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Synthèse intermédiaire : une génération transnationale

Vers une enfance transnationale

2.  La cause transnationale de l’enfance

2.3.  Synthèse intermédiaire : une génération transnationale

Au sortir de la Première Guerre mondiale, ce sont non seulement d’autres acteurs qui traitent des questions liées à l’enfance de manière transnationale (Droux, 2012), mais également des problématiques différentes auxquelles ils entreprennent de consacrer leur attention. Des centaines de milliers d’enfants évoluent dans des situations difficiles et restent privés de l’enfance que la société tentait de leur réserver avant le déclenchement du conflit. Ce sont plus d’un million d’écoliers-étudiants allemands qui quittent les bancs de l’école pour aller travailler les champs (Marten, 2012). En Grande-Bretagne, 600 000 enfants reçoivent des autorisations officielles les dispensant de se rendre à l’école pour qu’ils puissent travailler et de nombreux autres suivent le chemin de l’industrie de manière illégale. Quant à la France, 133 000 enfants sont employés dans les fabriques d’armes en 1918, soit 10 % de la totalité des travailleurs dans le domaine. Au niveau national, Zahra (2006) montre que les États qui ont participé aux hostilités assument de nouvelles responsabilités sociales, ce qui a pour conséquence de reconfigurer les relations qu’ils entretiennent avec les familles et les enfants.

La question de l’éducation et de la protection des enfants, déjà massivement internationalisée avant la guerre, devient une problématique transnationale dans le contexte des années 20. Comme le suggère Green (2011), le préfixe « inter » se différencie du préfixe « trans ». Le premier évoque ce qui se développe entre les États, en construisant à partir des cadres nationaux, et le second se réfère à une dimension supplémentaire, qui permet de transcender les frontières étatiques.

71 Comme le relève Droux (à paraître-a), l’organisation est, dans un premier temps, fondée sous le nom de Comité international de secours aux enfants. Pour des raisons discutées dans la Partie II de ce travail, ce comité doit rapidement se définir comme un comité national.

Au sortir de la Grande Guerre, ce saut qualitatif est observé dans de nombreux domaines. La référence au cadre national n’est plus prioritaire. Confrontés aux faiblesses de leurs systèmes d’éducation respectifs et à l’échec relatif de la mise en œuvre des lois pour limiter le travail des enfants, les États œuvrent afin de trouver des solutions communes, qui dépassent les cadres étatiques et ne sont plus nécessairement destinées à être renationalisées. Il en va de même pour la problématique des jeunes qui vagabondent ou sont contraints de chaparder leur nourriture en raison du rationnement ou par habitude (voir Zahra, 2006).

La fin de la guerre soulève aussi des problèmes relatifs aux enfants apatrides ou réfugiés, installant la problématique bien au-delà des frontières législatives nationales.

D’autant plus que le brouillage momentané des frontières officielles, remplacées par des lignes de combat qui ont déplacé certaines familles ou permis la formation de couples mixtes, bien souvent en union libre, induit une perturbation pour définir qui sont, à l’heure de la paix, les enfants de la nation. Le mode de fonctionnement impliquant que l’État soit responsable, au nom de leurs parents, des enfants de la nation est remis en cause. Ceux-ci deviennent en quelque sorte les enfants du monde.

La difficulté dans laquelle se trouvent les États face aux attentes des parents qui demandent du soutien est également importante (Zahra, 2006). Marten (2012) suggère que la guerre amène les enfants à « transcender les limites ordinaires que la société leur impose »72 (p. 151) et au sortir de la guerre, la communauté internationale tente de redéfinir la question de l’enfance.

La dimension transnationale de la cause de l’enfance prend un sens nouveau dans les contextes chaotiques des fins de conflits armés. Leur combinaison permet la création d’une génération transnationale, une fois la période de crise surmontée.

Les entreprises d’organisation de l’enfance, sujettes à de nombreux échanges avant la guerre, participent à une démarche commune à la fin du conflit. Or, la volonté partagée de secourir les enfants de populations décimées ne suffit pas à fonder durablement une idéologie commune autour d’une enfance transcendant les frontières nationales. Au cœur de la reconstruction de certains États d’Europe centrale par exemple, les nationalismes exacerbés provoquent parfois des attitudes exclusives à l’encontre des enfants (Zahra, 2006). Ce sont les idéaux de pacifisme et de justice sociale, dont la puissance est maximale après l’armistice, combinés aux espoirs placés dans l’éducation de la génération montante pour éviter les erreurs de celle qui l’a précédée, qui nourrissent cette cause ne pouvant être définie autrement que transnationale. Les problèmes deviennent communs. Du familial au politique, du local au global, l’enfance transnationale est un produit construit dans et par les échanges, les flux et les circulations.

Au nom d’une humanité commune, l’enfant devient le réceptacle universel et intergénérationnel des espoirs des peuples pacifiés. Il est considéré comme un

72 Notre traduction de : « transcended the typical limitations placed on them by society ».

enfant avant d’être un citoyen. Tout au plus, il est considéré comme un citoyen universel et politiquement neutre (voir Marshall, 2008-a). Une telle affirmation a deux implications. D’une part, s’il n’est pas encore un citoyen, l’enfant a le droit d’être protégé des conflits et des problèmes d’adultes. D’autre part, si les adultes parviennent à préserver son enfance et garantir une éducation à la paix et à l’intercompréhension entre les peuples, il peut potentiellement limiter les éclats de violence futurs.

Standardiser les conditions pour promouvoir l’idéal d’une enfance transnationale qui se développe, pour paraphraser Saunier (2004), à la fois entre les États et au-dessus et au-delà de ceux-ci, devient un impératif dans le premier xxe siècle. Préciser les droits de cette génération transnationale est un puissant levier d’action.

de la Partie I

L

a première partie de notre recherche vise à historiciser le processus de genèse et d’institutionnalisation des droits de l’enfant, en identifiant les différentes constructions sociolégales de l’enfance, selon les périodes et les cultures. L’objectif est également de capturer les mutations des droits de l’enfant avant qu’ils soient définis par un traité de droit international. Dans le souci d’éviter toute interprétation fondée sur une compréhension actuelle de l’enfance ou des droits de l’enfant, les principales évolutions et révolutions définies comme telles par les historiens sont articulées au regard de notre problématique.

Analyser la construction historique d’une catégorie sociolégale nous permet de déceler plusieurs mouvements dans l’institutionnalisation de l’enfance ou des problématiques qui s’y rattachent, d’un point de vue juridique, académique et éducatif. Ces mouvements peuvent soutenir la construction d’un concept historique au sens de Veyne (1971), soit un ensemble de caractéristiques connu (de sens commun ou produit savant) qui n’a pas de limites précises et qui permet de décrire ou de désigner un élément.

Les droits de l’enfant changent et évoluent. Comme d’autres concepts historiques, ils « ne comportent pas d’invariant qui serait le support de leur identité à travers les changements », autrement dit « il n’existe pas de noyau définissable qui serait l’essence » des droits de l’enfant  (Veyne, 1971 p.  187). Ce sont leurs formes conventionnelles qui retiennent notre attention pour la suite de la recherche, postulant qu’un concept « droits de l’enfant » les précède, s’en rapproche et s’en détache de manière continuelle dans un processus de métamorphoses successives. Dans cette optique et sur la base de la revue de la littérature, nous retenons plusieurs éléments descriptifs – Veyne les nomme des « mots pour dire comment étaient les choses » (1971, p. 190) – de ce qu’ont pu être l’enfance et ses droits, avant l’avènement de traités internationaux les définissant.

Les travaux d’historiens mobilisés montrent que le statut sociolégal de l’enfant connaît au fil des siècles une évolution notable. Malgré tout, celle-ci reste parfois opaque ou du moins peu documentée. L’enfant est invariablement maintenu dans un rapport de subordination, entièrement dépendant de sa famille ou des adultes qui en ont la responsabilité légale. Il est considéré comme un « non-objet » ou un simple objet du droit dans les civilisations classiques, amalgamé à la sphère familiale, laquelle assume la totalité des obligations relatives à son éducation. Il devient ensuite un objet de protection sous l’influence des religions, et par la plume des législateurs. Le fait d’établir des normes protectionnelles entrave parfois les fonctions et responsabilités éducatives des parents. D’un point de vue sociolégal, l’enfant gagne au fil des siècles en visibilité. Les multiples (re) définitions du statut de l’enfant (en qualité d’héritier, d’orphelin, d’être vulnérable à protéger) en témoignent.

La condamnation de l’infanticide investit l’enfant en qualité d’être humain à part entière. Ce faisant, une nouvelle catégorie d’individus, antérieurement amalgamée à celle des « non-citoyens », est intégrée aux débats juridiques. Or, jusqu’à la révolution industrielle, les enfants continuent de se fondre socialement dans des unités autres que celle de l’enfance. Les catégories sociales plus larges – celles de la famille, du clergé, des travailleurs – demeurent ainsi plus révélatrices pour comprendre leurs réalités. Ce n’est qu’à partir des années 1830 et l’adoption des premières législations sur le travail des jeunes que les enfants sont catégorisés à part de manière systématique. Une catégorie sociale particulière (l’enfance) est progressivement constituée, en vertu de laquelle des droits spéciaux leur sont conférés, tels que le droit d’être soumis à un nombre d’heures de travail inférieur à l’arrangement trouvé pour les ouvriers adultes, celui de bénéficier de conditions d’emploi adaptées à leurs conditions physiques et psychologiques, et peu à peu celui d’être scolarisé. Quels que soient leur sexe ou leurs origines sociales, tous les enfants ont désormais droit à une « enfance », concept qui est petit à petit défini sur les plans juridique, social et éducatif.

La définition de l’enfance ne peut pas toujours être qualifiée d’universelle, car les décisions relatives à celle-ci sont principalement traitées aux niveaux locaux et nationaux. Comme l’écrit Niget (2003) :

« Protéger et éduquer l’enfant pour renforcer l’identité et la puissance nationale, pour enraciner la démocratie, pour asseoir l’économie sur un contingent de travailleurs compétents et disciplinés, tels sont les enjeux réels des politiques de la jeunesse et familiales. » (p. 135)

Une définition commune de l’enfance est cependant progressivement coconstruite au travers des réseaux internationaux de philanthropes et de scientifiques dont il est question plus haut. Les réseaux diffusent l’idéologie de l’enfance décrite par Cunningham (2005) et produisent des connaissances pratiques et scientifiques à son sujet. Ces connaissances présentent un caractère transnational dans la manière dont elles sont co-élaborées et diffusées. Cette particularité est renforcée par les conséquences de la Première Guerre mondiale sur les enfants et la gestion des États.

L’enfant comme individu émerge socialement et engendre une multitude de réflexions à son sujet : comment assurer son intérêt supérieur ? De quelle(s) façon(s) peut-il être éduqué pour maximiser son potentiel ? Comment protéger son intégrité physique ? L’individualité de l’enfant permet de le comparer aux autres membres de la même catégorie. Cette démarche a une double issue : discriminante d’un côté et réparatrice d’inégalités de l’autre. Elle permet surtout, et c’est l’élément que nous retenons pour la suite de ce travail, d’envisager les droits d’un individu, alors qu’une catégorie sociale peut au mieux être au bénéfice de conditions particulières, au bon vouloir des personnes chargées de les mettre en œuvre. L’évolution introduit l’enfant comme individu social – à défaut d’être un acteur social – sur l’échiquier politique national puis international du xxe siècle.

La mise en place d’institutions spécialisées représente une trace tangible des conditions prévues et garanties pour les enfants, en qualité d’individus. Il s’agit aussi d’un moyen d’organiser le déroulement de l’enfance selon des standards communs, tout en assumant des ambitions qui concernent l’ensemble de la population.

Heywood (2010) affirme que les institutions spécialisées marquent une séparation de plus en plus visible entre le monde des adultes et celui des enfants. Cet aspect nous intéresse particulièrement, non pas en raison du fait qu’il souligne le caractère construit et potentiellement normatif de ces institutions, comme le font plusieurs auteurs (voir Hendrick, 1997-a ; Heywood, 2001, James et al., 1998). La démarcation du monde de l’enfance ouvre, selon nous, un univers de possibles pour les différents acteurs, qui sont désormais légitimés à entreprendre des démarches au nom d’une catégorie sociale reconnue et au nom du progrès de l’humanité. Cela les oblige à conceptualiser leurs actions de manière savante lorsque des données scientifiques sont disponibles.

Finalement, les enfants se trouvent être les détenteurs d’un droit à une enfance. Ce fait engendre un renversement de situation. La reconnaissance d’un droit nécessite l’identification d’un débiteur ou d’un détenteur d’obligations. Les parents et la famille sont les premiers en lice, mais les États sont progressivement introduits dans ce qui devient une « quadrangulation » inédite. Celle-ci implique un repositionnement des acteurs non étatiques (charité, philanthropes, etc.). Des formes collaboratives inédites sont aussi à inventer. Cette nouvelle configuration, précipitée par un conflit armé dont l’impact sur la vie des civils a été relevé plus haut, implique que les droits et les obligations de chacun s’en trouvent redéfinis. Comme l’écrit Zahra (2006) :

« De même, les parents ne jouissent plus des “droits” illimités pour éduquer ou diriger leurs enfants à leur guise. À l’inverse, ils bénéficient du “droit” à une éducation nationale pour leurs enfants, et à certains services sociaux fournis par la communauté nationale. »73 (p. 1389)

73 Notre traduction de : « By the same token, parents no longer enjoyed unlimited “rights” to educate or govern their children as they pleased. They rather enjoyed the “right” to a national education for their children, and to certain social services also provided by the national community ».

Les responsabilités de l’État, de la communauté, des parents et parfois des enfants (dimension transformative de la guerre) sont clarifiées. Sortir ces éléments de relations duelles implique pour les acteurs de devoir réfléchir de manière systémique.

Les droits des uns et des autres ne sont pas construits comme pouvant être brandis face à un unique débiteur. Les responsabilités de chacun ne sont pas non plus à assumer de manière unidirectionnelle. Dès lors, il devient possible d’envisager l’enfant comme détenteur de droits qui doivent être garantis et respectés par un ensemble de réseaux, d’acteurs et d’individus, parmi lesquels figurent l’État, les parents, les professionnels et spécialistes, ainsi que la communauté, le tout formant un système d’interdépendance. Loin de distiller les responsabilités, cette situation les renforce. L’État s’engage progressivement vis-à-vis des parents et des enfants. Les philanthropes le soutiennent, les parents peuvent être remis à l’ordre s’ils n’assument pas leurs responsabilités et les enfants sont placés au cœur du système.

Genèse et circulation des traités

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