dans cette intégration des procédés imaginatifs et inventifs en un seul procédé, est la tendance à une externalisation de l’image mentale qui existe déjà dans les états précèdant la matérialisation concrète. Il conçoit la possibilité d’une image extérieure qui, comme une apparition envahie le sujet. Cette image « n’est pas non plus du réel vulgaire et quotidien, mais a une charge de présage; elle révèle, manifeste, déclare, au-dessus de l’ordre des réalités quotidiennes; elle est du numineux, à mi-chemin entre l’objet et le subjectif ».472 Ces images viennent au sujet, elles ne sont pas recherchées. Comme dans la théorie des objets techniques, Simondon voit ces images comme existant dans un état d’indétermination qui pourrait être comparé aux vapeurs ou aux nuages, des images pas entièrement concrétisées et en mouvement.473 Dans des situations où le bruit de fonds n’est pas trop élevé, c’est-à-dire quand l’âme ne reçoit pas d’autres impressions plus fortes, notamment comme dans les rêves, ces images peuvent émouvoir l’âme. Une réceptivité similaire existe dans les moments de crise.

« Les simulacres émis jadis par des objets ayant cessé d’exister peuvent se conserver et s’unir les uns aux autres selon les hasards de leurs courses vagabondes; comme des toiles d’araignée ou des feuilles d’or, ils se soudent les uns aux autres, créant des Centaures, des Cerbères, des Scyllas […]. Les simulacres qui produisent les rêves existent réellement, bien que les êtres dont ils sont issus aient disparu. »474

Ces images sont des échantillons de la vie, qui créent des superpositions 470 Ibid., p. 18. 471 Ibid., p. 164. 472 Ibid., p. 8.

avec les perceptions et forment une sorte d’organisme imaginatif qui a une relative indépendance par rapport au sujet.475 Comme dans le cas de la photographie, les images souvenirs ont une position extérieure au sujet. Ils existent indépendamment du sujet, dont l’activité joint des traces de son expérience, avec ses mémoires et ses perceptions et les intègre dans un tissu imaginatif. Alors il est bien imaginable que les images-souvenirs peuvent être des représentations numériques.