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Les manuels d’histoire et les encyclopédies de la fin du Moyen-Âge et de la

Re-naissance s’inspirent des Antiquités juives et d’Eusèbe pour présenter le roi d’Israël

comme l’initiateur du quatrième âge de l’humanité. Tel est le parti pris par Vincent de

(1266), tel est également celui du Supplément des Chroniques (1483) de Jacques de

Bergame. Leur division du temps en âges de l’humanité vient d’Augustin et d’Isidore,

qui poursuivent les recherches historiographiques d’Eusèbe!: de même qu’une semaine

de six jours ouvriers avait mesuré la création de la terre, de même une époque de six

âges mesurerait l’activité de l’homme ici-bas!: de la Création au Déluge!; du Déluge à

Abraham!; d’Abraham à David!; de David à la Captivité de Babylone!; de la Captivité

de Babylone à la naissance du Christ!; à partir de cette naissance jusqu’à la fin du

monde120. Inaugurateur d’une époque, David n’apparaît pas seulement comme un ‘o

b-jet’ historique, il en est un élément de mesure, un repère qui structure le temps du

monde en permettant d’organiser, autour de la vérité biblique, l’histoire universelle!:

Le quatrième âge du monde, que nous faisons durer dans le présent livre quatre cent quatre-vingt-cinq années, conformément au témoignage d’Isidore, fut le temps des prophètes et débute au second livre des Rois. David, prince de tous les prophè-tes, fils d’Isaï de la tribu de Juda, fut le deuxième roi des Hébreux […]121

120 Cette division, dont l’intuition remonte à Jules l’Africain, fut notamment avancée dans le dernier paragraphe de la Cité de Dieu. Augustin néglige toutefois de s’engager dans cette voie qui alourdirait un ouvrage déjà long!: «!En effet le premier âge, que nous comparons au premier jour, se prend depuis Adam jusqu’au déluge, et le second du déluge jusqu’à Abraham, tous deux égaux, non par le nombre des jours, mais par celui des générations!: car il y en a dix dans chaque période. Depuis Abraham, selon la supputa-tion de l’évangéliste Matthieu, trois âges suivent jusqu’à la venue du Christ, qui comprennent chacun quatorze générations, l’un depuis Abraham jusqu’à David, l’autre de David jusqu’à la captivité de Baby-lone, et le troisième depuis cette captivité jusqu’à la naissance temporelle du Christ!: en tout cinq âges. Le sixième s’écoule présentement […] Après le sixième âge, Dieu se reposera comme en un septième jour, lorsqu’il fera reposer ce septième jour, nous serons nous-mêmes, dans sa divinité. Traiter ainsi en parti-culier de chacun de ces âges serait trop long…!» Civ. Dei, XXII, 30, traduit par Louis Moreau in La Cité

de Dieu, Paris, Seuil, 1994, p. 357.

121 Foresti, Jacopo Filippo [= Jacques de Bergame], Supplementum chronicarum , Brixiae, per B. de B o-ninis, 1485. Nous nous sommes référés à l’édition espagnole (valencienne, très exactement) de 1516, traduite sans nom d’éditeur et sous le titre de Suma de todas las cronicas del mundo!: «!La quarta edad del mundo la qual en el presente libro ponemos duro segun isidoro 485 anos en el qual tiempo fueron los

Dans le Supplément des Chroniques, cette répartition des époques permet

d’inscrire dans la temporalité biblique l’histoire de David à côté de celles rapportées par

les auteurs grecs et latins, Hérodote, Diogène Laërce, Plutarque, Valère Maxime, Pline,

Suétone, sans oublier les auteurs chrétiens plus tardifs122. L’histoire des Hébreux alterne

avec celle des Anciens, dont Jacques de Bergame décline une courte liste!: au temps de

David régnait Médone, fils d’Eodoro, qui fut roi d’Athènes, Lupalle l’Assyrien, Agi,

premier fils du roi des lacédémoniens Euristée, enfin Agaste, second roi d’Athènes.

Se-lon un procédé courant, les personnages historiques alternent également avec les figures

mythologiques, placées parmi les hommes en raison de l’origine humaine que leur

prê-tait alors la tradition évhémériste!: pendant que David cède son trône à son fils Salomon,

prophetas, adonde aun començo el libro secundo de los reyes. David principe de todos los prophetas fijo de Isai del tribu de Iuda fue el secundo rey de los hebreos…!» (fol. 71r)

122 Cette manière d’écrire l’histoire s’inscrit en continuité avec la Cité de Dieu , qui parvient à la postérité comme l’ouvrage historique et philosophique le plus directement applicable par les chroniqueurs comme Jacques de Bergame. Dans le dix-huitième livre de la Cité de Dieu, Augustin explique comment, à l’époque des premiers rois bibliques, « la cité rivale!» s’est projetée dans l’histoire par le biais de fables transcrites par Varron, Suétone et autres historiens mythographes. Saül, David et Salomon régnèrent dans une époque fertile en fabrications de faux-dieux!de toutes sortes!: à la mort d’Énée après la ruine de Troie, les Latins se firent de lui une idole (XVIII, 19)!; ils apprirent l’histoire de Samson et le firent passer pour Hercule, en raison de sa force prodigieuse (XVIII, 19). Chez les Athéniens, Codrus mourut sous le glaive des habitants du Péloponèse (cf. Énéide, V, 11)!; il passa alors pour un dieu et fut honoré de nombreux sacrifices (XVIII, 19). Vincent de Beauvais et Jacques de Bergame perpétuent cette manière de faire coexister l’histoire juive et l’histoire païenne. Ni pour eux, ni pour Augustin, n’y a t-il lieu de décrire la fondation mythique de Rome par Rémus et Romulus «!comme une seconde Babylone!» (XVIII, 22). Ils alignent les connaissances historiques et légendaires comme de simples faits de culture.

Pygmalion, Didon et Sichée participent à la construction de Carthage et Rémus et

Ro-mulus permettent l’enfantement de Rome123.

Le cas du précepteur de Dante Brunetto Latini, dont le Trésor avait une belle

place dans la bibliothèque de François Ier

, est encore plus étonnant124. En aucune m

a-nière David n’apparaît-il dans la section théologique du Trésor, il figure uniquement

dans la section historique de l’encyclopédie (à titre d’inaugurateur du quatrième âge de

l’humanité) à la jonction des chapitres sur la théologie et ceux dévolus à la physique, la

géographie, l’architecture et l’histoire naturelle. Ici encore, l’histoire d’Israël apparaît

comme un fait de culture, comme jadis chez Josèphe!; contrairement aux Antiquités

ce-pendant, le fil chronologique ne structure que partiellement la logique de l’ouvrage!: à

Adam, Ève (1er âge), Noé et ses fils (2e

âge), Abraham et Isaac (3e

âge) succèdent les

rois d’Égypte, de Perse, de Grèce, et quelques personnages historiques ou fabuleux

(Nemrod, son fils Celum, puis Saturne et ses enfants, Jupiter et ses douze fils, Ménélas,

Agamemnon, Alexandre le Grand). L’auteur évoque les premiers rois de Troie issus de

Jupiter, Danaum et Dardanum, puis la fondation de Rome par Rémus et Romulus, après

quoi règnent César dans l’Empire et les rois de France, descendants des Troyens. Après

ce rapide survol des 4e

, 5e

et 6e

âges l’auteur revient en arrière avec David, dont il

dé-cline la descendance dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Le bethléemite inaugure

123 L’évhémérisme appliqué à la mythologie rattache l’origine des dieux à des hommes immortalisés par leurs exploits sur la terre. C’est à ce titre que les divinités trouvent une place dans l’histoire universelle. Un des plus beaux exemples de la cohabitation des dieux et des personnages bibliques nous vient de Pe-trus Comestor, dont l’Historia scolastica fait alterner Écritures et mythologie. Cf. J. Seznec, La

survi-vance des dieux antiques, Paris, Flammarion, réed. 1993, pp. 21- 48, particulièrement p. 26.

124 La BnF conserve un bel exemplaire du Trésor relié en veau fauve aux armes de François I er!: Il Tesoro

di M. Brunetto Latini, […] precettore del divino poeta Dante, nel qual si tratta di tutte le cose che a mortali se appertengono, Venise, par Marchio Sessa, 1533. In-8. Cote!: BNF Rés. Z-3574.

un temps sacré, alors qu’à Isaac succède le fabuleux. On ne lui trouve pas de

contempo-rains mais seulement une descendance. Dans ce foisonnement de mythologie, d’histoire

profane et d’histoire sainte, le récit biblique sert moins à délimiter la vérité et de la fable

qu’à être un auxiliaire à la mise en forme des événements, aussi bien sacrés que

légen-daires. Il émerge au milieu d’un gigantesque mélange des genres, où l’unique lien

commun entre chacun des éléments semble être sa place dans la culture universelle.