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La « Déclaration de Genève » (1924)

3.  Deux trajectoires distinctes

3.2.  Sous l’autorité de la SDN

L’adhésion de la Société des Nations à la Déclaration de Genève lui donne une couleur particulière. Nous allons ici nous intéresser aux conséquences à court et à moyen terme de cette consécration. La Déclaration n’impulse pas, comme l’avaient souhaité Werner et Jebb, des réformes législatives en cascade, au sens de Finnemore et Sikkink  (1998). Elle n’amène pas non plus d’injonctions spéciales émanant de la SDN, comme s’en étonnent le Comité exécutif et ceux affiliés à l’Union en automne 1924233. Toutefois, celle-ci est sacrée « Charte de l’enfance »234 par une cinquantaine de gouvernements.

D’un point de vue juridique, si la Déclaration reste lettre morte après sa proclamation par la SDN, c’est en grande partie en raison de l’absence d’engagement pris par les États dans le cadre de son adoption. Le délégué chilien, Valdès-Mendeville, avait partiellement basé son argumentaire sur ce point lors de sa présentation devant la Ve Commission en précisant qu’il « ne s’ag[issa]it nullement de signer un traité, mais de s’inspirer des principes d’une aussi haute valeur morale que ceux de la Déclaration de Genève »235. Les auteurs de la Déclaration n’avaient eu cesse de le souligner : la Déclaration « n’est point un instrument diplomatique »236. Plusieurs délégués auraient certainement contré la proposition, si la résolution n’avait pas été aussi finement rédigée par la Ve Commission : « L’Assemblée approuve la Déclaration des Droits de l’Enfant, dite Déclaration de Genève, et invite les États membres de la Société à souscrire et à s’inspirer de ces principes dans l’œuvre

232 AEG FUIPE, M1.2, Tri/71.1, Historique de l’UISE, mémorandum, publications de l’UISE de 1929-1939, Grandes dates de l’Union (ponctuation de l’auteur).

233 AEG FUIPE, AP 92.1.3, Tri/65-3, PV 131e séance du Comité exécutif de l’Union, mardi 25 novembre 1924, Correspondance.

234 Ce vocable, fréquemment repris dans les textes produits par l’UISE puis par l’UIPE, est selon toute vraisemblance un ajustement avantageux de l’affirmation faite par Motta, lors de l’adoption de la résolution contenant la Déclaration de Genève. Il a dit que l’Assemblée générale par son vote proclamait cette « Charte de l’enfance, […] charte de la SDN en ce qui concerne l’enfance ». ASDN, Ve Assemblée, 21e séance plénière (vendredi 26 septembre 1924, 15 h 30), Protection de l’enfance. Rapport de la Ve Commission Résolutions.

235 ASDN, PV de la Ve Commission Questions humanitaires et générales, 12e séance (vendredi 18 [sic, selon toute vraisemblance le 19] septembre 1924, à 15 h 30).

236 AEG FUIPE, M3, Tri/71-1, 2e chemise, Extrait de la Revue internationale de la Croix-Rouge, année 6, n° 63, Remise de la « Déclaration de Genève » au Conseil d’État de Genève pour ses archives.

de la protection de l’enfance »237. La sémantique traduit nettement la volonté des délégués d’éliminer toute dimension coercitive.

Pourtant, il serait erroné de voir l’aspect non contraignant uniquement comme une faiblesse. Hofstetter  (2015) montre qu’à cette période la force d’action de certaines instances intergouvernementales – le BIE pour le cas qu’elle étudie – réside précisément dans le fait que rien n’est obligatoire, outre l’engagement moral des États membres. Cabanes (2014) souligne que la plupart des conventions contraignantes sont très peu ratifiées durant ces années, à l’instar de celle de l’OIT sur l’âge minimum d’accès à l’emploi qui enregistre huit ratifications entre 1919 et 1924. Considérant que la mission de la SDN ne dépasse initialement pas le maintien de la paix et de la sécurité au niveau international (voir Goodrich, 1947 ; Grigorescu, 2005), les actions entreprises par l’organisation sont, somme toute, hautement engagées. Elle s’emploie à mettre en œuvre les principes de la Déclaration à deux niveaux : au travers de son nouveau Comité consultatif de protection de l’enfance (CPE) et par des actions isolées.

Comme le montrent les travaux de Droux (à paraître-a), lors de sa première séance, le CPE adopte la Déclaration de Genève comme ligne directrice pour son action dans le domaine de la protection de l’enfance. Marshall (1999) relève que la décision est prise malgré le fait qu’un programme lui a déjà été tracé par le délégué britannique, Sidney W. Harris. Cette éviction est emblématique des tensions qui viennent rapidement enrayer le bon fonctionnement du CPE. Droux (2011) souligne que les conditions posées par les Britanniques, afin d’éviter les doubles emplois entre le nouveau Comité et les organisations intergouvernementales déjà bien établies (le Bureau international du travail et la Section sociale et d’hygiène), réservent de facto à ces derniers les thèmes techniques de la protection de l’enfance (mortalité infantile, assistance aux mineurs migrants, assistance sociale pour les enfants illégitimes, etc.). Le fait que les assesseurs externes du CPE soient principalement issus des réseaux protectionnels d’avant-guerre (majoritairement de l’AIPE), n’arrange en rien la marginalisation. Les exécutants s’empressent d’orienter le Comité sur le terrain des sujets d’ordre juridique et moral (traite des femmes et des enfants, âge du mariage, tribunaux pour mineurs, etc.), l’éloignant d’autant plus des causes qui nécessitent une action internationale concertée.

Aux problématiques externes s’ajoute un dysfonctionnement interne au CPE. Les membres gouvernementaux reconnaissent mal connaître les questions autour de la protection de l’enfance. Ils ont initialement été nommés pour le comité concernant la traite des femmes et des enfants. À l’inverse, mais n’arrangeant pas vraiment la situation, les assesseurs externes sont généralement spécialisés sur une problématique précise, sans pour autant bénéficier d’une vision d’ensemble238. Le Britannique

237 AEG FUIPE, M3, Tri/71-1, 2e chemise, Extrait de la Revue internationale de la Croix-Rouge…

238 Archives du Bureau international du travail (ABIT), Genève, L12/2/6/1 League of Nations, Relations between the advisory committee on the traffic in women and children & the ILO on matters of emigration ; Archives du Secrétariat des Nations Unies (AUNOG S), New York, S-472-0067-26- Social Affairs-General-Social Commission- Committees- Temporary social welfare Committee (1947). Voir aussi Marshall (1999).

Harris, lorsqu’il produit un rapport sur les activités du CPE au sortir de la Seconde Guerre mondiale, affirme que « le plus grand handicap à son action était le manque de personnel formé »239. Ces grandes disparités entre les membres et le caractère non prioritaire des thématiques traitées lui donnent un fort pouvoir d’inertie.

Droux (2011) tout comme Marshall (2012) identifient certains succès de l’histoire du comité. Elles constatent néanmoins que la compétence nouvelle que s’est octroyée la SDN n’a qu’un impact limité sur le champ de la protection de l’enfance. Ce n’est pas le CPE qui permet au traité de s’ancrer durablement dans le champ de la protection de l’enfance. Il reste cependant que les faiblesses du Comité mentionnées ci-dessus (méconnaissance des thématiques versus hyperspécialisation, questions englobantes ne nécessitant pas d’action) permettent de pérenniser ce champ en garantissant son maintien au cœur des relations diplomatiques. Le sujet n’est plus renvoyé aux organisations privées, les États s’en chargent. La protection de l’enfance et, par là, les questions abordées par la Déclaration de Genève ne sont pas non plus transmises aux autres organisations intergouvernementales, comme c’est le cas pour les questions de l’éducation, qui sont fréquemment déviées auprès d’agences spécialisées240. L’inertie ne provoque pas un abandon de la problématique. C’est ce point qui retient notre attention.

La SDN conduit quelques actions isolées qui viennent confirmer l’influence qu’elle a pu avoir sur la trajectoire de la Déclaration de Genève. Les deux principales sont menées au début des années 30. Leur impact direct sera amorti par la montée des nationalistes en Europe et ailleurs, qui engendre la sortie de plusieurs États membres de la SDN. Elles méritent toutefois une attention particulière en raison de la symbolique sous-jacente et de leur caractère significatif. Du point de vue de l’UISE, l’événement le plus marquant réside dans le fait que la SDN réaffirme son adhésion à la Déclaration, dix ans après l’approbation de ses principes. Début 1934, le Comité exécutif de l’Union prend l’option de proposer une intervention à l’Assemblée générale « afin qu’il soit donné un peu plus de relief à l’anniversaire » de la Déclaration241. Pour ce faire, l’Union s’approche du Dr Lange, président de l’UISE et délégué norvégien à la SDN. Il leur suggère d’envoyer une « lettre appropriée avec le texte de la Déclaration de Genève à tous les délégués » à partir de laquelle il se dit prêt « à intervenir auprès d’autres délégués, comme auprès du président de l’Assemblée »242.

Finalement, Dr Aas annonce qu’elle se met « à la disposition de l’Union »243. À la Ve Commission, après avoir rendu hommage à Jebb, elle déclare que :

239 AUNOG S, S-0472-0067-26- Social Affairs-General-Social Commission-Committees- Temporary social welfare Committee (1947). Notre traduction de : « In my view the greatest handicap to the work of the CWC was the lack of skilled staff in the social section of the secretariat ».

240 ABIT, Y 7/01/2 Young workers (11/28-10/39), Child Labour young persons - relations with - Save the children international Union, Lettre de W. Mac Kenzie au Directeur du BIT, 6 avril 1929.

241 AEG FUIPE, AP 92.1.10, Tri/65-3, Réunion au Bureau mardi 17 juillet 1934.

242 AEG FUIPE, AP 92.1.10, Tri/65-3, Réunion…

243 AEG FUIPE, AP 92.1.10, Tri/65-3, PV 215e séance du Comité exécutif de l’Union, mardi 30 octobre 1934, Xe anniversaire de l’adoption de la Déclaration de Genève par la Société des Nations.

« En approuvant et en adoptant la Déclaration, les membres de la Société des Nations se sont implicitement engagés à mettre à exécution ses principes. De grands progrès ont été réalisés dans ce domaine pour beaucoup de pays et c’est avec une vive satisfaction qu’on enregistre les mesures prises pour améliorer la situation des enfants conformément aux règles de la médecine moderne. Dans certains pays, on semble cependant avoir oublié ses principes. Cette situation est due en partie à la crise économique, mais aussi à l’apathie de l’opinion publique.

Le 10e anniversaire de l’adoption de la Déclaration fournit l’occasion de rappeler aux États membres les engagements qu’ils ont assumés. Les délégués, lorsqu’ils rentreront dans leurs pays, devront insister pour que ces “règles minimums” pour le traitement des enfants soient mises à exécution. »244

Dr Aas demande qu’une « allusion soit faite à cette question dans le rapport » à l’Assemblée245. Plusieurs délégations appuient la demande de la Norvège, en particulier les délégations belges et hongroises, représentées par le comte Carton de Wiart et la comtesse Apponyi. La proposition est accueillie avec bienveillance. Sous le point Protection de l’enfance. Bilan des dix ans du Comité de protection de l’enfance figure à nouveau l’entier du texte de la Déclaration de Genève, suivi de la demande adressée par la Ve Commission à l’Assemblée et approuvée par cette dernière :

« Nous vous demandons de célébrer le dixième anniversaire de cette Charte en réalisant une œuvre assurée de gagner l’audience de tous ceux qui considèrent que l’enfant constitue le capital le plus précieux. Nous vous demandons de reconnaître par votre vote les droits de la génération de demain sur celle qui la précède. »246 Dix années après le coup d’envoi de la Déclaration de Genève, l’Assemblée générale de la SDN répète l’opération et demande aux États membres de faire connaître ledit document. Cette décision satisfait grandement l’UISE.

Premièrement, cela lui permet d’asseoir définitivement la légitimité de l’adhésion de la communauté internationale à ses principes et à son programme, tout particulièrement en réponse aux personnes de l’Union et de la SDN qui doutaient encore de la véritable implication des délégations nationales dans le premier vote (voir Droux à paraître-a et Marshall, 1999). Deuxièmement, cette réaffirmation donne un nouveau souffle pour ses actions publicitaires menées autour de la Déclaration et spécialement pour l’anniversaire qui obtient le concours de la SDN. Ce point a une valeur particulière, car l’UISE rencontre de plus en plus de difficultés à récolter des fonds et à maintenir son rôle de plateforme d’expertise dans un contexte où les crises

244 ASDN, PV de la Ve Commission Questions humanitaires et générales, 5e séance (mercredi 19 septembre 1934, à 16 h 00), Protection de l’enfance : discussion générale (suite).

245 ASDN, PV de la Ve Commission Questions humanitaires et générales…

246 ASDN, PV de la Ve Commission Questions Humanitaires et Générales…, Rapport de la Ve Commission à l’Assemblée, Annexe 2, n° officiel A.52 1934.IV.

à répétition (économique, politique, environnementale, etc.) mettent à mal l’ensemble des institutions internationales, gouvernementales ou non (Droux, 2013).

L’autre inflexion donnée par la SDN à la Déclaration de Genève prend la forme d’une résolution du Conseil de la SDN. Nettement moins célèbre et anodine, elle constitue selon nous un puissant levier d’action pour les démarches qui mèneront à sa réaffirmation après la Seconde Guerre mondiale. Adoptée le 22 mai 1933, la résolution doit permettre au CPE d’établir son programme d’activités.

« Le Conseil demande aux gouvernements de présenter un rapport succinct sur les changements importants apportés pendant les dernières années à leurs lois ou règlements, ou à leurs méthodes administratives, en ce qui concerne la protection de l’enfance et de la jeunesse. »247

Cette résolution nous intéresse particulièrement, car la lecture qui en sera faite ultérieurement par les fonctionnaires des Nations Unies la transforme en un instrument qui instaure un système de rapports périodiques sur la protection de l’enfance.

Les documents produits par le Secrétariat des Nations Unies précisent que « les gouvernements ont été priés de fournir au Secrétariat de la Société des Nations des rapports annuels concernant […] l’application effective de la législation relative à la protection de l’enfance par le gouvernement, les autorités locales et les associations privées »248. Malheureusement, une confirmation de l’information est introuvable dans les archives de la SDN. Nous découvrons plutôt que la résolution vise à soutenir les membres qui souhaitent dresser « un tableau synoptique des questions susceptibles de rentrer dans le cadre de ses activités [du CPE] ». Il s’agit d’une manière de récolter des informations et de remplir pleinement le rôle de « centre d’information internationale » qui lui a été tracé par les fondateurs de l’AIPE. Connaître les priorités des gouvernements et travailler sur la base de problématiques dont l’actualité est reconnue pourrait légitimer son action249.

Il n’en demeure pas moins, et c’est certainement là le plus intéressant, que le Secrétariat des Nations Unies, en 1946 à la reprise des activités de la Commission des actions sociales, se fonde sur le texte pour légitimer une nouvelle demande du même type. Il va même jusqu’à expliciter et institutionnaliser cette continuité entre la SDN et les Nations Unies, en précisant :

247 ASDN, Société des Nations – Journal officiel (juillet 1933), PV 73e session du Conseil (Première partie), p. 808.

248 AUNOG S, S-0916-0009-0011-Social Questions-Division of Social Activities-Protection of Youth-child welfare-annual reports, Interoffice memo from Milhaud to Laugier, Objet : Projet de lettre circulaire à adresser à certains gouvernements membres, 6 décembre 1946 ; AUNOG S, 19485-Child welfare-Declaration on the Rights of the Child-Information from member Governments (part A 19461948), Documentation relating to the “Declaration of Geneva” including declarations and charters concerning children’s rights adopted by various bodies subsequent to 1924.

249 ASDN, Société des Nations, Journal officiel (juillet 1933), PV 73e session du Conseil (Première partie), p. 808.

« Au cas où des rapports réguliers n’auraient pu être envoyés pendant la durée de la guerre, le Secrétaire général suggère que le premier rapport à communiquer aux Nations Unies couvre les années de guerre et donne un aperçu général de l’état actuel de la protection de l’enfance. »250

Bien qu’il ne s’agisse pas en 1933 d’une tentative de contrôle de l’application des principes de Genève, nous voyons que la voie est ouverte pour le Secrétariat des Nations Unies. Les droits de l’enfant sont progressivement considérés comme devant être appliqués. La résolution, donne le levier à ceux qui entendent dépasser la bureaucratie pour entrer dans l’ère de la mise en application des traités adoptés dans les sphères intergouvernementales.

« Le monde est las aujourd’hui de ce qu’on a appelé la pactomanie de Genève. Il se complaît – tant le dépit est injuste et cruel – à ne voir dans cette accumulation de traités, conventions, arrangements, protocoles, procès-verbaux qu’une tour de Babel battue par les vents. Ce qu’il tient pour verbalisme pur l’irrite quand il n’excite pas sa verve railleuse. Et c’est ainsi que, par suite du discrédit dans lequel est tombée la Société des Nations, nombre de projets d’accords, qui auraient peut-être valu de nouveaux progrès à la collaboration internationale dorment présentement dans les cartons du palais de l’Ariana[: l]e moulin à conventions […]. »251

Plus spécifiquement, la résolution et la lecture ultérieure que les fonctionnaires de Nations Unies en font illustrent bien la stratégie qui sera mise en œuvre dans le processus de renégociation de la Déclaration de Genève : la tradition.

3.3.  Synthèse intermédiaire : le premier régime international des droits

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