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L’enfant (non-)objet de droit dans les civilisations classiques

Les droits de l’enfant dans l’histoire

1.  Évolution sociolégale du statut de l’enfant

1.1.  L’enfant (non-)objet de droit dans les civilisations classiques

Le philosophe et éducateur français Youf pose, en  2002(-a), des bases pour une philosophie des droits de l’enfant. Il analyse le statut légal de l’enfant selon le droit français, tout en s’appuyant sur le droit comparé européen ainsi que sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Il relève l’influence

qu’a eue la conception aristotélicienne de l’ordre social sur ces différents ordres juridiques. Cette représentation, qui organise la société grecque durant l’Antiquité, se base sur la division claire entre les affaires concernant la cité et celles liées à la sphère familiale. Les règles juridiques sont conçues par et pour la société politique, autrement dit par le citoyen, et ne concernent pas la société domestique. Les questions familiales sont traitées à l’interne de la cellule familiale, selon les principes suivants :

« Autorité royale du père dans la famille parce qu’il en est le personnage le plus éminent et surtout parce que le lien naturel qui l’attache à son enfant ne peut que viser son bien. Subordination de l’enfant parce qu’il n’est qu’un être inachevé, encore soumis à la partie irrationnelle de l’âme. Mais aussi position d’éternel débiteur de l’enfant qui, par l’immensité de la dette existentielle qu’il doit à ses parents, ne pourra jamais leur rendre ce qu’il leur doit, d’autant que la faiblesse de la piété filiale tend à le rendre injuste à leur égard. » (Youf, 2002-a, p. 14) L’enfant est donc un objet de propriété et n’est pas soumis à des règles juridiques, ce qui lui confère un statut de non-objet de droit. Perrin (1990) confirme cette analyse. Elle précise qu’en Grèce antique les traditions culturelles prévalent ; comme à Sparte, où un nouveau-né n’a le droit de vivre que s’il est accepté par les Anciens.

Ces deux auteurs concluent leurs études sur le statut légal de l’enfant dans l’Antiquité en soulignant à quel point la scission claire de la société en deux entités soumises à des ordres distincts a largement inspiré le droit familial occidental jusqu’à nos jours.

En dépit d’une organisation sociétale différente, certains préceptes régissent de manière similaire les relations intergénérationnelles en Chine à la même période.

Buckley (2006), dans son étude des enseignements classiques de Confucius sur la famille, indique que la culture confucianiste et le droit prévalant sur les territoires concernés concordent pour reconnaître les droits absolus des parents et le devoir d’obéissance de l’enfant. Stearns (2011) souligne, quant à lui, que le non-respect de ce devoir est sévèrement puni. Remettre en question les propos de l’un de ses parents est sanctionné tandis que frapper l’un d’entre eux, même sans lui faire de mal, peut engendrer une décapitation. A contrario, les droits des parents sont presque sans limites. S’ils le jugent nécessaire, ils peuvent sanctionner la paresse, les jeux d’argent ou l’ivresse de leur progéniture. Les pères peuvent battre leurs enfants sans risquer de punition majeure, même dans les cas où ils les tuent. Les tribunaux s’en remettent généralement aux parents sans jugement. Un dicton célèbre de l’époque, rapporté par Stearns, déclare que « aucun parent au monde n’a tort »16 (2011, p. 33).

Sous le droit romain, l’enfant devient un objet de droit à proprement parler, car il est soumis à la patria potestas, littéralement la puissance paternelle. Le pater familias, l’homme le plus âgé à la tête d’une famille romaine, est le titulaire de cet attribut. Cela lui donne une autorité absolue sur la totalité des membres de cette entité

16 Notre traduction de « no parents in the world are wrong ».

légale. Le chef de famille « personnifie la tutelle et le pouvoir, c’est par lui que la loi de l’État se transmet […] aux enfants » (Becchi et Julia, 1998, p. 57). Il est en droit de vendre, de donner en gage, d’émanciper ou de faire adopter les personnes qui se trouvent sous son autorité : sa femme et sa descendance qu’elle soit majeure ou mineure, adoptée ou non. Les personnes soumises au pater familias ont besoin de son accord si elles désirent se marier. Celui-ci possède le droit de les déshériter, voire de les mettre à mort (Deleury, Rivet et Neault, 1974 voir aussi Archard, 2004 ; Youf, 2002-a).

Cunningham (2005) fait remarquer que la soumission absolue de l’enfant romain au père de famille n’implique pas pour autant qu’il se fonde dans la cellule familiale.

Cela ne signifie pas non plus que son statut ne soit pas reconnu comme étant particulier, ou qu’il soit maintenu dans une situation absolument identique à celle des autres personnes dont le statut juridique est similaire (femmes et esclaves). Le port de la bulla (bulle en or qui contient des amulettes dont la fonction consiste à protéger l’enfant contre le mauvais œil) durant toute la période qui précède le passage à l’âge d’homme représente un exemple d’attribut distinctif réservé aux enfants.

L’entrée dans le monde des adultes est symbolisée par l’abandon de l’amulette et le revêtement de la toge au col pourpre (Stearns, 2011). La reconnaissance de cette période de vie particulière est donc socialement marquée, bien qu’elle ne paraisse pas être traduite de manière systématique sur un plan juridique. Néraudau (1998) argumente que l’individu de sexe masculin accédant à l’âge adulte fait l’expérience d’un passage net de la sphère familiale à la sphère politique. Or, son statut juridique ne s’en trouve pas modifié, car il reste soumis à la patria potestas. Les travaux de Youf (2011-b) nuancent quelque peu ces propos. L’auteur établit « [qu’]il n’existe pas d’âge de la majorité civile en droit romain » (para. 12). Il précise toutefois que des seuils d’âges sont introduits de manière à réduire progressivement l’irresponsabilité pénale des enfants, ou à exercer sous tutelle ou curatelle la patria potestas dans le cas où le père de famille décède alors que son fils est encore un enfant.

La spécificité des enfants est ainsi partiellement reconnue de jure. Les propositions d’histoire comparée des civilisations classiques méditerranéennes et chinoise que Stearns réunit dans son histoire globale de l’enfance (2011) montrent que les enfants sont maintenus dans un rapport de subordination dans les trois cultures. Ce rapport est généralement mis en œuvre par des codes légaux ou fortement renforcé par les pratiques sociales. Selon Cunningham (2005), la soumission à l’autorité paternelle17 représente une nécessité pour le maintien de l’ordre social et de l’harmonie familiale.

Il n’est donc pas surprenant de constater que les principales références textuelles aux enfants dans les codes légaux des civilisations classiques sont directement liées

17 Le statut des femmes et des mères n’est pas développé dans ce chapitre. Il est certain que leur rôle ne peut être négligé à cette époque, en particulier si l’on vise à établir une histoire de l’enfant, mais considérant que leur condition juridique était de facto similaire à celle des enfants, il est plus réaliste de parler d’autorité paternelle.

à des tentatives de réguler des aspects sociétaux. Ces mentions sont faites au regard de problématiques liées à l’héritage ou au statut de la descendance des esclaves ou des mariages mixtes (esclaves – homme/femme libre). L’établissement de règles autour de l’enfance porte essentiellement sur des questions de patrimoine, en réalité bien éloignées du statut juridique de l’enfant. Ce sujet est dilué dans la législation consacrée aux individus tenus éloignés du pouvoir décisionnel.

De facto, la réalité des enfants est aussi marquée par des spécificités propres à cette période de vie. Stearns (2011) remarque que, de manière transculturelle, les garçons nés dans les familles d’élite reçoivent une éducation. Cette opportunité est réservée exclusivement aux enfants, car les autres individus occupent leur temps à des activités lucratives ou d’intendance. En Chine, l’accent est porté sur la morale, qui doit selon l’esprit confucianiste permettre à chacun de faire la distinction entre le bien et le mal, le juste et le faux. À Rome et en Grèce, l’art oratoire et la rhétorique ainsi que les mathématiques, la lecture et l’écriture sont enseignés aux jeunes garçons des familles aisées. Des leçons spécifiquement destinées aux filles de la haute société, danse et chant en Chine et tenue du foyer autour de la Méditerranée, sont également proposées. Pourtant, leur éducation reste basique car elles ne sont pas amenées à exercer des fonctions de citoyennes. Pour les enfants des classes populaires, filles comme garçons, l’insertion progressive dans le monde du travail constitue la réalité du quotidien. Stearns en déduit que, dans les civilisations classiques, le sexe des enfants, de même que leur origine socioéconomique, exerce davantage d’influence sur le déroulement de l’enfance que les systèmes religieux, politiques ou philosophiques.

Sans remettre en question l’origine des différentes réalités vécues par les enfants, la réflexion de Cunningham (2005) sur les visées de l’éducation durant cette période permet de nuancer les différences perçues. L’auteur se concentre sur la polysémie du terme latin disciplina, qui réfère à la fois à l’enseignement/la formation et à la correction/la pénitence. Selon lui, le double sens nous informe sur les attitudes et les expectatives des adultes à l’égard des enfants. Son propos prend tout son sens lorsque nous l’articulons avec le devoir absolu de soumission des enfants comme fondement des relations intergénérationnelles dans la culture confucianiste et l’importance de l’obédience des enfants dans les civilisations méditerranéennes. La principale invariable concernant l’enfance durant la période classique se décèle dans la discipline subie, infligée ou internalisée18 par les enfants grecs, romains ou chinois, garçons ou filles, de classe aisée ou populaire. La volonté d’intégrer, ou plutôt d’assimiler à tout prix, les enfants à la société, tout en les maintenant subordonnés à la cellule familiale, même au-delà de leur passage à l’âge adulte, de manière à garantir son unité, reste sans concession. Les moyens pour y parvenir importent moins que les buts. La discipline coercitive demeure imposée par la règle. Ce dernier point représente

18 Ajoutons à la définition de la discipline la référence à un fouet constitué de cordelettes ou de courtes chaînes utilisé pour châtier un disciple ou se mortifier. Il est donc aussi question de donner discipline ou de se faire discipline comme moyen de contrôle ou d’autocontrôle.

celui qui est partiellement remis en cause dans les siècles qui suivent, esquissant les premiers contours d’une protection spécifique des enfants face aux traitements jugés cruels.

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