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Dès les débuts de la diffusion de la Bible imprimée en langue vernaculaire, la vive

po-lémique qui divise les théologiens au sujet des traductions amène plusieurs d’entre eux à

se tourner vers les Histoires Saintes. S’il ne se trouve personne, même chez les

catholi-ques les plus intransigeants, pour nier la nécessité ni l’utilité des traductions biblicatholi-ques,

la division qui s’opère autour du caractère sacré des Écritures rend polémique le recours

des lettrés à telle ou telle version scripturaire. Les plus conservateurs pensent que seul le

latin, langue de la liturgie et des textes sacrés, doit porter la Révélation divine!; attitude

inverse des protestants qui, comme Luther, veulent combler le fossé qui sépare les

clercs et les laïcs en traduisant l’Écriture en langues vernaculaires. Au cœur de ce débat

épineux, les éditeurs catholiques voient dans l’édition des Antiquités juives une solution

temporaire à la demande pour les Bibles en français, en particulier auprès des lecteurs

qui, sans être clercs, s’intéressent aux Écritures mais n’osent défier la censure. Leurs

préfaces en témoignent.

Certains, comme Antoine de la Faye, expliquent en avant-propos que l’ouvrage

de Flavius Josèphe peut sans réserve faire l’objet d’une édition en français, étant une

paraphrase de la Torah!; sa diffusion demeure le meilleur moyen de fournir aux laïcs les

épisodes de la Bible sur le ton du récit plaisant et commode, brossé à grands traits en

dehors de toute polémique confessionnelle!; elle rend l’Écriture accessible à un public

présumé ignorant, comme l’étaient à l’origine les Grecs et les Romains du premier

siè-cle76. À leur intention, l’ouvrage présente le contenu de la Révélation sur le mode de la

succession des faits, de la chronique, aplanissant ainsi les difficultés inhérentes aux

cou-ches de rédaction et aux inévitables divergences qui en résultent.

Le docteur de la Faculté de Théologie de Paris, Gilbert Génébrard, spécialiste de

l’hébreu et auteur d’une traduction en langue vernaculaire de l’Histoire de Flavius

Jo-sephe (1578), voit dans la compilation flavienne une alternative efficace à la diffusion massive et dangereuse de l’Ancien Testament en français. Parce qu’elle raconte la Bible

comme une histoire, un peu à la manière de la Bible historiale de Guyart des Moulins, la

somme historique de Josèphe présente une propédeutique intéressante à l’étude des

li-vres saints et un lieu de contact privilégié avec le monde de la Bible. Elle donne

l’essentiel du contenu de l’Écriture, allant même jusqu’à l’expliquer, mais sans atteindre

à ses mystères ni au sacré. Aussi le préfacier ne tarit-il pas d’éloges pour l’antique

histo-rien!:

76 Ainsi explique Antoine de la Faye, auteur d’une traduction des œuvres de Flavius Josèphe en 1597! : «!L’intention de l’auteur n’a esté de servir seulement à ceux de sa langue et nation, lesquels s’en pou-voient passer, puisqu’ils apou-voient les Saincts escrits, publiez par les prophetes inspirez de Dieu!: mais il a voulu communiquer aux Grecs (c’est-à-dire à tous les autres peuples) la cognoissance des choses les plus anciennes, les plus generales, et les plus certaines qui aient esté. De sorte que cest’ouvrage a donné quel-que goust, et fait ouverture à ces peuples-là, pour recognoistre la verité de Dieu […]!» Préface aux

Œu-vres de Flave Iosephe, fils de Matthias. A savoir, Vingt LiŒu-vres de l’Ancienne Histoire Iudaique. Sept Li-vres de la Guerre des Iuifs. Deux LiLi-vres contre Apion de l’Ancienneté des Iuifs. Un Livre touchant les Macchabées. La Vie de Ioseph descrite par lui-mesme. Le Tout nouvellement [translate] de Grec en François, par Antoine de la Faye, à Paris chez Jean le Preux, 1597, fol. A5v.

[…] Les livres d’iceluy sont comme une Bible historiee, escrits en langage com-mun et populaire et accommodés à la capacité de toutes personnes, utiles aux doc-tes et diligens rechercheurs de l’estat du viel Testament et de la premiere antiquité, tant de nostre Eglise Chrestienne, que des Empires et Royaumes de l’Univers. […] Non seulement Iosephe a eclarci, et mis en brief et bon ordre ce qui est d’un stile haults et obscur dans les livres sacrés, mais aussi il fait mention de plusieurs choses qui servent pour entendre la continuation de l’Histoire sacrée, et du peuple de Dieu dés le commencement du monde iusques au temps dudit Iosephe, c’est à dire, ius-ques apres la ruine et desolacion de son pays de Iudee, quarante ans apres la mort de nostre Sauveur77.

Des motivations historiographiques expliquent aussi l’engouement des libraires

et des lecteurs pour Flavius Josèphe. Pour les lecteurs friands de vastes chroniques du

passé, les Antiquités approchent l’Écriture sous l’angle de l’histoire universelle, ce qui

avait d’ailleurs valu à Josèphe l’admiration de Jérôme souvent rapportée dans les

préfa-ces78. «!Composée de parties liées et adhérentes, tissues d’un même fil, continuel et non

interrompu!»79, la compilation «!joint et coud!» ensemble l’histoire judéo-chrétienne et

77 Histoire de Fl. Iosephe, sacrificateur Hebrieu, mise en François. Reveuë sur le Grec, et illustrée de

chronologie, figures, annotations, et tables, tant des chapitres, que des principalles matieres, par Gilbert Genebrard, Docteur en Theologie de Paris, et Professeur du Roy és lettres Sainctes et Hebraiques, Paris,

Michel Sonnius, 1578, fol. ir

78 Les livres de Josèphe, rappelle François Bourgoing qui cite Jérôme, valurent à leur auteur un trio m-phe!à l’antique!: «!… [Ses livres, à commencer par la Guerre des Juifs,] pour leur excellence et autorité furent mis en la librairie publique, et à luy auteur fut meritoirement elevée à Rome une statue d’honneur à son image, et semblance!: pour la gloire, et dignité de son esprit. Il a aussi escrit vingt autres livres des

Antiquités, deduisans l’universelle histoire ancienne depuis le commencement, et premier creacion du

monde, iusques au quatorzieme an de l’Empire de Domician Cesar…!». Extrait du «!Tesmoignage de sainct Hierome pour Iosephe!» rapporté dans l’Histoire de Fl. Iosephe, sacrificateur hebrieu, escrite

pre-mierement par l’Auteur en langue Grecque, et nouvellement traduite en François par François Bour-going, Lyon, par les heritiers de Jaques Jonte, 1562, fol. A5r

l’histoire classique, illustrant la manière dont les desseins de Dieu s’actualisent à travers

les siècles chez les peuples croyants comme chez les non-croyants. C’est ainsi que dans

la partie qui lui est dévolue, David apparaît comme le fondateur de Jérusalem, ville à

laquelle Homère aurait fait allusion (vii, 3, §!2)!; il vainquit les plus excellents des rois

et des ennemis d’une rare puissance, selon le témoignage araméen de Nicolas de

Da-masce (vii, 5, §!2). Ses exploits créent un véritable Empire en même temps qu’un état

fort et organisé, dont nul n’ignore la renommée80. Les davidides, dans leurs malheurs

comme dans la paix, héritent de cette grandeur!: le destin national croise celui

d’Alexandre le Grand, d’Artaxerxes et de Jules César, celui des héros loués par

Tite-Live et depuis rendus immortels. Avec Josèphe, l’histoire ancienne consignée dans

l’Ancien Testament rivalise de prestige avec celle du monde antique. À ce titre, la

somme de Flavius crée un précédent, elle façonne le modèle d’histoire providentielle

que retiendront, dans l’ère chrétienne, les historiens chrétiens. Pour eux, les héros

bibli-ques jouent le rôle d’archétype et de patriarche!; aux lecteurs de discerner dans la vie de

chacun la part de Dieu, vrai maître des événements, et celle de l’hommes. Telle est,

croit comprendre Antoine de la Faye, la visée première de Josèphe!:

Car outre les recits historiques du premier monde, peri par le Deluge, et celui du second, iusques a la totale subversion de Ierusalem, [Josèphe] a descrit la loy tant Morale, que Ceremoniale, que Politique. Il a puis apres continué le cours de ses narrations, escrivant pas à pas les choses advenues sous les Iuges, sous les Rois

80 Chez Josèphe, le récit de sa vie est même hellénisé pour mieux rivaliser avec l’historiographie antique. À la tête d’une longue lignée et dépositaire des vertus des anciens héros, David plaît à Dieu non pour son cœur mais pour sa vertu (vi, 8, §!1!; vii. 5, §!4) et se voit promis à une charge royale et sacrée (idem et vi, 13)!; aussi bon orateur que combattant (vi, 8, §!2!; vii, 4, §!2), il remporte plusieurs victoires contre les Philistins, dont il tranche les têtes plutôt que les prépuces!(vi, 10, § 2). Son règne a un caractère mythique (vi, 9, §!3). Il sera enterré en grandes pompes, avec tous ses trésors, à Hébron (vii. 15, §!3).

[…] iusques au temps d’Artaxerces Longue-main, toute laquelle deduction peut estre appelee histoire divine plutost qu’humaine, en tant que l’on y doit remarquer d’aage en aage les faicts de Dieu, parlant et assistant aux siens, poursuivant et pu-nissant ses contraires. Montrant par là à ceux-là les effects de sa misericorde, et à ceux-ci les punitions de sa vengeance, autant iuste que severe.81

Conformément à la valeur édifiante que doit investir l’histoire chez les auteurs

classiques, c’est enfin en vertu de sa portée morale que les Antiquités attirent les grâces

d’un nombre respectable de traducteurs!: «!car tous bons exemples prouffitent, servent

et attirent le hault degré de plus iuste perfection!»82. Les exemples et les

contre-exemples consignés dans l’Écriture fournissent une sorte de typologie des vices et des

vertus qui doivent servir de guides aux lecteurs de toutes extractions!: aux rois, ils

pro-posent une véritable institution du Prince fondée sur les heurs et les malheurs de la

mo-narchie d’Israël, avec David en tête83!; pour les simples, ils trient le bon grain et l’ivraie

81 A. de la Faye, op. cit., fol. A5v. François Bourgoing partage cet avis, mais sur un ton plus sévère!: pour lui, les Antiquités sont «!un miroir vif pour montrer quelle fin ou iugement doyvent attendre tous mo-queurs de la grace de Dieu, et tous ceux qui s’endurcissent contre la bonté d’iceluy, tous ceux qui faisans de leurs vices vertuz, et de leurs ordures puantes des senteurs souëfves, reiettent orgueilleusement toutes saintes admonicions […] Or un tel spectacle est generalement proposé devant les yeux de tous les hom-mes du Monde!: à fin que tous le plus grand iusque au plus petit tremblent, et soyent persuadez que n’y a chose si ferme et si bien establie icy bas, que Dieu ne sache bien renverser, quand l’heure de l’execucion de ses iugemens est venue.!» Op. cit., fol. 3Ar et 3Av.

82 «!Prologue du translateur!», Ioseph iuif et hebrieu, hystoriographe grec, de Lantiquite Iudaique. No u-vellement translate de latin en vulgaire françoys, Paris, Estienne Caveiller, 1539, fol. A4v.

83 «!Car en le lisant, ils apprendront, comment il faut heureusement regner, et à honneur et à profit!: et que leur Maiesté ne doit pas estre seulement illustree d’armes et prouësses, fournie et armee de loix et iustice, mais sur tout embellie et comblee de pieté et religion […] Ie n’en veux discourir davantage, d’autant que notre Iosephe […] monstrera à l’oeil, que les affaires d’Estat sont tellement unis et meslez avec la loy de Dieu, qu’il est impossible de les separer et demesler d’ensemble, sans qu’il en advienne ce

de l’héritage antique et servent ainsi de repère, de «!chasse-vice!»84, conformément au

rôle traditionnellement dévolu à l’histoire de dégager les leçons du passé. Les Antiquités

juives allient ainsi l’utile à l’agréable, elles enseignent des éléments essentiels de l’héritage biblique avec la grâce du récit historique. Elles s’avèrent, à ce titre, un

im-portant outil de diffusion de la culture sacrée en Occident.