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Des institutions transnationales au service de l’État-nation

Vers une enfance transnationale

1.  L’enfance : un temps consacré à l’apprentissage

1.3.  Des institutions transnationales au service de l’État-nation

La coévolution des processus de scolarisation et d’individualisation de la protection de l’enfance peut être lue comme constitutive des premières formes que prennent les droits de l’enfant, tels que progressivement esquissés sur la scène internationale au tournant du xxe siècle. Les objectifs de ces institutions qui organisent les interventions des professionnels et de l’État se rejoignent sur plusieurs aspects. Elles sont destinées à asseoir l’ambition des sociétés dites

60 Traduit de l’anglais : « children could not be criminals because they were incapable of criminal motivation.

Adult neglect was to blame for youthful error ».

modernes d’améliorer le sort de leurs enfants et par là celui de la société. Dans la poursuite des idéaux de progrès et d’établissement d’États de droit, ces institutions établissent des standards éducatifs pour les enfants de la patrie, de manière à ce qu’ils puissent assurer la relève. Elles sont instrumentales pour la gestion de ce que nous qualifions de « cause de l’enfance ». L’universalisation de l’accès à l’éducation et la généralisation de la scolarisation impliquent que l’ensemble des enfants, toutes classes confondues, se trouvent quotidiennement réunis dans les locaux de l’école publique. Cela augmente considérablement le contrôle possible des États.

Ils peuvent ainsi définir des standards (éducatifs, sanitaires, etc.) et veiller à ce que tous les enfants s’y conforment ou alors profiter de l’accès direct aux élèves pour introduire les politiques jugées nécessaires (éducation à l’hygiène par exemple).

La démocratisation des systèmes d’instruction induit qu’il est dorénavant essentiel de construire des systèmes qui assurent non seulement l’instruction de tous, mais également une véritable cohésion sociale. Les informations relatives à d’autres systèmes d’instruction, éprouvés par des États voisins ou d’autres, plus éloignés, deviennent précieuses pour garantir le succès de l’entreprise.

La justice pour mineurs garantit, quant à elle, une mainmise de l’État sur les enfants

« à risque » de commettre ces « crimes » – qui pour certains ne peuvent être commis que par des enfants (vagabondage, fugue, etc.) – symptôme de leur besoin d’être rééduqués. Selon les cadres nationaux, la distinction entre l’intervention induite par la commission d’actes à caractère criminel et celle liée à l’éventuel accomplissement d’actes répréhensibles n’est plus pertinente, car le juge pour mineurs est invité à intervenir sur les plans civil comme pénal. Les auteurs de l’ouvrage collectif dirigé par Dupont-Bouchat et Pierre rapportent de manière exemplaire les propos du ministre de la Justice belge entre 1887 et 1894, Jules Lejeune, lequel déclare que tous les délinquants, qu’ils soient vicieux ou moralement abandonnés, « ont un point commun : celui d’être nés et d’avoir vécu dans des milieux socialement et moralement viciés » (2001, p. 397).

Les institutions spécialement dessinées pour les enfants, quelles que soient leurs origines sociales ou leur condition individuelle, permettent de matérialiser leur catégorisation à part, ou comme le suggère Gutman (2012) de leur proposer des espaces physiquement détachés du monde des adultes. Les échanges d’information et de modèles décrits plus haut se poursuivent de manière intensive à l’aube du xxe siècle. Cela induit une circulation importante de connaissances éducatives entre les nations et les champs professionnels. Fuchs (2004) souligne à quel point les questions éducatives sont omniprésentes et transversales.

« [Les acteurs] impliqués dans ces activités internationales et cherchant à réformer la législation et les institutions nationales ainsi qu’à développer le réseau de patronage dans leur lutte contre la délinquance et la récidive juvénile, les considéraient comme de nouveaux domaines de l’éducation. Afin d’étudier les capacités intellectuelles des enfants, des observations et des tests étaient

effectués, et les institutions correspondantes établies sous la direction de médecins et pédagogues. […] les questions éducatives étaient non seulement discutées aux congrès éducatifs, mais faisaient partie intégrante d’une grande variété de congrès internationaux scientifiques comme sociaux. »61 (Fuchs, 2004, p. 765-766)

Les chercheurs qui s’intéressent à la circulation et à l’échange d’informations dans une perspective transnationale relèvent que ces congrès sont des endroits privilégiés pour emprunter, transférer et construire des modèles nationaux pouvant être plus ou moins facilement exportés puis réimportés dans un autre contexte national (voir Matasci, 2012 ; Saunier, 2004, 2008). Un idéaltype de l’enfance est ainsi coconstruit sur un plan international par la large diffusion des savoirs et des moyens développés pour garantir à chaque individu la possibilité de se développer de manière harmonieuse et de devenir un adulte utile à la société.

Les institutions éducatives sont donc développées sur la base de modèles construits au cœur de ce que Bertrams et Kott décrivent comme des « “espaces intermédiaires”

[non nationaux] propices aux contacts formels et informels où s’échangent des idées, des expériences, des savoir-faire » (2008, p. 2). Elles sont ensuite « renationalisées » dans leur matérialisation, de façon à servir les intérêts de l’État. Ces dimensions sont concrétisées au niveau national, voire régional. Chaque État se garde le droit de décider comment il entend éduquer ses enfants, ceux de la nation.

Établi en qualité d’agence fédérale aux États-Unis en 1912, le Children’s Bureau est représentatif de la prédominance du national dans le traitement des questions amplement discutées sur le plan international. Le bureau voit le jour après une décennie de controverses. Il a pour mission d’investiguer et d’établir des rapports sur les conditions défavorables au bien-être et à la protection de l’enfance dans toutes les classes sociales de tous les États américains. Smuts (2005) montre que le Bureau est alimenté et coconstruit par le mouvement du Child Study, décrit plus haut (cf. Chapitre 1, 2.2). Le discours des promoteurs de cette agence est clair : sauver les enfants, c’est ouvrir la voie pour sauver la nation. Jablonka (2012) relève que dans les pays européens, les idéologies dominantes sont similaires avant la Première Guerre mondiale. Les deux conflits mondiaux, qui frappent la première moitié du xxe siècle, donnent aux porteurs de la cause de l’enfance un véritable élan pour exploiter le terreau fertile à la construction d’une cause transnationale, se développant au-delà et au travers des frontières étatiques (voir Droux, 2011 ; Fass, 2011 ; Marshall, 2008-a, 2012).

61 Notre traduction de : « [Actors] involved in these international activities that sought to reform the national legislation and institutions and to develop the network of patronage in their fight against juvenile delinquency and relapse, saw them as new educational fields. In order to examine the intellectual capacity of children, observations and tests were conducted, and corresponding institutions were established under the direction of physicians and pedagogues. […] educational issues were not only discussed at educational congresses but were an integral part of a wide variety of international scientific as well as social congresses ».

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