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De ses idées, l’Opus davidicum nous livre la principale et la plus originale, celle

que le mythe des origines troyennes de la France cache une supercherie, indigne de la

majesté véritable de ses princes. Une filiation réelle, charnelle, fait descendre Charles

VIII non pas du «!très infidèle Troyen Priam!», mais de l’Israélite roi David, de sorte

qu’il est le véritable empereur des derniers temps annoncé par les prophètes et le

délé-gué du Christ, choisi pour annoncer et préparer le salut messianique. Ainsi affirme-t-il,

en substance!:

Le seigneur a suscité son serviteur Charles pour qu’il confonde les adversaires de la chrétienté. Il est celui-là qui, issu de la maison de David, devait être envoyé à

70 Fol. 4v.

notre époque [...] Et le seigneur lui-même le conduit comme un agneau plein de douceur pour être le dominateur de la terre.72

Il est vrai que les origines troyennes des nations européennes, formées au VIIe

siècle dans l’Historia Francorum de Frédégaire, étaient des origines païennes qui

s’accordaient mal avec la dignité du roi très-chrétien!; cette légende fut rejetée en Italie

vers 1450 et c’est dans ce contexte qu’Angelo Terzone conçut, comme d’autres

écri-vains avant lui, sa version rivale73

. Les conflits religieux et l’exégèse des textes avaient

déjà fait connaître l’existence d’une autre civilisation plus ancienne que celle du peuple

troyen, celle des Hébreux, à laquelle la Bible rattachait la naissance des civilisations.

C’est à ce berceau que notre Franciscain rattache son mythe des origines hébraïques de

la France, qui se propagea jusqu’en France dans l’œuvre de Lemaire de Belges74

.

L’humanité entière descend de Noé, le seul survivant, avec ses fils, du Déluge!; le

ca-ractère sacré de la Bible ne permet pas de le mettre en doute, les Anciens ont donc

menti. Dorénavant, les Francs ne peuvent plus se glorifier d’ancêtres moins illustres que

les Patriarches, il faut les rattacher à la famille de Noé. C’est à ce thème majeur,

annon-cé sans détour par son titre, que s’attache l’Opus davidicum.

72 Fol. 3v. L’auteur ajoute : «!Verum enim ex bono melius ac optimum derivatur!: ex Davidica Israelit i-cave familia christianissima fieri possibilitatem actualem esse cernimus. Hoc quidem veritatis causa in lucem produximus.!»(fol. 2r).

73 Mise au point par C. Beaune, op. cit., pp. 46-48.

74 Avec Lemaire de Belges, la question de l’origine des Francs laisse la place à celle de l’origine des Gaulois, qu’il fait descendre de Noé, et ce une astuce inspirée de textes français et italiens de la seconde moitié du XVe siècle, en particulier les travaux d’Annius de Viterbe. Cf. Claude-Gilbert Dubois, «!La composante hébraïque dans les mythes d’origine de la France au seizième siècle!: autour du ‘règne israelogallique’ de Guillaume Postel!», in [P. Carile, G. Dotoli, A.-M. Raugei, M. Simonin et L. Zilli,

Parcours et rencontres. Mélanges de langue, d’histoire et de littérature françaises offerts à Enéa Balmas,

Nous pourrions résumer la thèse d’Angelo Terzone de la manière suivante!: les

Français en général et la maison de France en particulier descendent en droite ligne de

la souche royale de David!; Dieu les a exaltés au-dessus de tous les grands de la terre

pour que s’accomplissent les promesses de salut annoncées par Daniel (2,44)75

et Isaïe

(9,6)76

. En Charles VIII se lèvera un chef à jamais vainqueur, un David des temps no

u-veaux, appelé à régner sur la terre entière pour réaliser l’harmonie et l’unité de la foi,

conformément la promesse des psaumes et à l’oracle de Nathan. Assurément, cette idée

d’une mystérieuse filiation de Charles avec le roi des Juifs, intensifiée par le dessein de

conquête, servait un dessein de prime abord bien général, celui de montrer la dimension

sacrée du prince que la vocation royale et chrétienne appelait à combattre les Infidèles.

En revanche, dans le contexte de la descente en Sicile, les prétentions de la France de

posséder tout l’héritage davidique ainsi que les terres qui y mènent, la Palestine et le

royaume de Naples, trouvaient aussi dans ce nouveau mythe un argument de poids.

L’élément hébraïque inhérent au mythe des origines juives du royaume apportait à la

déclaration juridique qui reconnaissait à Charles des droits sur la Terre Sainte une

cau-tion religieuse, des témoignages anciens et inspirés assurant la noblesse des prérogatives

royales par leur antiquité et leur octroyant un fondement sacré. Comme naguère Jeanne

d’Arc le fit avec le roi de Bourges, il convenait d’assurer les rois de France qu’une

mission divine justifiait leur marche vers Israël, où les appelait le devoir de rétablir

l’harmonie universelle en restaurant sur le trône la figure puissante et sainte du plus

illustre ancêtre du Christ. L’espérance d’être à la fois le libérateur et le conquérant d’un

75 Opus : «!Nam iam cognoscunt illud Danielis esse probatum : Non auferetur sceptrum de Iuda, id est regale dominandi imperium per truncationem lilii in altaribus positi, scilicet Christi floris. Quo autem lilius truncatus est plantatum in terra semen perpetuo eius duraturum, de quo Karolus est.!» (fol. 82r)

État qui lui appartenait de droit devait flatter l’ambition du roi, que la qualité de

très-chrétien et d’Élu destinait à sauver l’Église. Les paroles des prophètes bibliques sur les

prolégomènes de l’ère messianique devaient se réaliser au cours de son règne et lui

permettre de préparer, à très court terme, l’hégémonie du royaume de France sur toute la

terre.

Les origines «!israélogalliques!» de la France selon Viterbe!: quelle

in-fluence?

Du côté italien, un humaniste contemporain de notre auteur tenta également de

rattacher l’origine des gaulois à la famille de Noé!: il s’agit bien sûr d’Annius de

Vi-terbe, moine de l’ordre des Prédicants et célèbre compilateur de documents apocryphes

(des faux en réalité) qui devaient connaître au XVIe

siècle un retentissement

considéra-ble77

. Les faux d’Annius répondaient au besoin, partagé avec notre franciscain, de d

é-placer le mythe des origines troyennes des peuples d’Europe en dépouillant l’antiquité

classique de ses prétentions fondatrices, donnant au peuple de l’Alliance la véritable

paternité du monde civilisé. En se basant sur des prétendus fragments d’historiens

anti-ques comme Bérose, Manéthon, Myrsilus, Caton et quelanti-ques autres, Annius amorçait la

recherche des origines fondées sur le rattachement à l’Écriture78

. De Bérose, prêtre

77 Cf. Claude Gilbrert-Dubois, Celtes et Gaulois au XVI e siècle!: Le développement d’un mythe nation a-liste, Paris, Vrin, 1972, pp. 24-30.

78 L’ouvrage d’Annius de Viterbe fit le tour de l’Europe, sujet à de nombreuses publications. On en

signale la première apparition à Rome en 1497, puis à Venise un an plus tard. À Paris, l’œuvre fut publiée en 1511, en 1512 et en 1515!; à Bâle, en 1530!; à Anvers, en 1545 et 1552!; à Lyon, en 1554, 1591 et

chaldéen, contemporain d’Alexandre, Nanni retient ce que fut le peuplement de

l’Europe après le Déluge!: Noé, monarque universel, établit son fils Japhet en Europe,

lequel!choisit à son tour son fils aîné Samothes pour régner sur la Gaule. La lignée des

rois gaulois puis celle des Francs descendent de ce tronc commun, lequel aboutit à un

véritable syncrétisme entre judaïsme et paganisme.

Dans quelle mesure l’Opus davidicum entretient-il des affinités avec les travaux

d’Annius Viterbe? Si l’on compare les dates de rédaction de l’Opus (1494-1497) et celle

de la première publication de l’ouvrage de Nanni (1497), leur quasi-simultanéité

témoi-gne d’un souci commun, apparemment issu d’un changement d’état d’esprit des Italiens

au temps de la conquête française!: le désir partagé de renouveler la crédibilité de la

matière dont sont faits les mythes et, par le fait même, d’épurer l’histoire de l’emprise

de la fable. Contre les fictions poétiques et mensongères des païens, Annius et Terzone

opposent ensemble la Bible, dépositaire de la Vérité. Là où l’Antiquité touche à ses

limites, ils appellent l’Histoire Sainte. À la fin du XVe

siècle, la chute de l’Empire

chrétien d’Orient fait rechercher l’unité du monde dans le berceau de la foi et dans la

vision d’un monde chrétien uni, une cité supranationale fondée sur des vertus

religieu-ses et humaines universelles. Les recherches et les reconstitutions historiques de Nanni

et du franciscain, issues de cette souche commune, prennent toutefois des directions

singulières lorsque s’affirment les choix herméneutiques respectifs des auteurs et la

forme imprimée à leur pensée. Alors que l’Opus se présente comme une tentative de

réécriture, résolument moderne, de l’histoire avec pour sources exclusives la Bible et

des chroniques de France, les textes publiés par Annius exhument une série de

docu-ments anciens prétendus authentiques, trouvaille de moines arméniens, et dont on

bua la paternité à des autorités légendaires (comme Bérose) suivant une tradition qui

avait autrefois inspiré les récits de Dictys de Crète et de Darès le Phrygien. Cette

diver-sité de sources faisait accepter à Nanni les thèses evhéméristes!; pour sa part, Angelo

Terzone s’y oppose, ne reconnaissant pour véridiques que les faits avérés par l’Histoire

sainte et l’Histoire de France. Là où le Romain renouvelle et enrichit le répertoire des

sources historiographiques de l’Occident, le Légonissien soumet aux exigences de la

foi, l’historiographie de son temps. Chez les deux hommes cependant, la vérité de

l’histoire naît désormais d’un mythe des origines des peuples aux racines aussi vieilles

que la Création avec, pour commun dénominateur entre les hommes, leur enracinement

dans l’Ancien Testament.

Forte de cette tendance à redonner à la Bible sa place dans l’histoire de France,

une double argumentation organise donc l’Opus de Jean-Ange de Legonissa!; l’une

positive, traçant la filiation charnelle de Charles VIII avec David, et l’autre négative,

que nous avons évoquée, conçue comme une attaque de la légende des origines troyenne

des nations européennes79

. La plus importante réside dans la première, car elle lie de

manière indélébile les prétentions de Charles VIII sur l’Italie et la Palestine avec la

réalisation des promesses de l’Ancien Testament, dans un esprit qui rappelle

l’illustration du diurnal de René II de Lorraine. Sa méthode consiste à reprendre pas à

pas la généalogie du roi, d’abord en évoquant ses ancêtres du temps de la Genèse puis

en déclinant sa lignée jusqu’à sa naissance. Dans chacune de ces étapes, l’écrivain

dégage des signes d’un enracinement davidique.