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« […] Les enfants et les adolescents constituent une population immense, un peuple privé de droits, partout torturé sur des bancs d’école, presque partout esclave du règlement scolaire et des règles intellectuelles que nous lui imposons, bien qu’il soit question de démocratie, de liberté et des droits de la personne. Nous définissons les règles qu’il doit apprendre, la façon dont il doit les apprendre et à quel âge. Le peuple des enfants est le seul peuple dénué de droits. L’enfant est le citoyen délaissé. »

Allocution de Maria Montessori lors de la première session du conseil d’administration de l’Institut de l’Unesco pour l’éducation, le 19 juin 1951 à Wiesbaden (Elfert, 2002).

T

traités de droit international spécifiques aux droits de l’enfant par la communauté internationale dans le courant du xxe siècle − la Déclaration des droits de l’enfant, dite de Genève (1924), la Déclaration des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1959) et la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1989)  − rendent possible une périodisation de cette histoire. Comme précisé en introduction, la réflexion développée dans le cadre de notre travail part de l’hypothèse qu’un discours institutionnalisé comporte une valeur symbolique, au-delà de son poids juridique. Par conséquent, il éclaire plusieurs aspects centraux de l’évolution des droits de l’enfant. Il nous renseigne sur l’accord auquel sont parvenues les différentes parties, ainsi que les positionnements, évolutions, tensions et contradictions qui influencent son processus de rédaction.

Le discours institutionnalisé est une trace matérialisée des préoccupations partagées par une communauté donnée, tant au travers de son contenu qu’au travers des dimensions qu’il n’aborde pas. La teneur des instruments juridiques nous informe sur leurs contextes de production et d’adoption, lesquels nous permettent d’analyser les traités en connaissance de cause74. La perspective intertextuelle75 adoptée nous invite à traquer dans les différents traités les inclusions réciproques, les références explicites ou celles qui le sont moins et les rapports revendiqués. L’approche n’est toutefois pas réalisée dans une perspective d’analyse discursive, mais historique.

Elle vise à faire émerger trois aspects : (a) les éléments constitutifs des droits de l’enfant qui traversent les discours institutionnalisés ; (b) les degrés de variation de leur acceptation ou acceptabilité ; (c) les thématiques naissantes ou celles qui tombent dans l’oubli.

74 Nous ne développerons pas plus la relation qu’entretiennent le texte et le contexte, admettant, dans le cadre et les limites de notre recherche, qu’ils sont fortement interdépendants et qu’ils s’informent mutuellement.

Pour plus d’informations voir Darbellay (2005), Micheli (2006).

75 Sur l’intertextualité, voir Darbellay (2005) et Holzscheiter (2010).

L’analyse diachronique des événements que constituent les adoptions des trois traités sur un plan international représente la partie empirique de notre recherche.

Du point de vue transnational, elle met en évidence comment les droits de l’enfant et les traités qui les définissent sont construits à la jonction des frontières étatiques traditionnelles. Comme le suggère Green (2011), le qualificatif international « se référerait plutôt aux rapports (diplomatiques) entre États. […] Le renouveau des études sur les organisations internationales sous un angle transnational pointe les réseaux qui les construisent plutôt que le fonctionnement des organisations elles-mêmes » (p. 198). Dans cette perspective, notre travail étudie « les échanges, la circulation et les contacts » (Haupt, 2011, p. 178) et la façon dont ils participent à la construction des traités relatifs aux droits de l’enfant. Il ne vise pas à orienter la focale sur les contributions des délégations nationales ou des organisations (non) gouvernementales plus ou moins régionalement marquées. Les travaux de LeBlanc  (1995) ainsi que ceux de Veerman  (1992), donnent une bonne vision d’ensemble des contributions des délégations et organisations selon les régions du monde dont elles proviennent, en particulier pour la rédaction de la CNUDE. Le but visé par notre recherche est au contraire de mettre en lumière les conditions d’émergence d’une cause puis d’une norme qui transcende les frontières nationales, tout en s’appuyant sur ces entités pour atteindre les sphères intergouvernementales.

L’analyse que nous proposons s’attelle à identifier les acteurs, les lieux, les contextes et les processus de transferts qui ont orienté et/ou influencé la genèse des traités relatifs aux droits de l’enfant et favorisé leur institutionnalisation. Elle s’attache à comprendre comment l’élaboration, l’interprétation et l’implémentation de ces traités ont structuré en retour les mécanismes circulatoires des droits de l’enfant.

Il devient ainsi possible d’identifier les continuités et ruptures ou innovations qui les caractérisent, au même titre que les réceptions, traductions et transformations dont ils ont fait l’objet dans différents contextes. Notre étude se focalise sur les façons dont se positionnent et se définissent les acteurs et institutions impliqués dans les processus de genèse, d’institutionnalisation et de diffusion des traités. Les relations qu’ils établissent et entretiennent avec les délégations gouvernementales sont analysées, au même titre que la façon dont ces dernières se réapproprient les traités. Il paraît intéressant de souligner les rôles que jouent parfois des acteurs de « second plan », ceux dont les noms ne sont pas toujours cités comme ayant influencé les processus étudiés, mais qui contribuent de manière substantielle parfois aux négociations et arrangements qui en sont constitutifs.

Dans cette optique, la focale est portée en premier lieu sur l’acteur ou l’agent et le produit circulant plutôt que sur les espaces politiquement définis (États, empires, etc.).

Dans la mesure du possible, tout en admettant quelques incursions dans des politiques nationales ou développements régionaux, le périmètre d’observation défini dans le cadre de notre étude est ce que Saunier (2004) nomme un « espace transnational », autrement dit « un espace de pratiques caractérisé par son déploiement à la fois au-dessus ou au-delà du national et inséré dans les interstices des nations » (p. 117).

Notre attention est portée sur les « spaces of the flows », tels que Bayly et al. les qualifient (2006, p. 1444)76, partiellement configurés, dans ce cas précis, par les organisations inter ou non gouvernementales, qui restent des espaces mouvants, en particulier sur le plan diachronique.

Saunier  (2008) identifie plusieurs caractéristiques qui permettent selon lui d’analyser « de manière ordonnée » des configurations circulatoires, conçues comme

« les structures qui encadrent les possibilités des acteurs, les contenus, les directions et les effets des rencontres et des échanges » (p. 16). Deux de ces critères sont essentiels à notre analyse, puisqu’ils sont au cœur même de la démarche d’élaboration d’un traité. Il s’agit de :

« L’accord [des] acteurs sur un langage commun, matériau de base pour les accords, désaccords et malentendus autour de notions, de catégories, de procédés, de visions du monde qui sont discutés et disputés. [Ainsi que du] développement réfléchi de projets, de trajectoires, d’aspirations, d’institutions destinés à établir des connexions et nourrir des circulations dans des directions précises. » (Saunier, 2008, p. 16).

Nous portons une attention particulière aux dimensions liées à la clarification de la terminologie élaborée et empruntée, des tentatives d’application pratiques de celle-ci ainsi que de leurs tensions. Les projets communs, produits de la ferme volonté des acteurs/agents d’orienter et de solidifier des circulations existantes, font aussi l’objet d’une analyse détaillée.

La perspective transnationale adoptée est également envisagée dans la ligne du positionnement défendu par Zúñiga, en introduction à son ouvrage Pratiques du transnational (voir aussi par Bayly et al., 2006) :

« Une méthode permettant de disposer d’outils analytiques et critiques supplémentaires pour faire de l’histoire sociale [ou] culturelle […] c’est-à-dire une démarche, une manière de voir où ce sont les questions que se pose l’historien qui lui dictent le cadre et les outils d’analyse les plus appropriés. » (Zúñiga, 2011, p. 16).

Les logiques constitutives des processus de genèse, d’institutionnalisation et de diffusion des traités relatifs aux droits de l’enfant sont donc inhérentes aussi bien au questionnement qu’aux cadres d’analyse et d’interprétation des données. La littérature produite par d’autres chercheurs sur les thématiques étudiées ainsi que sur le contexte plus spécifique à chacun des événements est convoquée chaque fois que cela paraît opportun.

76 Bayly et al. (2006) empruntent eux-mêmes ce terme aux travaux qu’Appadurai a réalisé durant les années 1980, de manière à souligner sa contribution à la réflexion sur les questions transnationales.

Les fonds d’archives mobilisés dans le cadre de notre recherche sont sélectionnés sur la base de trois critères : a) les lieux de production, d’institutionnalisation et de diffusion des traités ; b) les réseaux d’acteurs et d’institutions impliqués dans l’élaboration des traités ; c) l’accessibilité des fonds et la faisabilité de la recherche.

Les fonds dépouillés de manière systématique sont les suivants : les archives des organisations intergouvernementales  –  Société des Nations, à Genève, et Organisation des Nations Unies (archives officielles, archives du Secrétariat, archives de la Commission des droits de l’homme, à Genève et à New York) –, celles des agences spécialisées rattachées à ces instances – Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture à Paris (archives officielles, électroniques, et Section éducation), Fonds international pour le secours des enfants (archives officielles électroniques) – et celles d’autres instances internationales inter ou non gouvernementales – Bureau international d’éducation, Bureau international du travail, Union internationale de secours aux enfants, à Genève.

Le corpus de documents analysés présente une grande variété, tant au niveau des organisations qui les ont produites qu’au niveau de la durée de la période couverte. Les pièces officielles, telles que les rapports annuels ou thématiques, les notes officielles des secrétaires généraux, les compilations de décisions et les procès-verbaux, produits par les diverses institutions ou commissions impliquées dans les processus sont étudiés en détail. De même, les bulletins et les périodiques ainsi que les publications exceptionnelles sont inclus dans le corpus d’analyse lorsqu’ils sont disponibles.

Cette documentation revêt un caractère plus ou moins public et elle est extrêmement importante en nombre dans les organisations internationales. Elle est néanmoins complétée par des archives d’un autre type, telles que la correspondance, les mémorandums, les notes de séances, les rapports de rapporteurs ou de représentants, etc., qui présentent un intérêt particulier. Comme le souligne Kott (2011) :

« Ce type d’archives, en complément des documents officiels publiés à profusion par les organisations internationales, présente un double avantage. D’une part, ces matériaux originaux renseignent sur le caractère processuel et souvent conflictuel de la fabrique de l’international. D’autre part, ils permettent (surtout dans le cas des correspondances) de repérer la multitude d’acteurs impliqués dans ce processus, que ce soit dans les organisations elles-mêmes ou sur les scènes nationales, ainsi que la nature des rapports qui se nouent et se dénouent au sein de ces configurations. Les organisations internationales apparaissent ainsi constituées comme des espaces structurés par les relations entre des individus et des groupes d’acteurs, qui, à leur tour, contribuent à leur (re)structuration. » (p. 15-16)

Lorsque cela est possible, nous photographons les documents intéressants pour notre objet d’étude de manière à pouvoir y revenir lorsque nous les analysons au regard du reste du corpus. Cela nous permet de ne pas limiter l’activité d’interprétation au travail final de l’historien : chaque étape de l’analyse historique nécessite une part d’interprétation, tel que le suggère Ricœur (2000).

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