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Vers une enfance transnationale

1.  L’enfance : un temps consacré à l’apprentissage

1.1.  Scolarisation des masses

Les historiens de l’éducation mettent en évidence le fait que, jusqu’au xixe siècle, seuls les enfants issus de familles aisées ont le loisir de se consacrer pleinement à l’instruction. Dans les classes populaires, les enfants fréquentent l’école publique ou religieuse de manière occasionnelle, durant les mois d’hiver et lorsque le travail se fait rare. Les familles qui en ont les moyens inscrivent leurs enfants dans des écoles (semi-) privées ou s’offrent les services d’un percepteur. Comme le montrent Chartier, Julia et Compère (1976), Hofstetter (1998), Müller, Ringer et Simon (1987) ou plus récemment Chapoulie (2010), jusque dans les premières décennies de l’Europe du xixe siècle, l’école, laissée aux initiatives individuelles ou aux autorités religieuses, est marquée par les divisions sociales, politiques et confessionnelles. Ces auteurs soulignent que l’introduction de lois rendant la scolarité obligatoire ne modifie pas immédiatement cet état de fait47. L’école publique reste l’apanage des pauvres

47 Chartier (2008) rappelle que l’Allemagne est fréquemment citée comme « le premier pays d’Europe à avoir rendu l’école obligatoire (en 1736 en Prusse, en 1764 en Saxe, en 1802 en Bavière) » (p. 105).

Pourtant, Müller (1987) retient la Régulation de 1763 pour le cas de la Prusse, en raison de l’impact qu’elle a sur le système scolaire. Cette différence est illustrative de la distinction à faire entre le processus à l’origine de l’émergence d’un système scolaire et la structure systématique atteinte à un moment donné. Dans cette lignée, Chapoulie identifie la loi Guizot de 1833 comme la définition d’un « cadre national durablement stable » de l’enseignement pour les masses populaires en France (2010, p. 39). Plus que de retenir des dates d’adoption de législations dont l’impact sur les pratiques réelles est discutable, il importe de considérer la période comme significative pour l’établissement de systèmes scolaires. L’Angleterre est connue pour fermer la marche des pays industrialisés en la matière (voir Simon, 1987).

(comme son nom l’indique parfois en Prusse : Armenschulen). Elle sert de solution de garde pour les familles dont les parents travaillent. L’enseignement qui y est dispensé porte davantage sur l’éducation morale et religieuse que sur l’acquisition de compétences en lecture ou en calcul. Les forts taux d’analphabétisme enregistrés dans toute l’Europe jusque dans la seconde moitié du xixe siècle en témoignent48. Comme l’écrit Prost : « Il s’agit d’une éducation totale de l’homme chrétien, et non d’abord d’instruction » (1977, p. 39).

Cet état de fait évolue cependant considérablement durant la première moitié du xixe siècle. À des rythmes propres à chaque pays, l’ambition de contrôle sur l’enfance, la jeunesse et les familles, est progressivement conjuguée aux enjeux d’ordre socioéconomique. Les changements engendrés par l’industrialisation et la diversification des occupations professionnelles qui en découlent induisent la nécessité de réformer le système de l’instruction  (Simon, 1987). De nouvelles catégories sociales et professions émergent : au sein de la classe ouvrière, les ouvriers qualifiés se distinguent de ceux qui ne le sont pas, la bourgeoisie marchande et commerciale cohabite désormais avec celle industrielle, de même les classes moyennes traditionnelles (artisans, petits commerçants) sont densifiées par l’apparition progressive de fonctions intermédiaires (fonctionnaires, employés, etc.)49. Cette complexité naissante renforce le besoin de proposer des cursus éducatifs adaptés à tout un chacun : la stabilité sociale en dépend. La création d’écoles secondaires accessibles selon l’origine sociale est une réponse cohérente apportée à la nécessité de garantir l’organisation sociale en maintenant les individus dans des sous-systèmes clos (Müller et al., 1987). Comme mentionné plus haut (cf. Chapitre 1, 2.1), cette idée est basée sur la supposition implicite que seule l’éducation est en mesure de prévenir la reproduction incontrôlée des classes ouvrières, immorales et dangereuses (voir aussi Hofstetter, 2012-a). Prost (1977) le souligne, les parents ne sont pas considérés comme aptes à assurer le niveau requis pour une telle visée. L’État enseignant50 est avant tout perçu par les élites du xixe comme un « garant de l’ordre social » (Chanet, 2005, p. 17).

Plusieurs auteurs retiennent principalement la dimension de contrôle social pour expliquer la généralisation galopante de la scolarisation des masses. L’État étend

48 Les statistiques pour établir ces taux sont tout à fait hétérogènes et difficilement comparables. Dans leur analyse globale des taux d’analphabétisme en Europe entre 1850 et 1900, Becchi et Julia (1998) estiment le pourcentage d’analphabètes à 69 % en 1871 en Italie, à 40/45 % en 1851 en France, à 33 % des hommes et 50 % des femmes en 1840 en Grande-Bretagne et à 10 % des hommes et 15 % des femmes en 1871, en Prusse. Il s’agit toutefois d’user de prudence dans la convocation de statistiques scolaires, comme le préconise Luc (1986) dans son article au titre évocateur : « Du bon usage des statistiques de l’enseignement primaire aux xixe et xxe siècles ».

49 Sans ouvrir le débat entre nominalisme et réalisme, nous admettons ici que les sociétés proto- et post-industrielles ne présentent pas la même organisation sociale.

50 L’État enseignant est ici utilisé au sens proposé par Hofstetter (1998), à savoir le rôle d’intervention assumé par l’État dans le courant du xixe siècle occidental pour la fondation d’une école publique de la démocratie, organisée selon les principes de gratuité, de laïcité et d’obligation.

ses ambitions protectionnelles, hygiéniques et éducatives sur l’entier de la population enfantine (voir Becchi et Julia, 1998 ; Heywood, 2001 ; Lohmann et Mayer, 2009 ; Van Drenth et Myers, 2011). L’ampleur des investissements budgétaires (tant du secteur public que privé) pour l’organisation de la scolarisation des masses témoigne de la conviction profonde de son bien-fondé et de sa nécessité. Les objectifs politiques, les contraintes socioéconomiques et la construction de l’État-nation sont autant de facteurs qui permettent de les justifier (voir Meyer, Ramirez et Nuhoḡlu, 1992).

Une société avancée a autant besoin de bras que de cerveaux et la complexité grandissante de l’industrie requiert des ouvriers instruits. Une société éducatrice ne peut être que supérieure à une société qui assujettit ses membres à l’ignorance. Une préoccupation éducative nourrie par le souci de transmettre des contenus culturels plus riches émerge peu à peu. L’instruction publique est désormais perçue comme possible, salvatrice et la condition de la liberté des individus-citoyens. À l’inverse de l’idée d’une éducation dispensée pour le salut de l’âme, visée principale de l’éducation religieuse dans les sociétés proto-industrielles, l’instruction publique et démocratisée est conçue comme la voie du progrès51 garantissant le salut de l’espèce humaine. La démocratie égalitaire et le suffrage universel, impliquant que chacun soit appelé à voter52, soulèvent la question de civiliser la population afin qu’elle soit en mesure d’exercer les droits et les devoirs liés à la citoyenneté (voir Chanet, 2005). Hofstetter (2012-a) précise qu’assumer ces fonctions induit la nécessité que les individus aient intégré la notion de bien public. L’école devient dès lors le lieu privilégié où il est possible d’intérioriser les règles du consensus national et social.

« S’impose [alors] une nouvelle conception de l’enfance : dans l’enfant, on voit le futur citoyen détenant une parcelle de souveraineté, celui sur qui repose le devenir de la nation » (Hofstetter, 2012-a, p. 33).

L’éducation à la démocratie égalitaire est porteuse de l’autonomie du citoyen et de sa liberté par l’accès au savoir universel ainsi que par sa capacité à délibérer et décider (voir Chanet, 2005 ; Hofstetter, 1998). L’école publique forme de futurs citoyens éclairés. L’instruction publique pour tous, et pour les classes populaires en particulier, repose sur le principe de la perfectibilité de l’homme hérité des lumières.

Hameline (2000) souligne que la prise en compte du potentiel inconnu de chaque individu, qui s’actualisera au cours de son existence et qui est compris comme un générateur de nouveauté, est un préalable nécessaire à l’entreprise éducative.

L’éducabilité de tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales ou leurs limites intellectuelles ou physiques, est à la fois capital et possible. Comme le font remarquer Becchi et Julia (1998) :

51 Ottavi (2009) souligne le caractère polysémique du terme progrès tel qu’il est mobilisé dans les théories de l’éducation. Nous abordons cette question dans la troisième partie de ce travail.

52 C’est le principe d’universalité qui nous intéresse ici et non pas le fait que le suffrage soit dans un premier temps réservé aux hommes de race blanche ou aux citoyens. Comme le signale Hofstetter (2012-a), bien que les filles soient exclues du droit de suffrage, elles sont incessamment intégrées dans le vaste processus de scolarisation que connaît l’Occident du xixe siècle.

« Derrière toutes ces nouveautés, il y a des conceptions variées de l’enfance, mais toujours la préoccupation de ne pas laisser en friche ses potentialités culturelles et sociales, l’idée que l’enfant a de multiples compétences dont le développement ne saurait être laissé au hasard ou négligé. » (p. 193)

La réflexion pédagogique s’intéresse, quant à elle, à ménager la nature de l’enfant (Hofstetter et Schneuwly, 2009 ; Magnin et Hofstetter, 2006 ; voir aussi Ottavi, 2009). Elle conçoit l’école comme un lieu indépendant où l’enfant est considéré dans son individualité et pour lui-même. Des méthodes d’enseignement mieux adaptées lui permettant d’exprimer ses talents et de s’exercer à la liberté sont testées. Sur le plan de la pratique, cela implique peu à peu de renoncer au moralisme du début du xixe siècle et à la leçon magistrale qui engendre la soumission, en lui préférant une éducation centrée sur l’enfant53. Pour ce faire, l’école s’établit dans un lieu où les enfants sont tenus à l’écart du monde adulte. Ils se préparent à assumer leurs tâches, responsabilités et fonctions futures, préservés des tensions politiques, économiques et religieuses. En reprenant l’étymologie du terme, du grec skholê « activité intellectuelle faite à loisir », Hofstetter (2012-a) met l’accent sur la fonction de l’institution qui vise à préserver un espace consacré entièrement au « loisir d’apprendre, privilégiant l’activité constructive sur l’activité productive » (p.  35). L’enfance, désormais dédiée à l’apprentissage et à l’enseignement, s’inscrit dans l’ambivalence résultant de l’ambition éducative du xixe  siècle des sociétés industrialisées identifiée par Hameline : l’enfance doit « être le temps du bonheur, mais en même temps préparer le temps de la réussite » (2000, p. 29). Voilà la clé du salut de l’État démocratique, du progrès de la société et de son renouvellement créatif.

Les connaissances scientifiques produites au sujet de l’enfance (cf. Chapitre 1, 2.2) sont un moyen d’atteindre ces objectifs (Hofstetter, 2010, 2012). La psychologie de l’enfant informe les pédagogues de l’importance de l’activité de celui-ci dans le cadre de son processus de développement. Des méthodes actives, cherchant à le relier au monde des adultes et des choses, sont élaborées. Comme le fait remarquer Ottavi  (2009), il sera progressivement attendu de l’enfant, en qualité d’être psychologique et représentant de l’avenir, d’assimiler le passé puis de rompre avec lui. Toutefois, l’entreprise de scolarisation de tous les enfants n’est pas seulement issue de l’idée de les placer à part en leur laissant un temps pour apprendre, il s’agit également de les mettre ensemble afin qu’ils se socialisent (Ottavi, 2006-b).

Si dans la compréhension moderne de l’éducation, l’explicitation de l’acte éducatif posé comme une opération visant l’insertion sociale et politique des jeunes semble hérétique, celle-ci est profondément articulée aux besoins de l’avènement des sociétés démocratiques (Hofstetter, 1998).

53 Claparède, au début du xxe siècle, consacre le terme de révolution copernicienne pour décrire le renversement pédagogique qui place l’enfant au centre du dispositif d’éducation (Hameline, 2000 ; Hofstetter, 2010).

Avec l’introduction de lois rendant la scolarisation obligatoire, tous les enfants, toutes classes confondues, se soumettent à la pression des États occidentaux et empruntent quotidiennement le chemin de l’école publique. Des résistances à l’avènement de l’État enseignant sont toutefois à relever. Nous ne retenons ici que les principales, de façon à souligner le caractère non linéaire de cette évolution.

Premièrement, comme le montrent Chapoulie (2010) et Cunningham (2005), l’enfant n’est pas d’office perçu comme un individu exempt de fournir un travail. Cette conception fait l’objet de controverses sur le plan politique et d’oppositions de la part de parents. La réalité socioéconomique dans laquelle évoluent les familles engendre une impossibilité de se priver du revenu que rapporte l’enfant en travaillant, ou de la main-d’œuvre qu’il représente au rythme des travaux agricoles. Deuxièmement, les conditions de scolarisation en Europe durant le xixe siècle ne favorisent pas toujours la fréquentation assidue des élèves. Le manque d’enseignants formés et la discipline de fer sont des aspects problématiques. Chapoulie (2010) relève que les inspecteurs français sont longtemps convaincus que les « bons » enseignants encouragent la régularité de la fréquentation. Certains bâtiments scolaires posent également problème, car ils ne sont pas toujours conçus, ou pas en suffisance, pour accueillir la quantité d’élèves à scolariser54. De plus, l’école n’a pas pour objectif de les préparer au monde du travail, contrairement au fonctionnement des sociétés proto-industrielles. Néanmoins, les perspectives liées à la mobilité sociale et à une plus grande égalité entre citoyens viendront à bout des résistances. Les États occidentaux surmonteront les obstacles et procéderont à l’étatisation de l’éducation tout en parvenant à progressivement démocratiser l’école. À la fin du xixe siècle, le taux de scolarisation pour les enfants aura largement augmenté, même si des différences significatives subsisteront entre les pays, tout comme entre les régions urbaines ou rurales (Meyer et al., 1992 ; Müller et al, 1987).

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