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Des droits de l’enfant aux droits des jeunes – des interprétations multiples

Déclaration des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1959)

3.  Émergence d’une « nouvelle » dynamique

3.1.  Des droits de l’enfant aux droits des jeunes – des interprétations multiples

Quelques mois avant l’adoption de la Déclaration des droits de l’enfant, un mémorandum circule à l’Unesco à ce sujet. Son auteur dénote « la rédaction […]

parfois douteuse [de la Déclaration trahissant une pensée incertaine » sur la signification du mot « droit ». Dans un contexte international marqué par les droits de l’homme et les réflexions qui les accompagnent, le traité n’est pas explicite quant à l’utilisation du terme droit de l’enfant : prend-il ancrage dans la tradition philosophique des droits de l’homme ou au contraire représente-t-il une traduction juridique du « sociologisme ambiant », exprimant une « simple norme sociale » relative aux devoirs de la société à l’égard de l’enfant ?444 Un exemple est donné pour clarifier la problématique en se fondant sur le projet du troisième principe de la Déclaration :

« L’enfant doit avoir dès sa naissance droit à un nom et à une nationalité ». La critique est sans appel :

444 AUNESCO, 342.7-053/A 102, Declaration of the Rights of the Child, mémo Unesco de Dempierre à Bertrand, 12 août 1959.

« L’expression “devoir avoir droit” n’a évidemment aucun sens : ou bien l’enfant a droit au nom, et c’est l’option (a) [philosophie des droits de l’homme] ; ou bien l’enfant doit avoir un nom, et c’est l’option (b) [simple norme sociale]. »445

La difficulté à définir ce qui est compris sous l’étiquette des droits de l’enfant n’est pas nouvelle. Werner, membre du groupe de rédaction de la Déclaration de Genève, était déjà fort ennuyé par la dénomination. L’enfant n’est pas en mesure d’exercer ses droits, il apparaît donc difficile de parler des droits de l’enfant. Ce qui est perçu comme une contradiction dans les termes habite l’entier du processus de rédaction et de diffusion des deux Déclarations des droits de l’enfant.

L’incompatibilité entre deux interprétations des droits de l’enfant entrave la construction d’un concept durable et universel. La définition libérale, qui prévaut dans les pays anglo-saxons, est ici résumée par le délégué britannique à la CDH, Hoare : « l’enfant n’a pas conscience de ses droits et ne peut les revendiquer […]. La question se pose de savoir si l’on peut vraiment parler juridiquement de Droits de l’Enfant »446. Le Département d’État américain est également radical sur la question, comme le laissent voir les notes manuscrites d’un employé de l’UIPE après un téléphone avec ce dernier : « il n’aime pas le mot […] droits […] qui est connoté comme pouvant créer des obligations légales, ce qui, évidemment, n’est pas l’intention d’une telle Déclaration »447. À l’inverse, la lecture latine d’un tel titre est précisément fondée sur ce que le délégué de la France à la CDH qualifie de « non-aptitude de l’enfant à exercer ses droits ». De ce fait, « il n’est pas un sujet de droit comme les autres »448. La lecture protectionniste est également celle du lobby juif, auquel le délégué israélien à la CDH donne voix, lorsqu’il détaille la différence entre les droits humains et les droits de l’enfant. Selon lui, un enfant a des représentants naturels, par conséquent les États et les gardiens des enfants (parents, éducateurs, etc.) sont les garants de ses droits.

Nous l’avons montré, dans le cadre de la rédaction de la DNUDE, le pragmatisme l’a emporté sur les considérations philosophiques. Une majorité d’acteurs considèrent que la plupart des droits de l’enfant figurent déjà dans la DUDH, mais qu’il n’y a dans l’absolu « aucun inconvénient à les réaffirmer dans une déclaration spéciale relative à l’enfant »449. Il importe peu que l’enfant soit théoriquement en mesure où non d’exercer ses droits, ce qui compte c’est de ne pas accorder aux adultes « celui d’entraver le

445 AUNESCO, 342.7-053/A 102, Declaration of the Rights of the Child…

446 AEG FUIPE, M.4.1, Tri/71.1, Commission des droits de l’homme, 13e session, Comptes rendus analytiques des 505-508e séances, Palais des Nations, Genève, 8 et 9 avril 1957, 507e séance.

447 AEG FUIPE, M.4.2, Tri/71.1, Correspondance de l’UIPE avec ses organisations membres, Notes after a phone call with US state department. Notre traduction de : « The US state department “does not like the word Declaration nor Rights”. […] Rights they feel has, hereabouts, a connotation of enforceability, which, of course, is not intended for this Declaration ».

448 AEG FUIPE, M.4.1, Tri/71.1, Commission des droits de l’homme, 13e session, Comptes rendus analytiques des 505-508e séances, Palais des Nations, Genève, 8 et 9 avril 1957, 507e séance.

449 AEG FUIPE, M.4.1, Tri/71.1, Commission des droits de l’homme…, 505e séance. Délégué irakien.

développement sain et harmonieux de l’enfant »450. Le débat se rejoue de la même manière entre 1961 et 1963, période à laquelle les délégations nationales doivent se prononcer quant à la pertinence d’intégrer un article sur les droits de l’enfant dans les pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme. Les réponses traitent pour la plupart de questions en lien avec la protection de l’enfance et la reconnaissance de sa spécificité, les opposants argumentant en faveur de l’universalité des droits reconnus dans les Pactes451. L’accord formel auquel accèdent les délégations – les protectionnistes admettant que l’enfant n’a pas à strictement parler de droits humains, mais des droits spéciaux et les libéraux les laissant utiliser cette étiquette à la condition de ne pas entraver leur souveraineté nationale en la matière – ne permet pas de réconcilier les interprétations fondamentalement différentes des droits de l’enfant. D’autant plus que celles-ci se font progressivement plus visibles sur la scène internationale.

Les programmes des principales promotrices de la Déclaration illustrent bien le paradoxe. Alors que l’Unesco est aux prises avec une articulation quasi impossible d’organiser à la fois une éducation aux droits humains et une éducation aux droits de l’enfant, l’UIPE développe, encourage et promeut les actions de ses organisations membres autour de la protection de l’enfance. L’ONG s’appuie sur les résolutions adoptées en  1961, 1962 et 1966 par l’Assemblée générale des Nations  Unies, lesquelles portent selon elle sur « les besoins des enfants et la nécessité de mettre cette Déclaration [la DNUDE] en pratique de façon encore plus efficace en améliorant les programmes de protection de l’enfance »452. Dans cette ligne, le Comité exécutif tente de fédérer ses comités nationaux. L’UIPE :

« Invite les pays membres à tenir compte des besoins des enfants et des jeunes dans la planification et l’administration de la santé publique, de l’éducation, de la prévoyance sociale, de la préparation à l’emploi, du logement, de l’industrie et de l’agriculture. »453

Rencontrant de sérieux problèmes financiers, l’organisation faîtière se contente de soutenir la cause de la protection de l’enfance, d’organiser des journées d’études annuelles et répond à quelques mandats qui lui sont attribués par d’autres OI454. Ses organisations membres réalisent la majeure partie des activités sur le terrain.

De son côté, l’Unesco conduit prioritairement des programmes d’éducation de base ancrés dans la politique de développement des Nations Unies. Avec la remise

450 AEG FUIPE, M.4.1, Tri/71.1, Commission des droits de l’homme…

451 AUNHRC, SO 221/9 (1-5) 1961-1963, International Covenant on HR – Article relating to the rights of the child.

452 AUNESCO, EDV/286/14 (371.9 A 81 IUCW), Special Education – International Union of Child Welfare, Lettre de l’UIPE à l’ECOSOC et aux organisations concernées par la protection de l’enfance, décembre 1969.

453 AUNESCO, EDV/286/14 (371.9 A 81 IUCW), Special Education…

454 AEG FUIPE, M1.2, Tri/71.1, Historique de l’UISE, mémorandum, publications de l’UISE de 1929-1939, Grandes dates de l’Union.

en question du « modèle développementaliste » et le constat d’échec autour de l’efficacité de ces actions, l’agence prend un tournant à la fin des années 60 (Maurel, 2009). La réorientation est perceptible dans le domaine de la promotion des droits de l’homme. L’Unesco est chargée par différentes instances des Nations Unies de répondre à certaines préoccupations internationales. L’ECOSOC adopte en août 1968 deux résolutions intitulées « Youth participation in international co-operation » et « Programmes of international action relating to youth » (1353, XLV et 1354, XLV). Celles-ci sont basées sur les conclusions de la Conférence internationale des droits de l’homme tenue à Téhéran en mai 1968. Elles requièrent des mesures pour assurer une éducation des enfants et des jeunes dans le respect des droits de l’homme et une application des principes de la DUDH à tous les niveaux d’éducation, en particulier supérieure. Elles demandent également à l’Unesco de collaborer avec les organisations de jeunesse455.

En décembre  1968, l’Assemblée générale des Nations  Unies adopte la Résolution 2447 pour l’éducation des jeunes dans le respect des droits humains et des libertés fondamentales. En plus de réaffirmer les conclusions de Téhéran, une étude mondiale sur l’éducation aux droits de l’homme, avec un accent sur « le développement de sa personnalité », est commissionnée456. L’Unesco n’est pas seulement dirigée par les Nations Unies. Son mandat de base implique un contact direct avec les jeunes. Il la positionne comme interlocuteur privilégié et a pour conséquence de précipiter son implication dans les questions liées aux droits des jeunes. La Section éducation et plus particulièrement sa Division of Youth Affairs est sollicitée par l’Assemblée mondiale de la jeunesse pour réaliser une vaste étude sur les droits et les responsabilités des jeunes457. La Fédération mondiale de la jeunesse démocratique souhaite de son côté obtenir le soutien de la Division pour que les États se positionnent sur la problématique458.

La Section éducation se trouve prise au cœur d’un antagonisme qui a une double origine. D’une part, la DNUDE garantit à l’enfant « toutes les opportunités de se développer selon son plein potentiel pour qu’il puisse devenir un être humain à part entière et qu’il soit en mesure de contribuer au progrès de l’humanité »459.

455 AUNOG UNY, 1968, Human Rights Questions (Part I, Sec 2, Chapter 20), Education of youth in respect for Human Rights.

456 AUNESCO, RIO/ORG 0.28.3 Part IV - from 1st January 1968 up to 31 December 1971 (342.7 (100) UN/A 02) UN Commission of Human Rights of ECOSOC from 1st January 1968 up to 31 December 1971, E/CN.4/993 Annex ; AUNOG UNY, 1968, Human Rights Questions (Part I, Sec 2, Chapter 20), Education of youth in respect for Human Rights.

457 AUNESCO, ED 769/18 369.4 : 342.7 A 53, Study on Rights and responsibilities of Youth Part I - Up to 31 December 1970, Letter from Singh to Delson, 10 July 1969.

458 AUNESCO, ED 769/18 369.4 : 342.7 A 53 , Interoffice memo from Acting Chief, Division of Youth Affairs to Assistant Director General Section of Education, Subject : Elements for reply to the letter of World Federation of Democratic Youth, 24 February 1969.

459 OHCHR, 2007, Part I, p. 23, A/4249, Report of the Third Committee (para. 45). Notre traduction de :

« the child is given every opportunity to develop the powers with which he has been endowed and to grow into a complete human being so that he will be able to contribute to the progress of mankind ».

D’autre part, la Section doit prendre en compte ce que réclament les jeunes pour pouvoir participer au progrès. Les conclusions que tirent les membres de l’Unesco qui participent au 2e Séminaire international sur les politiques de la jeunesse, en juillet 1968 à Vienne, témoignent des tensions réelles qui habitent la jeunesse.

« Un mécontentement croissant des jeunes à travers le monde doit être noté, dans les pays en développement comme développés. Cette insatisfaction est d’abord portée à la connaissance du public au travers d’une question particulière, comme les conditions déplorables dans une université ou les bas salaires des jeunes travailleurs. Plus tard, il devient clair que l’insatisfaction porte plus généralement sur les structures sociales et économiques à la base de nos sociétés.

Ce mécontentement est rapidement traduit en un engagement politique actif derrière des barricades de Paris ou à l’avant d’une campagne de Kennedy ou de McCarthy. »460

Les droits de l’enfant qui figurent dans la DNUDE ne sont pas suffisants pour prendre en considération les réclamations des jeunes. La DUDH ne constitue pas une base assez spécifique. « L’élargissement et la consolidation des droits des jeunes » est par conséquent nécessaire. Les chercheurs de l’Unesco impliqués dans le projet Droits et responsabilités insistent là-dessus : il n’est décemment plus possible d’éduquer les jeunes au sens des responsabilités sans leur donner l’occasion de s’engager concrètement461. Le rapport de sa Section éducation est sans équivoque.

Il faut assurer le changement de divers paliers d’âge qui déterminent le statut des jeunes : abaissement de certaines limites d’âge (majorité civile et politique), élévation de certaines limites d’âge (durée de la scolarité obligatoire, élévation de l’âge d’admission au travail). Il devient également nécessaire de reconnaître aux jeunes des droits spécifiques, qui ne dépendent pas d’une limite d’âge, à l’exemple du droit à l’objection de conscience. Ces changements doivent s’ancrer dans une véritable réforme des institutions462. Autrement dit, il est crucial de mettre un terme à ce que les jeunes nomment l’hégémonie d’un système de droit qui « n’est en fait que des mesures de protection de caractère coercitif. […] qui tout en étant utiles en soi, […]

460 AUNESCO, ED 769/18 369.4 : 342.7 A 53, Study on Rights and responsibilities of Youth Part I - Up to 31 December 1970, 2nd International Seminar on Youth Policy 18-21 July 1968 - Vienna, Austria. Notre traduction de : « A growing dissatisfaction among youth throughout the world, in developing and developed countries alike, must be noted. This dissatisfaction often is first made known to the public in the focus of a particular issue, such as deplorable conditions at a university or in low wages for young workers. It later becomes clear that the dissatisfaction is with basic social and economic structures of the societies in which young people find themselves. This dissatisfaction is quickly translated into active political involvement whether behind Paris barricades or in the front of a Kennedy or McCarthy campaign ».

461 AUNESCO, ED 769/18 369.4 : 342.7 A 53, Study on Rights and responsibilities of Youth Part II - From to 1st January 1971, Droits des jeunes et participation ; Document de travail n° 2 : Brève introduction au débat sur les droits et responsabilités des jeunes.

462 AUNESCO, ED 769/18 369.4 : 342.7 A 53, Study on Rights and responsibilities of Youth Part II - From to 1st January 1971, Droits des jeunes et participation.

ne contribuent pas moins à accentuer la marginalité des jeunes dans la société »463. Le système sur lequel est construite la Déclaration des droits de l’enfant est donc condamné à être pour le moins complété par un système « qui garantisse le respect de son originalité propre et de son autonomie »464.

L’UIPE prend elle aussi le tournant. Dans un premier temps, elle se rapproche de l’Unicef et de l’Organisation mondiale de la santé en raison de domaines d’activités proches (programmes internationaux sur les besoins de base (basic needs), hygiène et médecine enfantines, etc.) et d’acteurs plus ou moins influents siégeant ou ayant siégé dans les deux entités, comme Léonard Mayo (1899-1992) et Mulock  Houwer (1903-?)465. Pourtant, lorsque les Nations  Unies et les ONGI concernées par la problématique de l’enfance et de la jeunesse décident de rencontrer les jeunes à New York puis à Genève466, l’UIPE se joint à elles. Elle se fait représenter à la deuxième session par l’un de ses employés. Celui-ci participe également aux réflexions menées sur la participation des jeunes à la seconde décennie du développement467. Le secrétariat de l’UIPE suit avec un certain intérêt les résolutions et actions qui seront prises par les Nations Unies à cet effet468. La protection des enfants ne suffit plus pour garantir les droits des enfants et des jeunes. Dès le début des années 70, s’amorce une réflexion transnationale sur les droits humains des enfants.

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