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La mémoire comme support d’inscription

Aperçu des chapitres

2. La base de données comme outil cognitif

2.3 Mémoire et algorithmes dans la psychologie

2.3.1 La mémoire comme support d’inscription

Les concepts de la mémoire ont changé fondamentalement au début du vingtième siècle lorsque les idées plutôt inspirées des réflexions philosophiques ont été remplacées par une analyse correspondant aux idéaux scientifiques. Pendant longtemps, la mémoire a été conçue comme une narration cohérente du passé, un modèle qui est supplanté par des représentations sous forme de signes isolés. Cette transformation est caractérisée par Friedrich Kittler, comme étant la substitution d’une représentation organique du passé dans une « structure psychologique et historique continue »198 par une « topologie des signifiants »199.

La notion d’accumulation de signifiants a par exemple été utilisée par le psychologue Hermann Ebbinghaus pour développer une méthodologie scientifique de recherche sur la mémoire. Il a passé plusieurs années à faire des expériences sur lui-même dans le but de quantifier la capacité de la mémoire. Il s’agissait de trouver une méthode exacte qui permettrait de voir d’une façon objective les procédés internes de l’appareil psychique:

« Dans le domaine des phénomènes mentaux, l’expérience et la mesure ont jusqu’ici été principalement limitées à la question de la perception sensorielle et aux relations temporelles entre les processus mentaux. Avec les expériences qui vont suivre, j’ai essayé de pousser la connaissance provisoire de l’esprit plus avant en soumettant à un traitement expérimental et quantificatif les manifestations de la mémoire. »200

198

KITTLER, Friedrich, Aufschreibesysteme 1800 - 1900, Wilhelm Fink Verlag, München, 1985/2003, p. 230. Original : «ein kontinuierliches, also psychologisches oder historisches Erzählen » (Traduction AK).

Pendant les années 1879 et 1880, et puis entre 1883 et 1884, Ebbinghaus a appris des colonnes de lettres par cœur et comptait combien il était capable d’en reproduire après une durée précise. De cette manière, il lui était possible de trouver un chiffre exact représentant la capacité mnésique du cerveau. Pour éviter toute influence des aides mnémotechniques telles que l’association, il a pris soin d’éviter toute trace de signification dans la génération des colonnes de lettres. Les lettres étaient le résultat d’un calcul produisant toutes les combinaisons possibles de syllabes consistant en trois lettres. Les syllabes avaient une voyelle au milieu pour assurer que le résultat serait prononçable. La combinaison était aléatoire et une règle faisait en sorte qu’il n’y avait pas trop de répétitions. Toute ressemblance avec des mots existants ou des associations possibles était évitée dans ce procédé, mais il y avait toujours une ressemblance avec le schéma structurel de la langue, ce qui consiste en une prédisposition des muscles pour produire certains phénomènes sonores.201 La description de Kittler décrit la méthode d’Ebbinghaus comme étant une référence aux traitement de données par l’ordinateur : « les permutations des permutations coupent toute référence à la nature. Les syllabes sans sens […] constituent des médias dans le sens moderne : des ensembles du matériel produit par un générateur aléatoire qui forment des complexes individuels par sélection. »202

Figure 13. Courbes d’apprentissage de différentes séries de symboles par Hermann Ebbinghaus (1885)

201

Ibid., p. 32.

202

Idem., KITTLER, 1985/2003, p. 254. Original : « Permutationen von

La réussite d’Ebbinghaus a été d'établir un contrôle sur le matériel avec lequel la mémoire est enregistrée, ce qui permet une quantification exacte de la capacité de reproduction en comparant le « input » avec le « output ». Cela lui permettait de tracer des courbes d’oubli et des courbes d’apprentissage. D’autres scientifiques ont également essayé d’analyser la capacité de reproduction, mais sans avoir le contrôle sur l’original et la reproduction. Leurs résultats restaient toujours vagues.203 Ce qui se prépare dans les recherches d’Ebbinghaus est la base d’une mathématisation de la psychologie et une préférence pour l’algorithme, qui sera adoptée plus tard, par exemple, par Jacques Lacan pour ses théories de l’inconscient.

2.3.2 « Wunderblock » – le cerveau comme support de stockage

Une autre réflexion autour de la capacité et des problèmes de mémoire se trouve dans le texte de Sigmund Freud « Notiz über den Wunderblock » (« Note sur le bloc-notes magique »)204. Au début de cette note, Freud fait une remarque sur l’imperfection de la mémoire constatant que nos souvenirs ne restent pas inaltérés pendant une longue durée. Il considère pour cela que, pour assister nos capacités physiques, nous utilisons des aides mémoires, qui deviennent des extensions de notre physique. Par exemple un bloc-notes peut devenir une extension de notre mémoire physique.205 Mais comparées aux aides que nous avons construites pour assister d’autres capacités physiques, comme par exemple notre sens visuel ou auditif, les aides mémoires ne peuvent pas satisfaire toutes les exigences de la mémoire. La mémoire doit toujours être ouverte à de nouvelles impressions, et en même temps, elle doit pouvoir garder des impressions sur une longue durée – une caractéristique que les aides

203

SCHACTER, Daniel L., « Memory Distortion : History and Current Status », in Schacter, Daniel L. (dir.), Memory Distortion, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1995.

204

FREUD, Sigmund, « Notiz über den Wunderblock », in Internationale Zeitschrift

mémoires ne sont pas capables d’assurer. Soit – comme dans l’exemple du bloc-notes – elles peuvent garder des inscriptions persistantes mais elles sont facilement épuisées par la quantité d’informations à traiter et ne peuvent plus recevoir de nouvelles inscriptions. Soit – comme dans l’exemple d’une ardoise – elles sont capables de recevoir des inscriptions de façon illimitée en effaçant régulièrement les inscriptions précédentes, mais par conséquent ne peuvent pas garder ces inscriptions sur une longue durée. Selon Freud, il n’était pas possible de construire un support technique qui pouvait imiter les capacités de la mémoire humaine.206 Freud écrit la note à l’occasion de l’invention du dit « Wunderblock », le bloc- notes magique, un outil qui possède des capacités pour répondre à ces deux exigences. Le bloc-notes magique, qui a généralement été considéré plutôt comme un jouet, sert à Freud comme une allégorie pour une réflexion sur la mémoire humaine et son fonctionnement.

Le « Wunderblock » consiste en trois éléments, une couche de cire foncée, un papier translucide qui reste sur cette couche, et au-dessus une feuille de celluloïd. Les inscriptions sont effectuées en grattant avec un instrument pointu sur la surface de celluloïd. Cette action fait que le papier translucide colle sur la couche de cire et de cette manière révèle l’écriture. En soulevant le papier, le contact entre papier et cire est interrompu, l’écriture disparaît et l’outil est réceptif de nouveau pour de nouvelles inscriptions. Mais à la différence de l’ardoise, les traces de toutes les inscriptions restent gravées dans la couche de cire et, éclairées de la bonne façon, restent toujours lisibles. Ces traces sont superposées et de plus en plus se confondent lorsque de nouvelles inscriptions sont ajoutées. Ce procédé ressemble aux effets de la distorsion de la mémoire qu’ Ebbinghaus avait également observé.

Les différents éléments du « Wunderblock » servent à Freud pour expliquer le complexe de plusieurs organes qui coopèrent afin de réaliser notre mémoire :

« […] l’hypothèse selon laquelle il fallait répartir cette capacité inhabituelle entre ce que deux systèmes différents (deux organes de l’appareil psychique) savent réaliser. Ainsi nous posséderions un système Pcs-Cs (préconscient-conscient), qui est le récepteur des

perceptions, mais qui n’en conserve aucune trace durable, de sorte que, face à toute perception nouvelle, il eut se comporter comme une feuille vierge. Les traces durables laissées par les excitations qui ont été reçues auraient donc été formées dans des « systèmes de remémoration » situés derrière lui. »207

Le schéma de fonctionnement physique est précisément reproduit dans les éléments du bloc-notes magique. La feuille en celluloïd est une couche protectrice contre les stimulations extérieures qui réduit la force des excitations à une mesure acceptable avant de les transmettre à la surface réceptive du système Pcs-Cs. Ce système est représenté par le papier translucide, qui révèle les inscriptions des stimulations extérieures et en garde une trace transitoire. Les traces de mémoire durables sont stockées dans la couche de cire qui correspond à l’inconscient.208 Dans l’inconscient les impressions des stimulations sont enregistrées mais y restent sans représentation perceptible.

Freud imagine que ce procédé d’effacement se produit sur un rythme rapide et régulier de phases « perceptives », où le système peut recevoir des stimulations de l’extérieur, et des phases « imperceptives ». Ce rythme détermine d’une manière fondamentale notre capacité perceptuelle et notre appareil psychique :

« Ce serait alors comme si l’inconscient, par le moyen du système Pcs- Cs, étendait vers le monde extérieur des antennes, qui sont rapidement rétractées après qu’elles y ont effectué, face aux excitations rencontrées, une sorte de dégustation. Ainsi, les interruptions qui, dans le cas du bloc-notes magique, proviennent de l’extérieur, je les faisais résulter du caractère discontinu du flux d’innervation, et on trouvait dans mon hypothèse, à la place d’une rupture de contact effective, l’inexcitabilité, intervenant périodiquement, du système perceptif. J’ai en outre supposé que ce mode de travail discontinu du système Pcs-Cs était à la base de la façon dont a pris naissance la représentation du temps. »209

207

FREUD, Sigmund, Huit études sur la mémoire et ses troubles, Gallimard, Paris, 2010, p. 138.

La conception du bloc-notes magique nous présente l’appareil psychique comme une sorte de palimpseste où les inscriptions s’entassent et se superposent. Cette notion nous fournit un cadre pour réfléchir, non seulement sur le stockage à long terme, mais aussi sur la mise en relation des données stockées. Freud imagine le support de stockage comme une surface où les inscriptions du vécu se superposent et se fondent de façon à ce qu’il ne soit plus possible de les séparer. Dans ce sens, le bloc-notes magique est traité plus comme métaphore pour un système de stockage que pour un système de mise en relation des données, alors que la superposition des différentes inscriptions est ostensiblement une forme de mise en relation.